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LA VIE DES HOMMES INFÂMES

THE LIVES OF INFAMOUS MEN

Gilles Deroo

Marianne Pistone

La vie des hommes infâmes est un projet de livre qui ne vit jamais le jour mais pour lequel Michel Foucault écrivit une préface. Il s’agissait pour lui de rassembler les traces écrites de vies particulières, dont la singularité jugée scandaleuse avait fait l’objet de dénonciations et de condamnations en justice. « Toutes ces vies qui étaient destinées à passer au-dessous de tout discours et à disparaître sans avoir jamais été dites n’ont pu laisser de traces – brèves, incisives, énigmatiques souvent – qu’au point de leur contact instantané avec le pouvoir. De sorte qu’il est sans doute impossible à jamais de les ressaisiren elles-mêmes, telles qu’elles pouvaient être « à l’état libre ». C’est cet « état libre » d’une existence résumée en quelques lignes dans un registre d’internement de 1707 que le film de Marianne Pistone et Gilles Deroo cherche à restituer. Aussi dépouillé et lumineux que l’était Mouton, leur précédent long métrage, La vie des hommes infâmes fait surgir du portrait lapidaire cité en son ouverture une galerie de scènes de genre, les agence en un récit lacunaire qui rejoue les plis fragmentaires de ces vies. Ce faisant, il libère l’histoire de Mathurin des « déclamations, [des] partialités tactiques, [des] mensonges impératifs que supposent les jeux du pouvoir et les rapports avec lui. ». Ici, les représentants du pouvoir composent une truculente cour des miracles : scribes illettrés, juges égrotants, policiers maladroits engoncés dans leur uniforme. De son côté, la vie de Mathurin Milan est tramée de moments infimes dont la délicatesse s’affirme à mesure qu’il s’éloigne du monde des hommes : des dîners où l’on se partage le pain à la contemplation d’un scarabée ou d’une tulipe dans un sous-bois, son trajet d’ermite ressemble à une quête sensorielle qui s’accomplirait dans l’attention particulière que le film porte aux gestes du pétrin, aux bruissements de la nature, au souffle des bêtes et au marteau des bottes qui interrompt « l’état libre » de ces vies infâmes.
(Claire Lasolle)

Entretien avec Marianne Pistone et Gilles Deroo

D’où est né votre intérêt pour ce projet éditorial abandonné et dont Michel Foucault publia la note d’intention ? Quel rapport entretenez-vous à son œuvre ?

MP : Michel Foucault publie La vie des hommes infâmes, un projet qu’il abandonne mais dont il publie la note d’intention où il parle de sa découverte de ces archives de la Bastille, ces ordonnances d’arrestation qu’il projette d’étudier. Je suis tombée dessus. Ce court texte condense la forme particulière de son écriture à la fois très scientifique, rigoureuse, et pourtant (ou partant) innervée d’affects, et souvent très sensuelle. Ici, en tombant sur ce passage des Dits et écrits, plus que son projet, plus encore que le petit texte des archives de la bastille lui-même qui est devenu notre synopsis, c’est l’émotion intense et je dirais, claire de Foucault qui m’a d’abord, et le plus, touchée. Son émotion devant ces petits textes de condamnation totalement cruels, absurdes et « vifs ». Les destins des hommes « infâmes« , soit non fameux, tenaient dans ces quelques lignes laconiques et cinglantes, et Foucault en était bouleversé. J’étais bouleversée qu’il en soit bouleversé. Ensuite, à Lille, alors que je courais sur l’esplanade, j’ai été submergée et saisie par la certitude que c’était là : ces trois lignes étaient un synopsis. Il nous fallait filmer la vie des hommes infâmes.

Pourquoi la vie de « l’usurier fantasque » a-t-elle particulièrement retenu votre attention ? Y avez-vous vu d’emblée un personnage cinématographique ?

MP et GD : La première de ces ordonnances d’arrestation était celle de Mathurin Milan : mis à l’hôpital de Charenton le 31 août 1707. Elle ne nous a pas plus intéressés que les autres. Nous avons simplement choisi la première des sentences publiées, comme on aurait suivi un ordre alphabétique. Il y en avait d’autres à la suite et, comme le dit Foucault, des centaines d’autres encore aux archives. Un paquet d’hommes crevés. Nous aurions pu aller les voir et choisir un favori parmi les monceaux d’infâmes, mais notre idée était qu’il fallait accueillir le premier de la liste sans préférence, presque comme si faire autrement, choisir, eu un côté immoral. Prendre le premier venu, donc, comme s’il nous faudrait ensuite nous atteler à filmer la vie de chacun des suivants, filmer comme une tâche infinie la vie de chaque nom de cette liste interminable des infâmes. Plus généralement encore, comme s’il nous semblait que la fonction, le rôle du cinéma était à cet endroit : filmer les vies les plus infimes et les plus sacrifiées.

Comment le texte de Michel Foucault a-t-il plus largement orienté l’écriture du récit et les choix de mises en scène ?

MP et GD : Ce petit texte cru et sec, pur et dur qu’est l’ordonnance d’arrestation est donc devenu notre synopsis. Nous avons essayé de suivre à la lettre les quelques phrases, tout à fait scolairement et fidèlement : suivre les deux trois mots qui nous étaient restés et transmis de la vie de cet homme condamné à l’enfermement. Nous avons d’abord imaginé un Mathurin Milan : avant tout, un homme immense avec des mains de goule. Dans notre écriture, il est puissant, « fait de terre et d’eau ». Nous avions juste des images en tête : lui ses mains, elle, Magdeleine, sa gorge. La peinture flamande ou classique nous inspirait et nous les mettait en tête. Lui, nous le voyions de dos. Il devait être massif, un ogre avec un dos immense. Elle devait être gracieuse, une louve.

Qui sont les acteurs, en particulier l’acteur qui joue le personnage de Mathurin Milan, et comment avez-vous travaillé avec eux ?

MP et GD : A partir de là, nous avons cherché une femme qui travaillait avec des bêtes, et un homme avec des plantes. Nous avons donc, pour la trouver elle, appelé un lycée agricole avec une filière laitière. Pour le trouver lui, nous nous sommes rendus au service horticulture de la ville. Comme nous voulions aussi travailler avec quelqu’un – tant qu’à faire – qui aurait besoin de la rémunération associée, nous sommes allés rencontrer un groupe de jardiniers en insertion. En raison de la situation sanitaire liée à la Covid 19, ils portaient des masques. Cinq ou six moitiés de visage nous regardaient. L’un d’entre eux a dit qu’il ne pourrait jamais jouer, qu’il était trop timide, se faire simplement photographier étant déjà trop difficile pour lui. Mais c’était lui, Julien. Nous avons immédiatement eu envie de travailler avec lui, en raison de cette humilité, de son regard, et sans plus d’explications, portés par l’intuition, dans une logique toute irréfléchie et aussi inintelligible que la rencontre amoureuse. Il n’était pourtant pas impressionnant, n’avait pas de grandes mains. Sa voix tremblotait avec une fragilité très attendrissante. Nous étions attendris. La suite a été comme un casting inversé. Il fallait qu’eux nous choisissent. Il fallait aussi qu’ils acceptent de se livrer : lui, lui montrer son sexe, elle ses seins et ses cuisses. Nous les avons prévenus de ces nécessités, mais également qu’il s’agissait pour le reste de s’engager dans l’aventure sans lire le scénario et de nous faire confiance, une confiance un peu aveugle et très instantanée, comme sur un coup de tête. Nous leur demandions un « oui », avec tout ce qu’il comporte de don, d’étrange et folle foi, de dévouement. Ici, aujourd’hui l’écrivant, j’ai eu peur de dire « de bonté », mais je souhaite le dire : de bonté. Le film s’est fabriqué ainsi : l’écriture, le découpage, le montage se sont organisés moins autour de ce personnage que de tous les autres qui l’entourent, l’adorent, le dénoncent, le traquent, le perdent, le méprisent, l’arrêtent, le condamnent. Il fallait que le film se resserre sur lui. Nous partions de cette image : « comme des mains autour d’un cou ». Le découpage et le cadre ont été pensés à partir de cette image, comme si la caméra et nous étions des poursuivants, comme si nous étions au cœur d’une battue, et comme si lui, Mathurin Milan, était du gibier. Dans la forêt, il est de dos, courant ou disparaissant dans les broussailles, derrière les arbres. C’est une biche. C’est un oiseau. Il s’envole quand on croit l’avoir pris.

Quels ont été vos partis pris pour travailler le montage ?

MP et GD : Le montage a suivi ces mouvements de chasse, d’affût et de strangulation. Il fallait se rapprocher et donc accélérer les séquences, resserrer l’étau. La première partie montre Mathurin entouré de sa famille, couronné de succès. Après que son frère l’a accusé, le film bascule. Dans la seconde partie, il est seul, pris, maintenant fait comme un rat. Nous étions guidés par cette image : l’oiseau est pris dans les filets, dans la nasse de la justice. Aujourd’hui, la police procède par ailleurs ainsi : elle nasse les manifestants en les cernant, les repoussant dans des rues sans issue. Le montage figurait cette traque et cette chute. Nous nous rendons compte que nos films sont tous à peu près faits de la même structure avec une première partie filmée comme au passé, qui s’avère peut-être comme une enfance, et une seconde où Icare est retombé, les ailes en lambeaux, bousillées. Cette seconde partie pourrait s’appeler l’hiver. « Enfance » est ainsi suivi d’« hiver ».

Pourquoi avoir choisi le format 16 mm ? Que vous permettait-il ?

MP et GD : Nous avons tourné en argentique 16mm. Thomas Ordonneau, notre producteur à Shellac, a tout de suite entendu ce besoin. Il nous a soutenu et nous l’en remercions. D’abord pour le tégument de l’image, le grain bien sûr, mais aussi la profondeur. Nous y trouvons une sensualité et une texture que le numérique à notre sens ne donne pas pour le moment. Le 16 mm porte d’autres enjeux que le coût par rapport au 35mm. Le tournage argentique en 16 mm nous permet d’être plus légers, la caméra pèse bien moins qu’une 35 mm et elle est plus discrète. Mais le 16 mm permet surtout un grain plus dru encore, une image plus épaisse, comme des empâtements en peinture. Nous souhaitons être plus proche de l’huile et de l’acrylique, voire de la craie grasse que de l’aquarelle ou de la gouache. Nous souhaitions une image charnelle et organique. Le cinéma, c’est 24 fois par seconde quelque chose qui s’effondre. Sans cesse, le photogramme bascule dans un noir, à l’image d’un drame très intime et incessant. Ce drame se ressent dans l’image qui tremble encore un peu, et ce malgré la projection DCP. Enfin, tourner en argentique instaure sur le tournage un ordre presque sacré : on ne tourne pas en claquant des doigts, sans en mesurer les conséquences car on sait que la pellicule coûte très cher. Alors tout devient très cher, précieux, dans l’autre sens du terme. Tout se chérit. Tout devient inestimable. L’ensemble de l’équipe connaît le coût et les (non)comédiens le comprennent vite. Gilles et moi avons besoin de ce silence, de cette attention qui se rapproche presque d’un désarroi. Une magie opère chaque fois que retentit le terme « action ».

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

France / 2022 / Couleur / 16 mm / 87’ — FIDLab 2020

Version originale : français
Sous-titres : anglais
Scénario : Marianne Pistone, Gilles Deroo.
Image : Adrien Lecouturier, Tristan Bordmann
Montage : Marianne Pistone, Gilles Deroo.
Son : Jérémy Morelle
Avec : Julien Nortier, Jade Laurencier, Thierry Zirnheld, Jean-Bernard Peyvieux, Marine Menot, Michaël Mormentyn

Production : Thomas Ordonneau (Shellac Sud).

Filmographie :
Mouton, 2014
Hiver (Les grands chats), 2008
Vivat (Qu’il vive), 2006
Sylvain aux ombres, 2006.