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RUDE WITNESS

Assaf Gruber

Poursuivant ses recherches autour des canons de l’art européen, leurs concepts, leur histoire et leurs zones d’ombres (Daphne and Thomas, FID 2019), Assaf Gruber mène la visite. Rude Witness – (d’)après Transient Witness – nous entraîne d’une camionnette chargée d’œuvres, qu’on apprend volées dans la fameuse Grünes Gewölbela Voûte verte ») musée appartenant aux collections nationales de Dresde (SKD), à ce même musée, considéré ici comme un espace domestique : le trait est net. Dans ce film cultivant un sens de l’humour pince-sans-rire, empruntant aux codes du cinéma policier, nous filons un bien étrange voleur flanqué de son imposant chien, transformé de visiteur de musée en maître en son territoire. S’amusant du regard goguenard des cariatides d’inspiration orientale en guise d’accueil dans la bâtisse, Assaf Gruber multiplie les dérapages pour redistribuer des gestes que l’Histoire de l’Art peine parfois à distinguer : collectionner et voler. Les glissements questionnent les concepts d’héritage, d’attribution, de droit et de perte qui façonnent les récits dominants de l’Histoire de l’art, le pillage en hors-champ. Le refoulé fait retour dans cette histoire de mise en boîte (en vitrine). Les objets et les espaces du musée, défaits de la distinction muséale convenue du voir et du faire, sont réactivés avec facétie. Passant d’un voleur à l’autre, du mort au vivant, jusqu’au chien justement dénommé Präsens (le présent en allemand), le film déplie une histoire de dévorations emboîtées, à l’image de cette Chad Gadya, comptine de comptage cumulatif chantonnée en italien où chacun, de la souris au chat, du chat au chien… finit par être battu au couplet suivant.
(Nicolas Feodoroff)

Entretien avec Assaf Gruber

Vous poursuivez vos recherches et investigations sur l’art occidental, ses concepts, son histoire et ses zones d’ombre, tout comme dans Daphne and Thomas (FID 2019). Votre film se rapproche cette fois du roman policier. Pourquoi ce choix ?

Mes recherches ne portent pas sur l’art occidental. Dans Daphne and Thomas, je montrais l’ambition coloniale cachée d’un groupe de scientifiques est-allemands partis déraciner six tonnes de corail dans un récif au large de Cuba pour l’exposer au Muséum d’histoire naturelle de Berlin. Cette histoire illustrait aussi la triste réalité de la République démocratique allemande (Allemagne de l’Est), dans laquelle les citoyens qui pratiquaient une religion étaient exclus du secteur de la culture. Mes recherches visent à montrer comment l’orientation politique des institutions culturelles est susceptible de se transformer au gré des changements politiques, internationaux et locaux. Ce thème mérite de faire l’objet de recherches et d’introspection, à l’ouest comme à l’est, au nord comme au sud.
Le vol des joyaux des Collections nationales de Dresde en 2019 est considéré comme l’un des plus gros cambriolages de l’histoire. Lorsque nous avons tourné le film, la valeur des bijoux étaient impossible à évaluer, la presse les qualifiait souvent d’inestimables. Aujourd’hui, cette valeur est estimée à 135 millions d’euros, mais elle fluctue chaque jour.
Tous ces changements dans la valeur d’objets d’art nationaux suite à un crime façonnent à la fois l’intrigue et le concept du film.

Pour ce film, vous concentrez vos recherches sur le musée de la Voûte verte, qui fait partie des Collections nationales de Dresde (SKD). Pourquoi ce musée en particulier ?

La Voûte verte est l’un des quinze espaces d’exposition du SKD, la collection nationale de la Saxe. Elle constitue le premier lieu d’exposition de l’histoire d’une collection royale ouverte au public, ce qui en fait l’un des plus vieux musées d’Europe.
Dresde a connu une histoire particulièrement tourmentée au XXème et XXIème siècles : elle a été l’une des villes les plus bombardées durant la Seconde Guerre mondiale, elle a traversé une période sombre après la guerre au sein du Bloc de l’Est et, plus récemment, elle a vu naître le mouvement d’extrême droite PEGIDA.
Dresde a été le point de départ de nombreux conflits sociaux-culturels, mais l’un de ses principaux employeurs et l’une de ses principales sources de revenus demeure aujourd’hui le SKD, une véritable institution culturelle. Le cambriolage de 2019 a donc été un nouveau traumatisme pour la région. Le maire a même déclaré à la radio ce matin-là : « Aujourd’hui, ce ne sont pas seulement des joyaux inestimables qui ont été volés, c’est aussi l’identité de la Saxe ! ».

La distribution du film est assez minimaliste et inattendue, à l’image de ce chien au nom ironique. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces choix ?

La notion de temporalité est importante pour répondre à cette question, puisque l’ordre des scènes du film est délibérément non chronologique. Les objets dans la voiture dans la scène d’ouverture rentrent-ils ou sortent-ils du musée ?
J’ai appelé le chien Präsens (qui signifie « le présent » en allemand) parce que dans le film, le passé violent est littéralement gravé dans la pierre des sculptures ou dans les précieux bijoux volés. Il est aussi assez clair qu’il va se passer quelque chose de grave dans un futur proche car, après tout, il faut bien trouver un coupable pour le vol de l’identité saxonne…
Seul le présent demeure insaisissable, comme un chien qui n’en finit pas de nous glisser entre les doigts.

Vous vous attardez sur les sculptures, la caméra accentuant vos gestes. Pourquoi ce choix ? Est-ce lié à la scène que vous filmez ?

Toutes les statues du film ont été « recrutées » suite à de longues mais plaisantes recherches, de la réplique de L’Enlèvement de Perséphone au problématique Maure au bloc d’émeraude. Chacune d’elles a une longue histoire accablante. J’aimerais vous en raconter une : les statues asiatiques dans la cour appartiennent au Palais japonais, qui fait partie du SKD.
Lorsque j’y suis allé pour la première fois, j’ai remarqué que les visages des statues n’avaient pas grand-chose de japonais, même si elles font partie d’une donation japonaise au Prince Auguste le Fort au XVIIIème siècle… J’ai demandé leur avis à des historiens de l’art japonais qui sont restés perplexes. Ils ont dit que ces statues étaient difformes : les yeux n’étaient ni japonais ni chinois, les oreilles ressemblaient à celles des démons vietnamiens, leurs torses étaient impossibles à identifier. Les historiens chinois étaient tout aussi troublés par ces images. La seule chose sur laquelle ils semblaient d’accord, c’est que les bras musclés étaient typiquement romains. Ces statues ont en fait été réalisées par des artisans allemands de la période rococo. Dans leur esprit, c’est à cela que des statues japonaises devaient ressembler. Cette histoire gênante a provoqué en nous tous (l’équipe comme les acteurs) un étrange mélange d’émotions qui a déteint naturellement sur le film.

Comme dans vos films précédents, le corps, sa représentation et sa présence occupent une place centrale. S’agit-il du meilleur espace critique pour remettre en question la muséographie occidentale traditionnelle ?

Il est clair pour nous tous que les musées sont des outils d’endoctrinement des gouvernements, et que ce sont donc des institutions coloniales. Quand j’imagine qu’ils sont déserts, et que je les parcours en courant tout nu de salle en salle, cette réalité m’apparaît clairement, et c’est cette impression que je veux partager avec les spectateurs.

On entend dans le film Chad Gadya, une chanson traditionnelle araméenne ou hébraïque. Pourquoi avez-vous choisi une version en italien ?

Même si le film n’a pas de dialogues, il est bilingue : la voix de la journaliste à la radio (qui est réelle) décrit en détail non seulement le cambriolage mais aussi (de façon subjective et involontaire) l’histoire coloniale du musée (d’où cette scène de crime). Son monologue donne envie au protagoniste de chanter Chad Gadya : de faits en allemand, on glisse vers une chanson traditionnelle pour enfants en italien. La chanson Chad Gadya (« Chad » en araméen signifie « un », ou le verbe pour poser une devinette) est traditionnellement chantée à la fin de la Pâque juive. Certains théologiens prétendent qu’elle intervient à la fin de la cérémonie de la Pâque juive pour garder les enfants éveillés, grâce à son côté conte de fée énigmatique… Chad Gadya appartient à la famille des chansons à récapitulation (comme Alouette, gentille alouette), ce qui signifie qu’on ajoute un nouvel élément à chaque couplet. L’histoire commence par « Un petit agneau est mangé par un chat, le chat est mordu par un chien, le chien est frappé par un bâton, le bâton est brûlé par le feu, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’ange de la mort soit éliminé par Dieu. Avant tout, il s’agit d’une parabole sur la violence et l’historiographie. Les chansons à récapitulation existent probablement dans toutes les cultures, et il est prouvé que Chad Gadya s’inspire d’une comptine allemande du Moyen Age, elle-même probablement inspirée d’une version française plus ancienne encore. La chanson a connu un grand succès en Italie en 1976 lorsqu’elle a été chantée par le chanteur pop/folk Angelo Branduardi. Toutefois, il reste difficile de dire qui a créé cette chanson… Le trope principal dans Rude Witness, c’est que chaque vol est aussi un cadeau, et que chaque don est aussi une perte : des expériences absurdes que seule une chanson traditionnelle est capable de transmettre.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

Allemagne / 2022 / Couleur / 17’

Version originale : italien, allemand
Sous-titres : anglais
Scénario : Assaf Gruber
Image : Frank Meyer
Montage : Janina Herhoffer, Dane Komljen, Assaf Gruber
Musique : Yennu Ariendra, J
Mo’ong Santosa Pribadi
Son : Jochen Jezussek
Avec : Michele Andrei, Sabine Wackernagel

Production : Caroline Kirberg (Kirberg Motors), Assaf Gruber.

Filmographie :
Transient Witness, 2021
Daphne and Thomas, 2019
The Conspicuous Parts, 2018.
The Calling, 2017
The Right, 2016.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR