• Compétition Flash

PTITSA

Alina Maksimenko

À Kyiv la guerre semble encore inimaginable, mais la pandémie contraint une mère et sa fille au confinement dans l’appartement qu’elles partagent. La mère, professeure de piano, poursuit ses leçons par téléphone, à la table de la cuisine, avec la même passion et la même exigence. La fille a son studio à l’autre bout de l’appartement mais elle a changé ses pinceaux pour une caméra. Ptitsa : oiseau, en russe, comme ceux qui bravent l’hiver sur le rebord enneigé de la fenêtre. Dans ce premier film, la peintre ukrainienne Alina Maksimenko prend pour modèles le duo qu’elle forme avec sa mère pour composer un double portrait en huis clos qui, au plus loin de tout narcissisme, se développe en poignante méditation sur la perte et la fin. Le récit alterne entre deux conversations. Celle d’Alina et sa mère, préoccupées par leur future séparation, la fille ayant décidé de quitter l’appartement. Celle au téléphone entre Alina et son amie Inna, dont la fille Katya vient de mourir dans un accident de la route. Comment affronter la perte, comment supporter la fin, comment tenir quand tout s’effondre ? Personne ici ne prétend faire la leçon, mais ce dont Alina Maksimenko fait la démonstration, par la tenue et la beauté même de son film, c’est qu’une continuité, un renouvellement sont possibles par-dessus le vide. Par la parole, d’abord, quand elle pèse les mots et relie la bouche au cœur, comme c’est miraculeusement le cas à chaque instant de Ptitsa. Par le travail de l’art, le soin et la rigueur que l’on met à façonner des formes qui s’opposent au chaos du dehors. La cinéaste fabrique son film, compose ses plans comme la peintre ses tableaux : seule, agençant patiemment transparences et opacités entre les murs et les fenêtres de l’appartement, accueillant la profondeur à la surface de l’image.
(Cyril Neyrat)

Entretien avec Alina Maksimenko

Tourné durant l’épidémie de Covid, Ptitsa ne quitte jamais l’appartement où vous vivez avec votre mère et où vous êtes toutes les deux confinées. Vous y dressez le double portrait de vous deux, de votre relation. Pouvez-vous nous parler de l’origine du film ? Comment est né le projet, et quel rôle a joué la pandémie dans sa conception ?

La pandémie a été pour moi un vrai choc à huis-clos. Contre ma volonté et contre ma conception de la liberté. Le danger de la maladie a réduit mon espace vital aux murs de mon appartement, me réduisant par là même à cet espace. Mes limites personnelles ont été déformées et rendues sensibles. Ma chère mère a subi la même transformation : nous sommes deux personnes très différentes, et nous avons dû modifier nos limites et nos perceptions.

Le contenu du film est tout à fait personnel et intime : le quotidien qui se poursuit entre les murs de l’appartement, la tragédie qui a lieu au-dehors et vos réactions. Le récit alterne entre ces deux oppositions : l’ordinaire et l’extraordinaire, l’intérieur et l’extérieur. Comment avez-vous construit le récit, dans quel but, et selon quelle méthode ?

J’étais fascinée par notre rapprochement, je l’ai accepté et reconnu comme une nécessité. Il faisait partie de ma liberté. Le format du journal vidéo m’a aidée à me souvenir de chaque détail : j’avais toujours ma caméra à portée de main. Et lorsqu’une tragédie est venue frapper ma vieille amie Inna, la caméra nous a filmées ensemble. Elle a saisi l’horreur indescriptible qu’est la perte d’un être cher. Ma mère est le principal point d’intersection des deux lignes du film, son nœud nerveux et sémantique. Son Portrait est dressé par nos deux histoires, extérieure et intérieure. Les deux histoires contiennent Ptitsa (Oiseau), comme tout enfant amené à quitter le nid de ses parents. Maintenant la guerre a éclipsé tous les bouleversements antérieurs. L’horreur de ce qui était en train de se passer chez moi, en Ukraine, a effacé la peur de cette année de pandémie, alors qu’un mal abstrait parcourait nos rues, nos villes. Mais aujourd’hui comme hier, ma plus grande peur reste la perte d’un être cher. La déconnexion physique avec cette personne. Ce sentiment de panique est indéfinissable et incontrôlable ; je sais que je n’arriverai pas à y faire face de façon humaine, aujourd’hui pas plus qu’hier.

Vous parvenez à projeter votre film bien au-delà de la frontière entre documentaire et fiction. Il semble avoir été écrit et mis en scène très précisément, et pourtant, on a l’impression d’une grande spontanéité, à commencer par la conversation téléphonique avec votre amie Inna. Quelles étaient vos intentions en la matière – capturer la vie dans une forme inédite ? Pouvez-vous expliquer comment vous êtes parvenue à produire cette forme, ce sentiment ?

L’histoire qui devient un Document est comme un témoin : elle tient entre ses mains une réplique de la réalité et atteste de son authenticité. Au spectateur ensuite de décider si cette preuve est convaincante ou non. Pour moi, cela n’a rien à voir avec le genre cinématographique. Le film est construit à la façon d’un adagio, dans un élan vital. Je trouve que les événements, les caractéristiques et les mouvements humains sont souvent entremêlés d’une manière incroyable dans un seul segment temporel. Je pense que si la Vie (en tant qu’ensemble de nombreuses manifestations) peut susciter l’intérêt d’un être humain, c’est qu’elle utilise souvent ce format. Mais la forme de l’adagio exige un travail précis sur le sens et le texte : tout comme dans une performance musicale, une erreur dans une seule phrase peut entraîner l’échec de la forme dans son ensemble. Dans la création de ce film, c’est la partie textuelle, lexicale qui a primé ; nous n’avions pas le droit à l’erreur.

Vous êtes une peintre reconnue et Ptitsa est votre premier film. D’où vous est venu ce désir, ou cette pulsion, de faire un film ? Pourquoi avoir troqué vos pinceaux pour une caméra ?

La peinture fait partie de moi depuis longtemps. Je peux passer six mois, un an peut-être, sans peindre, mais je sais que je retournerai toujours à ma toile et mes pinceaux.

Une caméra numérique apparaît dans le film. Ce moment suggère que vous avez tourné le film, l’image comme le son, toute seule, sans équipe extérieure. Le générique de fin confirme cette impression. Pouvez-vous décrire le tournage, votre méthode de travail ? Quel lien faites-vous entre le processus du tournage et la peinture ?

Ma caméra. Je l’aime comme une compagne, pas seulement comme un outil. C’est probablement parce que je suis peintre au départ. Quand je peins, le matériau et ses propriétés tactiles sont très importants pour moi : le format, la texture et la taille de la toile, la surface ; peindre avec les mains, les doigts, verser la peinture ; être libre d’expérimenter, tel un enfant. Traiter sa caméra comme un interlocuteur, c’est aussi un luxe : comme un enfant qui a un ami imaginaire. En plus, j’adore filmer, tout simplement.

Pendant la pandémie, il était impossible de convier une équipe à venir tourner Ptitsa avec moi. J’ai filmé les images et enregistré le son moi-même. Bien sûr, j’ai demandé des conseils, je les ai suivis, mais j’ai sûrement fait des erreurs aussi, étant donné la diversité des tâches à accomplir. Parfois je n’y suis pas parvenue, et certains détails techniques sont imparfaits, mais j’ai continué à filmer. Rapidement, j’ai pris le rythme, malgré mes imprécisions.
J’ai apprécié cette occasion de filmer, d’être seule avec la caméra, comme devant un tableau. Je suis sûre que si je résous l’essentiel de mes problèmes techniques, tout se passera bien. Avec l’aide de Dieu.

Le film a été produit dans le cadre de l’école de cinéma Andrzej Wajda à Varsovie. Pouvez-vous nous parler de la production de Ptitsa, et du rôle de l’école dans sa réalisation ?

Le travail d’équipe a été décisif, avec l’équipe d’encadrement du studio Wajda, et Félix Mamczur en particulier. Ensemble, nous avons vérifié l’impact du texte, ses nuances de sonorités et de sens. Nos discussions pour trouver des solutions étaient parfois houleuses, mais aujourd’hui, nos échanges me manquent.

Ptitsa a été tourné à Kyiv, où vous habitez – ou habitiez, puisque votre départ de l’appartement est au cœur de vos conversations avec votre mère. Bien sûr, le film a été tourné avant l’invasion russe, mais la dimension tragique de celui-ci – la mort, la séparation -, même si elle n’a rien à voir en apparence avec le contexte politique, prend une résonance particulière aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?

Environ deux semaines avant que la Fédération de Russie n’envahisse le territoire ukrainien, mes amis polonais ont commencé à m’écrire : « Pars ! ». Il n’était pas pensable qu’une guerre éclate : c’était trop fou, trop irréel ; le mot même me restait coincé dans la gorge, imprononçable, illisible. Ce qui était très réel au contraire, c’était l’impression de viscosité, d’instabilité. Bizarrement, mes jambes étaient comme de la gelée. Je suis tombée dans la rue un jour, j’ai trébuché alors que le sol était plat. Ça s’est mal terminé pour moi : hanche fracturée, opération prévue le 22 février, soit deux jours avant le début de la guerre (heureusement, ils ont pu opérer). Les patients qui étaient là ont été renvoyés chez eux plus tôt pour laisser la place aux blessés. Il n’y a pas eu de blessés le 24, alors, tard le soir, le médecin chef est venu nous annoncer (après nous avoir demandé d’éteindre les lumières) qu’ils pratiqueraient toutes les opérations prévues durant la nuit, car ils seraient trop occupés dans la journée. Il a dit – ils ont une équipe formidable – qu’ils travailleraient sans discontinuer, en ne sortant que pour aller chercher leurs enfants. Je suis à Vienne aujourd’hui. Je brûle d’envie de retrouver tous mes proches vivants quand je rentrerai à Kyiv. Je voudrais les serrer dans mes bras dès que la guerre sera finie. Un de mes pires cauchemars est de me rendre compte que le visage et la chaleur humaine dont j’ai tant besoin ne sont plus « là » où je les attends. C’est probablement lié à ma difficulté à appréhender la mort. Bien sûr, il s’agit d’un leitmotiv dans Ptitsa : l’impossibilité d’accepter la mort dans notre réalité.

Propos recueillis par Cyril Neyrat

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Fiche technique

Pologne, Ukraine / 2022 / Couleur / 31’

Version originale : ukrainien, russe
Sous-titres : anglais
Scénario : Alina Maksimenko
Image : Alina Maksimenko
Montage : Feliks Mirosław Mamczur
Musique : Vladimir Tarasov
Son : Alina Maksimenko

Production : Filip Marczewski, Katarzyna Madaj – Kozłowska (Wajda Studio Sp
z o.o.), Alina Maksimenko.

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE