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THE LENGTH OF MY GAZE AT NIGHT

Minia Biabiany

Les œuvres de Minia Biabiany (films, installations, sculptures) s’ancrent dans son expérience de femme guadeloupéenne. Elle revendique un travail situé. Ici ce sont des histoires imbriquées, avec l’eau comme élément et les océans comme espace porteur d’une mémoire qu’elle interroge, depuis la Guadeloupe, terre marquée par l’esclavage et la colonisation. Comme énoncé au détour d’une des phrases qui s’impriment sur l’image et qui ponctuent le film, la mer « a un goût d’ancêtres ». Mer chargée d’Histoire, Atlantique noir, pour reprendre le titre éloquent de Paul Gilroy. De cette histoire, il s’agit d’honorer les fantômes. Ainsi se déploie ce film-poème où perception et imagination « sont les mêmes ». Sans démonstration, Minia Biabiany s’empare de ces paradoxes pour en faire l’enjeu du film, jouant avec les renversements qu’elle opère, réels ou métaphoriques, du dessus au-dessous, des sons au silence, du visible à l’invisible. Le silence fait l’étoffe première et singulière du film, silence qui serait celui des océans, des morts, et de l’Histoire. Touche après touche, Minia Biabiany esquisse ces multiples strates par des plans chargés d’une intensité mutique, énigmatique et sensorielle. Ce parti pris est renforcé par le déplacement du point de vue, où insectes, plantes et humains entrent en échos dans un monde commun. On retrouve ces connexions à l’œuvre dans les magnifiques images dessinées à la craie sur tableau noir, qui semblent répondre aux gestes de préparation d’un kwi, récipient traditionnel. L’arrimage de fragments lacunaires qui constituent le film prolonge un jeu d’échos et de transmission, afin de renouer avec « les lignes rompues de l’histoire ». Ce fil ténu est rendu possible par l’extension du regard au-delà du visible, comme nous y invite le titre.
(Nicolas Feodoroff)

Entretien avec Minia Biabiany

Votre travail (films, installations) interroge, depuis la Guadeloupe et votre expérience, les récits, l’histoire, les savoirs non occidentaux et leur transmission. The Length of my Gaze at Night nous mène à interroger la part insulaire comme l’histoire de la Guadeloupe et plus largement celle de l’espace caraïbe marquée par la traite et l’esclavage. L’origine de ce projet ?

La vidéo The Length of my Gaze at Night a été conçue en lien avec une installation éponyme présentée à la Pinchuk Foundation en 2021 dont la question principale était de d’interroger comment l’espace mental, c’est-à-dire nos pensées et notre héritage inconscient, influe sur notre manière de se déplacer à travers l’espace physique. Et aussi à l’inverse, comment notre contexte de vie influe notre espace psychologique. Par quoi sont habités ces espaces et pourquoi est une interrogation connexe. Dans cette vidéo, je m’intéresse surtout au va-et-vient entre les deux. J’utilise des phrases, des images et des métaphores, que j’accumule avant les phases de montage, pour créer un dialogue mental et partagé.
La traite des Noirs et l’esclavage du système de plantation restent la plupart du temps abordés avec une distance historique alors que la question de leur influence sur nos vies actuelles est tout à fait pertinente et nécessaire. Nous sommes dans une nouvelle étape avec la possibilité de nous comprendre en lien avec ces épisodes de rejet de l’humanité et de domination totale d’un groupe sur un autre. Comment la traite négrière influe sur ma relation avec l’eau ? Comment l’océan Atlantique nourrit mes pensées ? Comment mon corps perçoit-il ce lieu historique dans lequel je nage ? Qu’est qu’il en reçoit ? Etc…
Je travaille sur comment raconter, comment regarder de nouveau, comment percevoir avec d’autres filtres qui ne simplifient absolument rien.

Dans ce contexte, votre travail cinématographique fait la part belle à la puissance des images, parfois énigmatiques. Que représente ce parti pris pour vous ? Comment s’est pensé le montage ?

Le montage a été finalisé en même temps que le montage de l’installation. Il n’y a pas de script mais une question clé qui me sert de trame mentale et une ou deux phrases-piliers autours desquelles je construis la vidéo. Par exemple, « la mer à un goût d’ancêtres » est une citation d’Aimé Césaire – qui est venue à moi lors de la phase de tournage alors que je lisais l’ouvrage L’esclavage, quel impact sur la psychologie des populations? – est devenue une de ces phrases piliers. La phase de tournage n’était pas continue et s’est étalée sur une année. J’ai accumulé des moments à potentiel sans savoir précisément comment sera structurée la vidéo au final. Concernant le parti pris des images, elles sont pour la plupart tournées là où je vis. Les éléments du quotidien se transforment lorsqu’ils sont observés avec lenteur, particulièrement dans un contexte où deux langues maternelles nomment et regardent des gestes qui racontent.

D’où la présence du texte. Comment s’est construit son rapport avec les images ?

Le texte incite celle qui regarde à requestionner le fil de la compréhension en cours. C’est pour moi le pouvoir du mot écrit. Texte et tissage se confondent dans beaucoup de cultures. La lecture de Woman, Native, Other de Trinh T. Minh-ha il y a plusieurs années m’a permis une conscientisation du pouvoir du mot et du récit. J’ai commencé à m’interroger sur des éléments de compréhension de la culture orale, de la place du silence et du mot. Ensuite j’ai intégré l’action de tresser dans la manière de monter les vidéos. Au même moment, je cherchais un tissage réalisé en Guadeloupe, qui me servirait de support pour une métaphore sur la structure de la narration et je me suis intéressée au geste de tressage de nasse de mer en ti bwa et bambou. J’ai appris ce geste.

Ainsi ces nombreux dessins à la craie qui ponctuent le film, montrant pour certaines parties la fabrication d’un Kwi. Comment ont-ils été conçus ?

Ces dessins à la craie sont issus des dessins préparatoires des sculptures présentées dans l’installation elles-mêmes issues de notes et d’images mentales lors de lectures au cours de l’année dernière. Ils fonctionnent comme des symboles.

On voit aussi une main (la vôtre ?) manipuler ses pétales et cette même fleur revenir à plusieurs reprises. Que signifie cette présence ?

La main manipule de petits os de tête de poisson, les otolithes qui nous permettent d’avoir l’équilibre et qui ont la même forme que les pétales d’alpinia blanc, fleur commune en Guadeloupe. La main ou plutôt les gestes de la main viennent comme des enseignements, des moments de résumé d’autres actions présentées différemment dans la vidéo. L’opacité permet pour moi une richesse poétique. On dit toujours du créole qu’elle est une langue très imagée, cet imaginaire à son importance dans ces choix.

Hormis deux surgissements, le silence est la première matière sonore. Pourquoi à ces moments précisément ?

Le son vient comme une ponctuation, il brise une habitude du regard. Je n’ai pas une utilisation raisonnée du son. Ces moments sont choisis parce que durant le montage de la vidéo, à ces moments précis, rajouter une autre strate inattendue vient conforter une compréhension de ce qui a été vu auparavant ou au contraire rajouter une opacité qui m’intéresse.

Le sens du titre pour vous ?

J’utilise la métaphore de la nuit parce que c’est un espace propice à une re-configuration de nos perceptions dominantes. Notre sensibilité est accrue, on interprète avec d’autres codes, le son prend plus d’importance par exemple. Là où je vis, la nuit réveille les émotions enfouies. Ce qui m’intéresse est comment on perçoit ce qui nous entoure et les va-et-vient entre la pensée consciente et inconsciente, le corps mobile et le contexte qui accueille et participe. La longueur ou la distance d’un regard la nuit serait une mesure non définie, cette autre capacité à être en réceptivité. « My gaze », mon regard, c’est dire un « je » qui s’énonce.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

France / 2021 / Couleur / 9’

Version originale : anglais
Sous-titres : français
Scénario : Minia Biabiany
Image : Minia Biabiany
Montage : Minia Biabiany
Son : Minia Biabiany

Production : Minia Biabiany.

Filmographie :
learning from the white birds, 2021
musa, 2020
pawòl sé van, 2020
toli toli, 2018
blue spelling, 2016.

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE