• Compétition Flash

ZEHN MINUTEN VOR MITTERNACHT

TEN MINUTES TO MIDNIGHT

Mario Sanz

Zehn Minutent vor Mitternacht pose une question : comment rencontrer autrui ? Comme une invitation à retrouver la pensée de Lévinas, le film dessine un chemin vers un visage, révélation de l’infini et lieu de l’humanité toute entière. Carton : une voix douce, masculine, s’adresse en off à un dénommé Pascal. L’élocution est hésitante. Les mots butent et se cherchent dans un allemand sommaire. De l’épaisseur des mots ânonnés émerge la présence de corps tirés de l’obscurité par fragments électrisés dans des faisceaux de lumière bleue. Ils dansent. La caméra cueille la diversité des corps et des visages qui composent la troupe du RambaZamba Theater. Certains présentent les traits distinctifs de la trisomie 21. Un plan s’attarde sur le visage d’un jeune garçon dont nous percevons alors les tics et l’extrême mobilité des traits comme le signe d’un handicap. Le film organise ainsi un trouble : à qui appartient la voix off qui dit sa fragile complainte ? Est-elle celle du jeune garçon ? Elle nous apprend que Pascal, à qui elle dédie ses mots, a quitté la troupe de théâtre et qu’il est musicien. Des vapeurs bleutées d’une salle de concert surgissent le beau visage et le corps massif du jeune garçon dans une épiphanie musicale. À l’oreille, le son lourd et profond de 21 DownBeat, son groupe. Nous comprenons qu’il est Pascal, à qui s’adresse Mario Sanz. Ainsi se révèle le délicat tour de force du film : le réalisateur a enchevêtré à la présence de Pascal sa propre voix, dans la précarité mise à nue d’une diction trébuchante. Au fil des émouvantes apparitions, Mario Sanz retourne l’enjeu du portrait, en inverse le mouvement avec grâce. Le réalisateur, devant se résigner à ne plus revoir son personnage, bascule sa disparition en une expérience philosophique et perceptive. Remarquable et poétique leçon du regard, Zehn Minuten vor Mitternacht restitue son sujet à la pleine énigme de l’altérité et nous laisse à la rencontre originelle de « cet Autre comme visage », irréductible, qui toujours nous échappe.
(Claire Lasolle) Mario Sanz

Entretien avec Mario Sanz

Votre film tourne autour de la figure de Pascal : où l’avez-vous rencontré ? Comment est né le projet de ce film ?

En décembre 2017, j’ai assisté à un concert du groupe électro 21 Downbeat, un projet porté par la compagnie de théâtre berlinoise RambaZamba. C’est là que j’ai fait la connaissance de Pascal Kunze, qui était acteur dans cette compagnie et chanteur du groupe. Je me suis mis à les filmer, d’abord de manière intuitive, dans différentes situations, et rapidement un lien particulier s’est noué avec Pascal. J’avais envie de le connaître davantage, et l’idée nous est venue de travailler ensemble sur un projet de long métrage. Simultanément, j’ai pu développer le projet dans le cadre de l’école Elías Querejeta.

Les images de votre film sont accompagnées d’une voix-off qui prend la forme d’une lettre à un proche disparu. La disparition de votre personnage est-elle un élément fictionnel ? Pouvez-vous nous parler de l’écriture du film et des étapes de son tournage ?

Il y a deux ans, alors que je travaillais au développement du long métrage, j’ai appris que Pascal avait quitté la compagnie sans donner de motif, et que plus personne n’avait eu de nouvelles de lui depuis. Il y avait déjà quelque temps que je développais le film dans une certaine direction, et cette nouvelle est venue perturber le processus d’écriture. Finalement, c’est de cette perte de repères que le court-métrage est né. En relisant ce que j’avais écrit et en me replongeant dans les images que j’avais tournées, il m’est apparu que le film devait être orienté vers cette disparition qui avait rendu impossible mon projet initial. À partir de là, j’ai cherché à me confronter à cette matière documentaire déjà présente, tout en avançant à tâtons vers une sorte de brume fictionnelle, pour créer un récit en forme de conte, aux contours mystérieux.

Pourquoi avoir choisi de le raconter dans cet allemand hésitant et fragile ?

Pascal ne parlait ni espagnol ni anglais, et je ne parlais pas allemand. Pendant le tournage, mes seuls outils de communication étaient la caméra et le microphone. Après notre rencontre, et avant qu’il ne quitte la compagnie, j’avais commencé à apprendre l’allemand afin de pouvoir échanger avec lui. Dans le film, je décide donc de m’adresser à Pascal dans sa langue. S’il devait un jour le voir et m’entendre, je voulais qu’il puisse me comprendre.

Au début du film, l’identité des personnages est comme volontairement brouillée : on ne sait pas qui parle et qui apparaît à l’image. Comment avez-vous orchestré cette confusion au montage ?

Au moment du montage, je me suis aperçu que la confrontation avec le personnage de Pascal était en réalité une confrontation avec moi-même. Quand le film commence, on ne sait pas exactement qui parle et qui apparaît à l’image. Ce n’est que progressivement qu’on résout cette équation des identités cachées derrière les gens et les choses.

Dans plusieurs scènes du film, le son direct est remplacé par un bruit étouffé qui évoque les grincements d’un bateau. D’où est venue cette idée ?

Ce film est né d’une expérience sonore : la musique de 21 Downbeat, que j’avais entendue lors de ce fameux concert. Depuis le début, mon émotion venait de là. J’essaie d’accorder autant d’attention au son qu’à l’image, sinon davantage, parce qu’il me sert à questionner ma propre subjectivité sur la réalité que je filme. J’ai travaillé plusieurs mois avec Xabier Erkizia et Martin Scaglia sur la construction de l’univers sonore du film. Parallèlement au montage, je travaillais moi-même comme monteur sur un film d’exposition consacré aux premiers tours du monde en bateau. Dans une citation reproduite sur l’un des murs de l’exposition, j’ai lu cette question : « Le bateau est-il un microcosme ? ». Instinctivement, j’ai associé l’idée du bateau à la compagnie RambaZamba, en imaginant le bâtiment qui abritait la compagnie comme une sorte de navire de briques au milieu de Berlin. C’est cette idée, cette impression que je traduis dans le film à travers le son et sa dynamique propre, en m’attachant à l’importance du hors-champ, et de ce qu’on ne voit pas mais qu’on entend. Bien sûr, on ne perçoit pas nécessairement tout cela en écoutant le film, mais on perçoit en tout cas un ton particulier, une ambiance.

À l’inverse d’un portrait qui cherche à livrer une image de son sujet, le mystère autour de Pascal ne fait que s’épaissir au fil du film. Comment avez-vous abordé cette question du portrait ?

Le film n’apporte aucune solution : ma curiosité et mes questions initiales sont inchangées. Plutôt que la connaissance de mon personnage, c’est une certaine connaissance de moi-même et de mon imaginaire que le film m’a apportée. Il y a certains mystères qui gagnent à ne pas être éclaircis.

Le titre du film fait référence au conte de Cendrillon, la princesse qui se métamorphose et disparaît à minuit. D’où vient cette référence et que signifie-t-elle pour vous ?

Je suis content qu’il vous évoque ce conte, car j’ai fait le rapprochement moi aussi ! Dans la dernière scène du film, lorsque Pascal laisse tomber la montre par terre, j’ai le sentiment que cet objet qui lui appartient devient à son tour un personnage. Pascal s’était mis à en parler avec beaucoup d’enthousiasme – et je ne comprenais pas ce qu’il disait. La voix-off s’en amuse au moment qui précède notre adieu : « Plus que dix minutes avant minuit, et ce sera la dernière fois que nous nous voyons ». Et à la fin du film, juste avant que les aiguilles de sa montre ne se superposent pour indiquer minuit, Pascal reprend son chemin.

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

Espagne / 2022 / Couleur / 17’

Version originale : allemand, espagnol
Sous-titres : anglais
Scénario : Mario Sanz
Image : Mario Sanz
Montage : Mario Sanz
Musique : 21 Downbeat, Xabier Erkizia
Son : Xabier Erkizia, Martin Scaglia
Avec : Pascal Kunze, Hieu Pham, Leo Solter, Heiko Fechner, Moritz Höhne, Sebastian Urbanski

Production : Mario Sanz (Orna Cine), Luis Cerveró (Terranova).

Filmographie : ΕΥΡΩΠΗ, 2016.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR