• Compétition Flash

A GENERAL DISAPPOINTMENT

Serge Garcia

A General Disapointment propose en trois chapitres une méditation existentielle à partir d’un texte conjugué à une suite de longs plans fixes. Ceux-ci mettent en scène le réalisateur Serge Garcia dans des situations de la vie quotidienne qui distillent un burlesque dépressif, où le banal tourne à l’absurdité et appesantit le corps solitaire du personnage. En contrepoint de ce quotidien ordinaire et muet, le texte s’affiche en sous-titre, voix intérieure qui rappelle par le récit d’anecdotes cocasses les dérives caustiques d’un Woody Allen ou d’un Larry David. La simplicité du dispositif logorrhéique de A General Disappointment n’a d’égal que sa merveilleuse précision et sa densité réflexive. Après Grand Central Hotel (FID 2021), Serge Garcia construit à nouveau un objet cinématographique au service du discours, et trouve dans le soin des cadrages et le pari de leur durée les ressorts pour faire exister littérature – la sienne et celle, entre autres, de Kathryn Scanlan – et pensée philosophique – Lauren Berlant. Tandis que Serge Garcia, installé au volant d’une voiture arrêtée, s’enfourne un plat de noodles digne des heures les plus moroses du flic en planque dans un mauvais polar, le texte invite à une réflexion sur les échecs organisés des sociétés capitalistes et la vanité de leurs promesses de bonheur et d’accomplissement de soi. Les saynètes vont et viennent de la rue à la chambre, mouvement réaffirmant l’intime comme politique et l’analyse nécessaire de nos affects les plus personnels (sentiments d’inadaptation, frustrations, névroses) comme produits et normés. Sur le gros plan d’un ampli, la voix de Laurene LaVallis, chanteuse éphémère des années 80, inverse l’opération de concentration, de la lecture à l’écoute pleine, comme possibilité de réappropriation d’un corps au présent. Sans ostentation, Serge Garcia crée tout simplement de la présence au monde et à soi.
(Claire Lasolle)

Entretien avec Serge Garcia

Pourriez-vous nous parler de l’écriture de votre film et de son texte ? A quel moment a eu lieu la rencontre entre la pensée de Lauren Berlant et les textes de Kathryn Scanlan ?

Ce film est en quelque sorte lié à mon expérience de lecture du roman 100 Boyfriends de l’écrivain américain Brontez Purnell. La façon dont Purnell crée de la fiction à partir de son vécu et de ses expériences a ouvert mon champ de réflexion pour laisser émerger ce que mon prochain film pourrait être. A l’instar des tranches de vie narrées dans 100 Boyfriends je souhaitais fictionnaliser certains événements que j’avais vécus et imprégner ces vignettes des inquiétudes, préoccupations et névroses qui font partie de mon quotidien.
The Dominant Animal de Kathryn Scanlan est entrée en jeu peu après avoir lu 100 Boyfriends. Sa prose vive, pleine d’esprit et finement ciselée m’a fait l’effet du vecteur idéal pour l’humour noir et dérangeant avec lequel je voulais m’amuser. Il y a une différence de ton et un état d’esprit dans la langue qu’elle utilise qui relève du clair-obscur. Cette impression et le fait qu’il s’agisse d’échecs humains du quotidien ont affiné mon rapport au texte.
Concernant l’écriture à proprement parler, j’ai écrit 3 nouvelles. Le texte est devenu un compte rendu fictionnel d’événements ou de situations que j’avais connus. J’ai utilisé ces trames comme un biais pour examiner des pensées étranges et névrotiques sur l’absence de sens de l’univers. Sans compter l’idée de Lauren Berlant sur l’optimisme cruel et notre attachement à des notions désuètes et des fantasmes irréalisables d’une belle vie que l’idéologie normative, l’universalisme bourgeois et le capitalisme libéral nous promettent en Occident.
L’œuvre de Lauren Berlant et en particulier Cruel Optimism correspondait au motif parfait pour contextualiser les préoccupations concernant la critique culturelle et la théorie du genre. Il était important pour moi de présenter sa pensée dans le texte et d’essayer de créer un texte qui aborde des idéaux féministes forts qui s’attaquent au politique. J’adore son travail.

Comment avez-vous abordé la mise en scène des situations quotidiennes afin de répondre, sans être illustratif, au texte qui apparaît sur l’écran ?

Les scènes quotidiennes ponctuent le texte avec un niveau de réalisme et d’intime qui dépasse largement l’illustration de ce qu’il montre. Cela procure au texte une ambiance intime et un ton qui laissent la place à la métaphore et au symbolisme.
Le film traite de thèmes tels que la solitude, l’aliénation, le désir et l’isolement. Je me suis beaucoup référé à Tsai Ming-Liang et à des films comme Et là-bas, quelle heure est-il ? Souvent ses personnages se cherchent et cherchent leurs propres paysages émotionnels souvent difficiles à mettre au jour. C’est le film le plus personnel que j’aie fait jusqu’ici. Il m’a semblé juste de concevoir et de filmer des scènes qui donnent à voir des tranches de vie quotidienne et routinière, loin de situations sociales.

Vous travaillez exclusivement sur des plans fixes. Pourquoi ce parti pris cinématographique ?

Je m’intéresse à un cinéma qui se remet en question et questionne ses possibles et son rapport à la représentation du temps. Je filme des compositions immobiles qui ralentissent le temps parce que ça ouvre un espace pour cartographier et capter les strates internes qui constituent les gens à l’écran et l’instant présent. C’est également en réaction à la surproduction et les fioritures habituelles du cinéma commercial mainstream.
Je pense que les plans fixes poussent le spectateur à voir, à entendre et à penser différemment. Je dois beaucoup à des cinéastes comme Chantal Akerman, Apichatpong Weerasethakul ou Tsai Ming-Liang entre autres. J’emprunte à leur œuvre et à la grammaire filmique qu’ils et elle ont développé.

Le film est construit autour d’un texte dense qui apparaît à l’image comme un sous-titre et par conséquent demande au lecteur de lire. Vous n’avez pas opté pour une voix off. Pourquoi avez-vous choisi la lecture plutôt que l’écoute ?

Le texte est censé refléter mes pensées et mes observations – c’est une version fictionnalisée d’événements de ma vie de l’année dernière. Toutefois, je ne voulais pas que ma voix d’homme cisgenre vienne imprégner la narration. De fait, j’ai opté pour une présentation silencieuse de l’histoire tout simplement avec le texte. Je crois que ce film, en particulier la 3ème vignette, prend en compte les questions ou dilemmes auxquels nous sommes confrontés quand on pense au genre, à l’identité, à la sexualité et à son intersectionnalité avec le patriarcat et le capitalisme. Il prend également en compte la gêne et la solitude qui en découlent. Comment peut-on prôner ou réagir au besoin de se dissocier et de se dés-identifier de la masculinité normative – que signifie se défaire de sa masculinité (ou féminité) ? Donc, il ne s’agit pas de dire qu’une voix off ne peut créer un espace qui inclue ces aspects, mais plutôt que le silence et l’immobilité sont parfois bien plus parlants que les mots (ou une voix off).
De plus, pour être tout à fait franc, j’en ai un peu marre des voix off – du moins en tant que dispositif narratif à ma disposition. Je m’en suis servi pour faire avancer la narration dans la plupart de mes films et c’est un outil génial. Mais je me sens souvent seul et isolé quand je traite de la gêne et du travail qui ressortent de la remise en question politique de choses nécessaires ou intéressantes. Le texte permet d’asseoir cette solitude et cette aliénation sur quelque chose de réel et tangible pour moi. Et pour le public également j’espère.

Le film se termine sur une musique de Laurene LaVallis. C’est le seul passage musical. Pourquoi ce choix ? Comment avez-vous travaillé sur la bande-son du film ?

J’ai choisi « Love Don’t Change » de Laurene LaVallis en guise de contrepoint au texte. Il était important pour moi de finir le film sur une note en lien avec le rythme du quotidien qui continue. Un peu comme tout le monde j’imagine, j’aime bien le matin mettre la radio ou écouter de la musique alors que je m’adonne à des tâches domestiques fastidieuses. Ce moment musical est aussi un clin d’œil à Apichatpong Weerasethakul et à l’intermède musical soudain au karaoké à la fin de Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures.

A General Disappointment a été tourné en 16 mm, comme vos précédents films. Qu’est-ce que la pellicule vous apporte ?

J’apprécie la texture de la pellicule. Que ce soit en 16mm ou en 35mm. En termes de style, je préfère ce format plutôt que les workflows des caméras numériques. J’autoproduis tous mes courts métrages, par conséquent le choix de la pellicule introduit immédiatement des contraintes strictes qui me forcent à penser à chaque aspect du processus de réalisation, sans parler de mon approche de la narration. Ça m’a permis d’aller plus loin et d’affiner la rigueur formelle de mes films. Habituellement, je ne suis en mesure d’acheter qu’une ou deux boîtes de film. Donc les restrictions que je m’impose sont très importantes dans mon processus quand je réalise des courts métrages.

Dans Cycle One, vous avez adapté The Interrogative Mood de Padget Powell. Ici, vous mettez en place un dispositif pour que nous découvrions l’écrivaine Kathryn Scanlan. L’adaptation littéraire au cinéma est-elle un champ de recherche que vous allez continuer à explorer ?

A mon sens, je vais continuer à explorer sans aucun doute l’adaptation littéraire au cinéma, en particulier pour les projets qui reposent sur des fictions. Je travaille actuellement au lancement de mon premier projet de long-métrage. C’est une fiction adaptée du roman mexicain Pedro Paramo et ça se passe au Guatemala. Si ce projet n’est pas une adaptation au sens propre, j’utilise le personnage principal du roman, sa structure non-linéaire et ses thèmes centraux comme point de départ et fil rouge pour créer de nouveaux personnages, un nouveau monde et une nouvelle intrigue.
Il y a quelque temps, j’ai lu un entretien avec Sally Potter sur la réalisation de Orlando. Elle y parle du côté plus pragmatique du cinéma par rapport au roman. Le roman peut se permettre l’abstraction et l’arbitraire. Au cinéma, il faut une raison, aussi ténue soit-elle, pour faire avancer l’histoire. Je trouve ce genre de défis nécessaires et passionnants, surtout lorsqu’on réfléchit à ce que peut être une histoire.

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

États-Unis / 2022 / Couleur / 16 mm, 35 mm / 27’

Version originale : sans paroles
Scénario : Serge Garcia
Image : Simon Köcher
Montage : Serge Garcia
Son : Serge Garcia
Avec : Serge Garcia

Production : Sergio Garcia.

Filmographie :
Antenna, 2022
Cycle One, 2021
Grand Central Hotel, 2021
El Patojo, 2020
Noncompliant, 2019
Gordo As Gordo, 2019
A Child Of House: Shaun J
Wright, 2019
Jackie House, 2018
The Longer I live, The Less Chance I’ll Ever Recover From What Life Keeps Doing To Me, 2015
Butcherqueen, 2013.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR