• Compétition Flash

AGAINST TIME

Ben Russell

Traversée plastique par excellence, Against Time poursuit les investigations de Ben Russell sur la perception du temps et notre écoute de la musique. Le film explore ainsi les possibles rapports image/musique et ouvre une réflexion sur le temps en deux mouvements. L’image sert à faire entendre et le son sert à faire voir. Le réalisateur en propose encore une brillante et rigoureuse démonstration. Annihilant la trajectoire éphémère d’un feu d’artifice, Against time installe d’abord le regard dans la durée de nappes sonores par un mouvement reverse mélancolique. D’une scène de concert vide hantée par les volutes bleutées d’un fumigène au tunnel du Prado à Marseille, la répétition se fait abolition du temps qui se figure en ce long passage nocturne. Les néons du tunnel sont comme les notes identiques d’une portée infinie. Ainsi s’opère la transition de ce collage visuel vers un second mouvement au rythme accéléré. Ici le stroboscope mêle les lieux et les visages, les couleurs et le noir et blanc. Il produit des surimpressions en jouant de la persistance rétinienne et, ce faisant, remet en jeu entre les images ce qui génère leur mobilité : la vitesse de leur succession. Si bien qu’à la surimpression s’ajoute un effet de pénétration des images les unes dans les autres. Un flamant rose s’encoigne dans un cadre de porte, une plante à contre jour soude l’un sur l’autre un paysage méditerranéen et un visage méditatif, la giration d’un manège semble faire tourner sur lui-même le sourire d’un enfant. Ces images se poursuivent, se bousculent, s’embrassent et se cognent, se repoussent et s’attirent. La musique est ici le martellement de cette sculpture visuelle. A partir de ces deux mouvements perceptifs, Ben Russell propose deux conceptions du temps : comme lieu des successions et comme lieu des simultanéités. Against Time fête l’instant comme unité où, synchroniquement, s’agrègent une infinité de réalités.
(Claire Lasolle)

Entretien avec Ben Russell

Avec Against Time, vous renouez avec le court-métrage. Comment est né ce film ?

J’ai toujours réalisé des courts-métrages entre mes longs-métrages, mes installations, mes performances et autres commissariats d’expositions (et vice versa). Cela répond à une envie de trouver de nouvelles approches de la forme et du contenu, mais aussi à un besoin que toutes les parties de mon être demeurent actives et investies. Avec Against Time, j’avais vraiment besoin de trouver une façon de gérer ce présent interminable dans lequel nous étions tous englués à cause de la pandémie durant l’été 2020. Puis, en un long fondu enchaîné, je suis passé de « ce moment-là » à « ce moment-ci », dans lequel mon quotidien se trouve radicalement chamboulé (j’ai quitté Los Angeles pour Marseille et je suis devenu père, entre autres choses). Mais la nécessité de décrire le sentiment du temps présent est restée, comme en témoigne Against Time.

Vous élaborez un collage de différentes sources. D’où viennent ces images ? Comment les avez-vous choisies ?

J’ai recueilli les images du premier volet du film alors que je voyageais par la route de la Finlande jusqu’en Grèce en 2019 pour le tournage de The Invisible Mountain (2021). J’ai filmé en Biélorussie le jour de la fête nationale et, lorsque des manifestations ont éclaté à Minsk un an plus tard, j’ai retrouvé ces images et les ai regardées sous un jour nouveau. Les soldats qui vendaient des ballons lumineux m’ont amené à redécouvrir d’autres moments de cette section bleue : la forme d’un ours en Roumanie, une forêt fantôme, un nuage sur une scène lituanienne, une chanson qui devient une tonalité. Chaque image prenait un sens nouveau dans cette proximité avec les autres.
Le deuxième volet est né d’un journal visuel et sonore que j’ai tenu à Marseille et aux alentours, de juin à décembre 2021. Il était quasiment impossible de voyager ou de filmer des groupes de gens à ce moment-là alors, pour la première fois de ma carrière, je me suis surpris à prendre des images de ma famille, de mes amis ou de mon cadre de vie. Même si je me suis toujours exprimé dans mon travail, je ne me suis jamais vu comme un cinéaste « autobiographique », et j’ai eu beaucoup de mal à trouver comment assembler tous ces éléments. Quand la forme m’est finalement apparue, j’ai réalisé là encore que chaque image était entrée dans le film à cause de sa voisine, et que l’ensemble donnait une vague rouge qui se forme lentement, s’écrase, se retire, gonfle puis s’écrase à nouveau.

Vous poursuivez votre recherche cinématographique dans le domaine de la musique : comment la faire entendre, lui trouver une forme plastique… Comment avez-vous élaboré la bande-son du film ?

J’ai un synthétiseur modulaire depuis des années, et depuis peu je m’efforce de produire du son ou de la musique de façon régulière dans le cadre de mon travail. Ces exercices font désormais partie de ma pratique artistique. L’enregistrement qui fait son entrée à coups de vibrations dans la seconde partie du film est issu d’un journal audio improvisé au synthétiseur dans mon studio à Marseille. Je jouais lorsque j’ai commencé à monter la succession rapide d’images, et assez vite, les deux activités sont devenues indissociables. La même chose s’est produite lorsque j’ai distendu la durée de Time After Time et réécouté La Novia de Toad : chaque image est devenue une réverbération de la musique qui évoluait dans le temps avec elle.

Comment avez-vous conçu la structure en deux parties et le montage des images ? Pourquoi avez-vous eu recours à ce mouvement stroboscopique ? Quels effets recherchez-vous et qu’expriment-ils ?

Il est difficile pour moi de parler d’un processus qui a été à la fois intuitif, personnel et marqué par une incertitude profonde et déconcertante. Ce que je peux dire, c’est qu’à un moment, j’ai compris que le film s’organiserait autour de deux axes émotionnels principaux : l’un bleu, l’autre rouge. Je savais qu’il y aurait des changements de tonalité au sein de chaque section mais que, pour moi, les couleurs déterminaient le sentiment que chaque partie susciterait et la façon dont la forme et le contenu de ces sentiments diffèreraient. Le long fondu enchaîné inversé tourné avec un drone dans la forêt dans la première partie du film me semble vraiment bleu, alors que la durée et l’intensité sonique de la succession d’images sur trois cadres qui arrive plus tard dans le film m’évoque sans hésiter le rouge.
Pour revenir sur cette incertitude : lorsque j’ai commencé le montage de Against Time, j’ignorais totalement comment utiliser la majorité des images que j’avais tournées. Je ne me suis jamais vu comme un artiste qui fait des films « personnels » et, pour dire les choses simplement, je ne savais pas si je pouvais montrer un gros plan d’un bébé, qui plus est ma propre fille, dans un film. Le montage stroboscopique m’a fourni une solution inattendue : en plus de produire un effet viscéral qui me réjouit, il permet de faire coexister simultanément des images, des temps et des espaces multiples.

Vous inventez une forme visuelle et sonore pour réfléchir sur le temps. Quelles étaient vos sources d’inspiration ?

J’ai perdu un ami très cher, Jonathan Schwartz, à la fin de l’année 2018, et sa vie comme son décès ont eu une influence majeure sur mon travail depuis lors. Le bleu de Against Time est le bleu du deuil, de la disparition, de la dématérialisation ; à commencer par l’explosion des feux d’artifices si souvent présents dans ses films. Le lien très fort de Jonathan avec la poésie a marqué son traitement de la surface filmique, comme si celle-ci pouvait vivre une double vie, à la fois ici-bas et ailleurs. Son attention à la poésie de l’image et du son, en particulier appliquée à la transformation de l’image locale ou familiale en quelque chose de bien plus vaste, a été pour moi une grande source d’enseignement et d’inspiration.
Outre le travail de Jonathan, j’ai beaucoup appris lorsque j’ai présenté un programme de films soigneusement sélectionnés au Videodrome 2 à la fin de l’année 2021, réalisés par des camarades du cinéma expérimental : Mike Stoltz, Alee Peoples, Fern Silva, Laida Lertxundi, Ben Rivers et Brigid McCaffrey. Ce sont tous des artistes qui travaillent en 16 mm et qui parviennent toujours à instaurer une relation dynamique entre la musique comme image, comme son, comme sentiment. Il y a beaucoup de soin, de tendresse, d’humour et d’intelligence dans leur travail et j’ai de la chance de faire partie de cette communauté – même si elle a été quelque peu ralentie et dispersée par les événements de ces dernières années.

Against Time est un titre très fort, en particulier alors que nous sortons de la pandémie, et que les questions environnementales s’apparentent plus que jamais à une course contre la montre. Pouvez-vous nous éclairer sur ce titre ? Considérez-vous que s’opposer au temps soit à la fois le défi et la raison d’être du cinéma ?

Mis à part les rêves et les expériences hallucinogènes, le cinéma est l’un des rares lieux où nous pouvons changer notre relation au temps, où nous pouvons momentanément refuser / inverser / revivre sa perpétuelle avancée. Le cinéma est la forme d’expression du temps par excellence. Aussi, mon intention n’était pas que le film existe en opposition au temps, mais plutôt qu’il puisse être perçu comme une proposition, un désir ou simplement une brève manifestation d’un événement qui ne se déroule pas « en parallèle », mais « contre ».

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

France / 2022 / Couleur et Noir & blanc / 16 mm / 23’

Version originale : sans paroles
Scénario : Ben Russell
Image : Ben Russell
Montage : Ben Russell.
Son : Ben Russell

Production : Katell Paillard (Le Fresnoy – Studio national).

Filmographie sélective :
The Invisible Mountain, 2021
, 2020
Color-Blind, 2019
The Rare Event, 2018
Good Luck, 2017
He Who Eats Children, 2016
YOLO, 2015
Greetings to the Ancestors, 2015
Atlantis, 2014
A Spell to Ward off the Darkness, 2013
Let Us Persevere In What We Have Resolved Before We Forget, 2013
Poncede León, 2012
Austerity Measures, 2012
River Rite, 2011
Trypps #1-7, 2005- 2010
Let Each One Go Where He May, 2009
Rock Me Amadeus by Falco via Kardinal by Otto Muehl, 2009
Tjúba Tén / The Wet Season, 2008
Workers Leaving the Factory (Dubai), 2007.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR