• Compétition Flash

AFTER WORK

Céline Condorelli & Ben Rivers

Le film s’ouvre sur une comptine bien connue des britanniques : Boys and girls come out to play. Elle se termine par un appel, soufflé à l’oreille à l’heure du sommeil, à aller jouer et voir dans la rue ce qui s’y passe. C’est précisément ce que proposent avec After Work Ben Rivers et Céline Condorelli, cette dernière ayant reçu commande pour une aire de jeu dans un quartier populaire du sud de Londres. D’un hors-champ à l’autre, du jeu à sa fabrication, il s’agit d’aller voir de plus près ce que nous racontent ces aires : sur l’enfance, sur la rue, sur le vivre-ensemble. Pour mener cette investigation aussi politique que sensorielle, nourrie de la beauté plastique et de la sensualité des images 16 mm de Rivers, ils sont accompagnés par Jay Bernard, poète, artiste, figure du monde littéraire et LGBT de Londres. À l’image, on découvre la mise en œuvre de l’objet – creuser la terre, préparer le terrain, souder, polir. Elle est suggérée par touches, captée par une caméra jouant des couleurs et surimpressions, attentive à des bribes de gestes du travail – tout un processus diffracté à la chronologie malmenée. En parallèle, la voix de Jay Bernard scande son beau poème, rugueux, elliptique, qui nous entraine à son rythme dans un monde de mots nourri d’expériences à fleur de peau. Se déplie depuis ce coin de ville, condensé, un monde urbain peuplé d’ouvriers à l’œuvre et d’un bestiaire composé de chats mais aussi d’un renard fugace. Hôte inattendu en ville, il semble surpris par le chantier et par l’introduction du jeu d’enfant dans son monde. Le film, par sa constitution même, est un opérateur de rencontres, parfois discordantes : entre des mondes, entre le poème et les images, entre le travail et le jeu, la ville et les animaux, entre le monde adulte et celui des enfants – que Rivers, judicieux pari, ne filme pas.
(Nicolas Feodoroff)

Entretien avec Ben Rivers & Celine Condorelli

Le film est lié à un projet que la South London Gallery vous a commandé, à vous Céline Condorelli : il s’agissait de concevoir une aire de jeu. Comment est né ce projet ? La nécessité du film ? Comment avez-vous travaillé ensemble ? Aviez-vous un scénario ?

CC : Nous sommes amis depuis plusieurs années. Je pense souvent que nos pratiques sont si différentes qu’elles sont presque aux antipodes les unes des autres. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons pensé qu’il serait intéressant de trouver un moyen de travailler ensemble, chacun avec son approche particulière du travail. La principale différence étant, pour moi en tout cas, que je ne suis pas une faiseuse d’images, encore moins d’images en mouvement, alors que Ben est un producteur prolifique d’images – il a réalisé une quantité impressionnante de films, mais aussi des impressions et des dessins, etc. J’ai pensé qu’il pourrait être intéressant de réaliser une sculpture qui servirait de décor à Ben, ce qui donnerait lieu à un film inscrit dans une œuvre d’art ; puis est venue la commande de concevoir l’œuvre d’art publique sous la forme d’une aire de jeux dans le sud de Londres. J’ai demandé à Ben de suivre la production et la réalisation de l’œuvre, et d’utiliser la conception de cette œuvre d’art pour y tourner un film. Nous avons beaucoup travaillé ensemble, mais chacun de nous faisait des choses complètement différentes. Je me tenais rarement derrière la caméra, et Ben mettait rarement son nez dans le processus de fabrication des lieux et matériaux montrés à l’écran. Nous n’avions pas de scénario et nous faisions confiance à nos pratiques respectives tout au long de ce qui s’est avéré être un chemin assez long et tortueux… La confiance étant assez essentielle dans un processus aussi vague et sinueux.

L’idée d’un « ailleurs » traverse le film, comme en témoigne la comptine inaugurale. Était-ce le cas dès le départ ?

CC & BR : Le film traite essentiellement d’un lieu en pleine mutation. Chaque plan est lié à quelque chose qui, au bout du compte, a transformé la place publique ou s’y est ajouté. Il est intéressant de noter, comme vous le dites, la présence constante d’un « ailleurs » ; c’est peut-être parce que chaque lieu est lié à de nombreux autres. Le film scrute de très près tous les petits lieux qui composent un lieu, les géographies qui se mélangent, se diluent, se perdent et se retrouvent. Nous nous sommes rendus sur la place en toutes saisons et par tous les temps ; c’était une destination régulière, que nous ralliions depuis nos propres « ailleurs », puisque nous vivons dans d’autres quartiers de Londres. Et c’est depuis ces ailleurs que nous avons pu poser sur cet endroit un regard spécifique.

Les enfants sont présents à travers le texte, mais jamais à l’écran. Pourquoi ?

CC & BR : Nous étions tous absolument convaincus qu’il ne s’agit pas d’un film sur les enfants. La place du jeu dans la société, dans la ville, ne concerne pas les enfants en soi, mais la façon dont la société considère l’enfance (et pas seulement les jeux d’enfants, bien sûr), le rapport qu’elle entretient avec elle (ou pas) et la place qu’elle lui accorde tant sur le plan intellectuel que social. En ce sens, le rapport au jeu éclaire le rapport au travail – puisque le jeu est censé être tout ce que le travail n’est pas.

En revanche, on voit beaucoup d’animaux, des chats et des renards, qui s’aventurent dans votre pièce et sur ses lieux.

CC & BR : Les renards et les chats explorent la ville, enquêtent sur leur environnement et, bien sûr, sont aussi des habitants de la ville qui ne sont pas habituellement considérés comme tels. On craignait beaucoup que toute cette faune locale ne considère une aire de jeu remplie de sable comme de parfaites toilettes. C’est devenu un thème récurrent, nous avons rêvé ces armées de renards et de chats défilant dans le lotissement la nuit pendant que les gens dorment…

Le texte qu’on entend dans le film est lu par Jay Bernard, poète et figure reconnue de la scène littéraire LGBTQi. Comment s’est déroulée votre collaboration : pendant l’écriture du film ? au montage ? On peut percevoir une sorte de distance entre le texte, l’aire de jeu et les images, et un accent mis sur l’expérience particulière de l’arpentage d’une ville. Comment cet aspect est-il apparu ?

CC : Nous étions tout à fait conscients que nous venions d’un quartier différent. Nous avons senti que dans l’échange avec les résidents et les habitants, j’avais besoin d’une autre voix, je cherchais quelqu’un qui puisse parler de l’œuvre d’un point de vue plus spécifique, depuis une relation au lieu. J’ai fait des recherches sur le quartier et tout ce à travers quoi il s’exprimait : la musique, le spoken word, l’orchestre amateur local, le chant. J’ai trouvé le livre de Jay, Surge – et quelques lectures audio de celui-ci – et j’ai été frappée par sa force, l’extraordinaire énergie et la colère capables de parler à toutes les gammes de l’expérience humaine. Je suis tombée amoureuse de sa voix, j’ai senti qu’elle parlait de quelque chose que nous devions et voulions inclure, écouter. J’ai rencontré Jay sur la place, sous la pluie, et nous avons beaucoup parlé de logement, et de la négligence des aménageurs envers l’histoire du quartier. Sa contribution a pris de l’ampleur, et je suis aujourd’hui incroyablement reconnaissante à Jay d’avoir accepté le projet et que son texte ait pu finir par constituer la quasi-totalité de la bande-son.

Nous suivons en filigrane, de façon non chronologique, l’élaboration de l’aire de jeu que vous avez imaginée, jusqu’aux ouvriers qui installent la pièce. Peut-on considérer qu’il s’agit aussi d’un film sur le travail, comme une sorte d’envers de l’idée de jeu ?

CC & BR : C’est tout à fait de ça qu’il s’agit. Un film sur l’emploi, sur le travail, à la fois comme condition nécessaire à la construction de lieux dédiés au temps libre, et le travail comme envers de quelqu’un chose, d’un lieu inaccessible, qui ne serait pas dominé par le travail ou l’exploitation – l’autre côté du miroir de nos sociétés.

Le 16 mm est votre matériau de prédilection. Ici, vous jouez avec des multi-expositions, avec des couleurs qui pourraient rappeler l’aire de jeu. Pourquoi ce procédé visuel ?

CC & BR : Il est intéressant de noter que c’est dans le travail de séparation des couleurs que nos méthodologies se sont rencontrées. Ben a réalisé de nombreux travaux utilisant la séparation des couleurs comme moyen de contenir le temps, mais dans le domaine de l’impression. La séparation en trois couleurs nous a permis de montrer l’espace de l’aire de jeu sur trois périodes de temps distinctes : la première couche lorsque l’aire de jeu originale était encore en place, la deuxième lorsque la nouvelle aire de jeu était en cours d’installation et la troisième lorsque la nouvelle aire de jeu était terminée. Ces couches ont ensuite été colorisées pour imiter les couleurs peintes utilisées sur l’aire de jeux elle-même.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

Royaume-Uni / 2022 / Couleur / 16 mm / 13’

Version originale : anglais
Sous-titres : français
Scénario : Jay Bernard
Image : Ben Rivers.
Montage : Ben Rivers
Son : Philippe Ciompi

Production : Ben Rivers.

Filmographie :
Krabi, 2562, 2019
Ghost Strata, 2019
Now, at Last!, 2019
The Sky Trembles and the Earth is Afraid and the Two Eyes Are Not Brothers, 2015
What Means Something, 2015
Two Years At Sea, 2011
Slow Action, 2010.

ENTRETIEN AVEC LES RÉALISATEURS