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A WOMAN ESCAPES

Sofia Bohdanowicz

Burak Çevik

Blake Williams

« Cette histoire est véritable. Je la donne comme elle est, avec ornements. ». Cette phrase, clé de voute d’A Woman Escapes, est signée Audrey Benac et détourne la célèbre phrase d’ouverture d’Un condamné à mort s’est échappé (A Man Escaped) de Robert Bresson. Alter ego de Sofia Bohdanowicz, esseulée et endeuillée, Audrey erre dans l’appartement parisien de son amie Juliane, récemment décédée. Sur des vues d’Istanbul, la voix grave de Burak évoque un colis reçu par erreur, destiné à Audrey/Sofia, envoyé par un certain Blake : une petite caméra 3D. Des images de la jeune femme dans un bus filant à travers le paysage marquent alors le début, non seulement d’une correspondance, mais d’un film qui fait de la circulation – des images, des sons, des rêves – son moteur. Les voix des trois personnages se mêlent à l’entrelacs de vues stéréoscopiques, de grains de pellicule 16 mm et d’images 4K, dans un échange articulé selon le motif du tressage – à l’image de la hallah cuisinée par Audrey. Comme annoncé en ouverture, A Woman Escapes délaisse l’austérité bressonienne et assume pleinement les ornements de sa fiction – détours et artifices, profusion des images et des couleurs. Citation et remploi sont les logiques de mise scène de ce film palimpseste, comme semble l’illustrer la première lettre envoyée par Blake à Audrey, qui décrit Zen for Film de Nam June Paik, œuvre en constante réinvention à mesure des altérations et des accumulations de poussière sur une pellicule vierge. Des cartons qui vont du bleu au rouge (couleurs des lunettes 3D) en passant par toute une gamme de magentas, des premières images montrant les gestes de Juliane aux dernières, où ces mêmes gestes sont répétés par Audrey, A Woman Escapes dessine une trajectoire qui semble faire du cinéma un manifeste pour une guérison.
(Louise Martin Papasian)Sofia Bohdanowicz Burak Çevik Blake Williams

Entretien avec Sofia Bohdanowicz, Burak Çevik & Blake Williams

A Woman Escapes est le premier film sur lequel vous travaillez tous les trois, ensemble. Comment est née l’idée de cette collaboration, et quel était le projet de départ ?

Le film a une histoire assez compliquée, remplie d’itinéraires alternatifs, et de nombreux faux départs. Initialement, Blake et Sofia ont décidé de collaborer sur un projet fin 2019, en sachant seulement qu’il serait tourné en 3D. Blake lui a prêté son appareil photo Fujifilm 3D, qu’elle devait utiliser pour documenter sa prochaine année de voyages, l’idée étant qu’à un moment donné, ils combineraient une année de séquences dans une sorte de film. Mais une pandémie mondiale a éclaté, le projet a été mis en pause et, près d’un an plus tard, Burak a lancé son propre projet de correspondance avec Sofia. Burak lui a confié qu’il traversait une période difficile et qu’il prévoyait d’y remédier en partant en road trip en Anatolie avec sa caméra. Sofia, quant à elle, vivait désormais à Paris après s’être séparée de son compagnon de longue date, et le décès récent de son amie âgée, Juliane. Blake et Burak lui envoyaient des documents, mais chargée de partager sa vie à un moment où elle se sentait complètement paralysée par le deuil, Sofia était incapable de répondre.

Pour la petite histoire, Sofia s’est souvenue que Blake avait proposé à un moment de transformer leur film en un « film d’Audrey ». Sofia a réalisé plusieurs films – Never Eat Alone (2016), MS SLAVIC 7 (2019), Point & Line to Plane (2020), entre autres – dans lesquels l’actrice Deragh Campbell incarne son alter ego cinématographique, Audrey Benac. Les pièces se sont alors très vite agencées pour faire un film qui viendrait adapter cette situation : une femme en deuil, seule à Paris, incapable de participer aux collaborations cinématographiques de deux amis, cherchant une issue. Tous les éléments étaient là (Blake et Burak étaient déjà en train de créer du matériel, Sofia avait vingt bobines de film 16mm qu’elle avait gagnées grâce au prix FIDLab 2020), et heureusement, Deragh était à Paris pour le mois et a accepté de participer à l’expérience. Et c’est ainsi que tout a commencé.

En mettant en scène votre correspondance, le film instaure un échange fertile, créant une circulation élaborée et surprenante d’idées, d’images, de sons et de sentiments. Ainsi, le film se nourrit de vos pratiques, et écritures respectives, jusqu’à mélanger différents formats tels que la 3D, le 16mm, et le format numérique HD. Quel a été le degré d’autonomie ou de complicité de chacun d’entre vous dans l’élaboration des différents volets ?

Du fait que le film ait été partiellement élaboré, dans un premier temps, comme deux correspondances filmiques, chacune de nos contributions était, dès le départ, très personnelle. Il y avait une pile de courts métrages que nous avions chacun réalisés et qui auraient porté leur autonomie respective, quel que soit le type de récit que nous construisions autour d’eux. L’impression d’unité du film n’est apparue qu’au cours de la phase de montage. Par exemple, les matériaux de Burak représentent ce qui a été, pour lui, une période très difficile de sa vie, mais ces matériaux ont fini par appartenir à un personnage du film. C’était réel, mais c’est raconté comme une fiction. De même, le personnage d’Audrey Benac est une construction, mais elle met en scène une situation particulière que Sofia a vécue. Ce que le film montre est donc réel, mais grâce au montage et à certains gestes créatifs, il a été élevé au rang de conte de fées.

Pourriez-vous commenter les choix de format adoptés par chacun d’entre vous ?

Dans l’ensemble, chacun d’entre nous travaillait en utilisant ses formats préférés. Sofia a réalisé un certain nombre de films en 16 mm, Burak filme des images très nettes, en 4K, et Blake explore divers formats vidéo stéréoscopiques depuis une dizaine d’années. Du fait des restrictions dues à la pandémie, nous avons travaillé avec les outils que nous avions sous la main. Cela dit, il y a eu un peu d’exploration croisée, comme lorsque Sofia a tourné certaines séquences 3D avec l’appareil photo Fujifilm que Blake lui avait prêté. Cela a fini par s’intégrer aux thèmes du film d’une manière positive, en déstabilisant davantage la capacité du public à attribuer certains éléments à un créateur ou à un personnage spécifique. Le spectateur peut croire savoir à qui appartiennent les images qu’il voit ou les mots qu’il entend, mais la source des matériaux n’est pas toujours ce qu’elle paraît.

Le schéma de cette circulation, articulé visuellement par la carte dessinée par le personnage d’Audrey Benac, suit la logique de la tresse (le pain que cuisine Audrey). Pourriez-vous nous dire plus en détail comment vous avez travaillé sur la structure du film et sur le montage ?

La carte a été l’un des points de départ du film ! Sofia a décrit l’idée essentielle du récit à Burak lors d’un appel, et il a dessiné la carte pour clarifier ce qui allait se passer. C’est cette carte que nous avons demandé à Deragh de redessiner dans le film et qui, comme vous le notez, est à nouveau évoquée dans le pain tressé. Ce tressage est une excellente analogie aussi pour le montage. Le projet a circulé pendant un certain temps – tout d’abord, Sofia a monté un premier montage qui nous a permis d’obtenir un financement pour la postproduction au Catapulta Lab du FICUNAM, puis Blake a travaillé sur le film pendant quelques semaines, avant de le transmettre à Burak lorsque Sofia s’est rendue à Istanbul pendant un mois pour aider à filmer de nouvelles scènes.

Comme l’ensemble du film devait être monté comme un film 3D, Blake a fini par s’occuper de la phase de mise au point du montage dans son home studio à Toronto. Il montait différentes séquences et, à chaque changement, il exportait un clip et le téléchargeait sur Vimeo pour Sofia et Burak, qui approuvaient ou suggéraient autre chose. Cela a duré plusieurs mois, jusqu’à l’étape finale d’étalonnage et de mixage, réalisée aux Studios Churubusco, à Mexico. Bien sûr, si nous avions travaillé tous ensemble dans la même pièce, il n’aurait probablement fallu que quelques semaines pour le terminer. Cette façon de procéder nous a permis de nous installer dans un rapport de familiarité avec le film comme nous ne l’aurions pas fait normalement, et c’est ce qui explique en partie le fort sentiment de patience et de contemplation qui s’en dégage.

L’utilisation d’intertitres, marquant le passage du temps tout au long du film, introduit un style d’écriture typique du film de journal intime. Comment ce choix s’est-il imposé ?

Du fait que le film a pour origine deux projets de correspondance différents, nous estimons qu’il se situe (au moins partiellement) à la frontière de la tradition du film de journal intime. Le fait d’inclure des dates et de marquer le passage du temps fait allusion à ce lien, mais c’est aussi quelque chose qui provient de notre travail. Dans ses films récents, Blake utilise les intertitres temporels de manière ludique et absurde ; le travail de Burak traite beaucoup des rêves et de la mémoire et donc de la relation entre le passé, le présent et les futurs imaginaires ; Sofia, quant à elle, s’est inspirée du film Le Genou de Claire de Rohmer, qui a fini par servir de modèle à l’esthétique manuscrite, et colorée de nos intertitres. Toutefois, le fait de faire travailler trois cinéastes sur un film, chacun rédigeant ses propres dialogues, travaillant dans des fuseaux horaires différents, tournant dans des formats différents, guidés par nos sensibilités, et nos intérêts distincts, entraîne beaucoup de chaos et de désordre potentiels. D’un côté, nous aimons cela, car nous avons chacun fait notre part de travail, sensuel et expérimental. Mais il y a aussi une histoire à raconter, nous empruntons donc aux méthodes de l’ère du cinéma muet, en usant des intertitres pour suggérer une structure et une chronologie de base, qui maintiennent l’ensemble et laissent respirer les aspects les plus expressifs.

Le film fait aussi clairement référence à des œuvres d’autres auteurs, notamment Un condamné à mort s’est échappé Robert Bresson, dont le titre lui-même est inspiré, et dont les citations ponctuent le film. Pourquoi avoir choisi cette œuvre en particulier ?

L’appropriation du film de Bresson est en effet au cœur des correspondances de Sofia dans le film. Elle vivait et faisait son deuil dans la maison de Juliane, accrochée à ces projets avec Burak et Blake pour lesquels elle ne trouvait pas de motivation, et se sentait emprisonnée sur le plan créatif et émotionnel. Alors qu’elle se sentait coincée dans cet entre-deux, elle a regardé par hasard Un condamné à mort s’est échappé, sur la chaîne Criterion. Elle l’avait déjà vu auparavant, mais a eu cette fois-ci une véritable épiphanie. La trame narrative de François Leterrier est devenue une issue – une échappatoire, pour ainsi dire – et, dans un moment de désespoir ou de folie, elle a commencé à reprendre des dialogues, et des motifs visuels du film pour les transposer à sa propre situation. Ainsi, alors que Burak et Blake créaient des lettres vidéo qui offraient des fenêtres sur leurs propres vies – racontant des histoires sur leurs intérêts et leurs problèmes personnels – Sofia a réussi à se reconnecter à sa vie et à ses propres circonstances grâce à un film français vieux de soixante-cinq ans. C’était tellement irrationnel et inspiré que nous n’avons pas pu y résister. Quelques semaines plus tard, Sofia a commencé le tournage, et le reste appartient à l’histoire.

Propos recueillis par Marco Cipollini

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Fiche technique

Canada, Turquie / 2022 / Couleur / 16 mm, HD, 3D / 81’

Version originale : anglais, turc
Sous-titres : anglais
Scénario : Sofia Bohdanowicz, Burak Çevik, Blake Williams
Image : Blake Williams, Sofia Bohdanowicz, Burak Çevik
Montage : Blake Williams, Sofia Bohdanowicz, Burak Çevik
Musique : Sarah Davachi
Son : Blake Williams, Sofia Bohdanowicz.
Avec : Deragh Campbell, Blake Williams, Burak Çevik

Production : Sofia Bohdanowicz (Maison du Bonheur Films), Burak Çevik (Fol Film), Blake Williams (BlueMagenta Films)

Filmographie :
Sofia Bohdanowicz : Point and Line to Plane, 2020. MS Slavic 7, 2019. Veslemøy’s Song, 2018. The Soft Space, 2018. Maison du bonheur, 2017. A Drownful Brilliance of Wings, 2016. Never Eat Alone, 2016. Last Poem, 2013. Dalsza Modlitwa, 2013. Wieczór, 2013. Modlitwa (A Prayer), 2013.

Burak Çevik : While Cursed by Specters, 2020. A Topography of Memory, 2019. Belonging, 2019. The Pillar of Salt, 2018.

Blake Williams : 2008, 2019. PROTOTYPE, 2017. Something Horizontal, 2015. Red Capriccio, 2014. Many a Swan, 2012. Coorow-Latham Road, 2011.