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NIWA NO SUNABA

GARDEN SANDBOX

Yukinori Kurokawa

Sur un malentendu, Sakaguchi est embauchée pour réaliser une vidéo touristique de la ville de Tobako (double fictif de Kawaguchi) en banlieue de Tokyo. Cet argument scénaristique est l’amorce d’une déambulation fantaisiste faite de rencontres inopinées. Kitagawa d’abord, auquel Sakaguchi doit le job. Puis une couturière, elle-même laissant la place à Yoshino avec qui s’esquisse une romance en demi-teinte. Le récit progresse ainsi, par embardées, épousant l’imprévu des apparitions, offrant à la flânerie de son personnage l’occasion de déports de place en place. La ville désertée et arrêtée – le tournage s’est déroulé durant le confinement –, devient la métaphore du désœuvrement des personnages. Garden Sandbox est léger et agile ; son personnage principal, au contraire, claudique. Sa démarche et son corps roide offrent une singulière composition, un brin comique, avec le décor. Se prêtant mollement au jeu, la jeune femme glane auprès de chaque personne des éléments sur la ville et en dessine le portrait par touches successives : une ville industrielle dont les fonderies se sont tues au fil du temps. Le hasard des détours du récit pousse Sakaguchi dans l’intérieur d’une riche famille pour un cours de couture. Scène centrale, elle est invitée par la maîtresse de maison à enfiler une robe de mariée collet monté. Par un geste aussi puissant que radical qui porte le film tout entier, voilà la robe transformée d’un coup de ciseau résolu en haute couture dernier cri. Qu’est-ce qui unit cette escapade buissonnière dont le canevas et les motifs semblent repris du cinéma de Jacques Rozier, un patrimoine industriel en désuétude et la transformation d’une robe de mariée traditionnelle ? Avec Garden Sandbox, dont le titre fait référence au sable utilisé dans les fonderies, Yukinori Kurokawa investit avec allégresse et sans esprit de sérieux la mutation et le r(é)emploi comme source de tous les possibles.
(Claire Lasolle)Yukinori Kurokawa

Entretien sur avec Yukinori Kurokawa

Vous dressez le portrait de la ville de Tobako, qui n’est autre que le double fictif de Kawaguchi, dans la banlieue de Tokyo. D’où vient votre intérêt pour cette ville ? Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de la fictionnaliser ?

La rivière Arakawa, qui longe la frontière entre la ville de Kawaguchi et la préfecture de Tokyo, est inondée à chaque fois qu’un typhon frappe. La rivière Shiba, un affluent de la rivière Arakawa qui traverse le quartier de l’usine Ryoke, où se déroule le film, était également soumise à de fortes inondations qui représentaient une menace pour les fonderies équipées de fours tels que les cubilots. Il y a une cinquantaine d’années, la porte d’écluse de Ryoke, qui figure dans le film, a été ouverte et le canal de drainage de la rivière Shiba a été construit, protégeant ainsi la ville des inondations. Le Japon y est particulièrement sujet, surtout ces dernières années. L’idée originale de ce film était celle d’une ville devenue une ville à moitié fantôme en raison de l’inondation de la rivière. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment nous pouvons être protégés et survivre juste à l’extrême, même si la société réelle est déjà une dystopie. Plutôt que de créer une image de ruine, je souhaitais faire de ce film un asile. Bien que le nombre de fonderies à Kawaguchi diminue d’année en année, Fuji Industries, qui a été utilisée pour le tournage, est toujours en activité. On y coule des pièces automobiles Toyota et des pompes pour les barrages. Ces industries sont l’infrastructure de notre société, bien que nous n’en ayons pas conscience dans notre vie quotidienne. On dit que l’industrie japonaise est sur le déclin, mais les « objets » qui protègent nos vies sont toujours fabriqués quelque part. Kawaguchi est l’endroit idéal pour les voir. Plusieurs images se chevauchent ici. Dans ce lieu, qui est un quartier à la fois résidentiel et industriel, les fonderies ne sont pas bien vues des nouveaux résidents, elles sont puantes, sales et bruyantes, et les sites des fonderies désaffectées sont en friche. Les résidences ont été construites sur un bac à sable [sandbox, ndt] d’oubli. D’un autre côté, le sable est une ressource indispensable pour le moulage, et on l’extrait en abattant des montagnes. Les ressources sont limitées, et leur extraction entraîne aussi une destruction de l’environnement. Il semble y avoir plusieurs contradictions dans la survie au « bord de l’eau ».

Quel était la genèse du projet ? Quelles sont les étapes qui ont conduit à la réalisation du film ?

Le projet de film a démarré au printemps 2021, mais j’ai commencé à réaliser un film documentaire dans ce même lieu en 2020. Je n’avais aucun lien avec Kawaguchi, mais la rencontre avec le roman graphique Time of Blue de mon amie peintre Fumika Inoue, m’y a conduit. Il est basé sur ses souvenirs d’enfance dans le quartier de la fonderie Ryoke dans les années 1970, et raconte avec humour l’histoire d’une petite fille jouant dans les allées autour de la fonderie et dans une maison qui en faisait partie. Ce quartier, qui était encore riche à l’époque, était bordé de coupoles, la rivière était crasseuse, et la petite fille jouait avec des éclats de métal malgré le risque de se blesser. L’une des inspirations de ce film est cette petite fille qui joue comme Buster Keaton. Par-dessus tout, Time of Blue m’a rappelé The Blue of Distance, écrit par Rebecca Solnit, et un poème, In Between Time, un projet non réalisé par Nicholas Ray. Je suis allée avec Fumika à l’endroit qui a inspiré ce livre, j’ai longé la rivière, traversé la ville, et vu la fonderie entre les maisons. La vieille maison où mon amie a passé son enfance était toujours là. Nous sommes devenus amis avec les artisans, et nous avons commencé à réaliser tous les deux un documentaire indépendant, elle dessinait et moi je filmais.

Ce film a été tourné dans une zone confinée du Japon pendant la pandémie. Comment s’est déroulé le tournage et comment cette situation a-t-elle influencé le film et son histoire ?

Après six mois, le catastrophe du Covid-19 a commencé, et à la fin de l’année, un des bâtiments de la fonderie, y compris l’ancienne maison où Fumika avait vécu, a été détruit par un incendie. J’ai regretté de ne pas avoir filmé tout ce que je souhaitais dans la maison et la fonderie, donc j’ai décidé de tourner sur ce site, en espérant le préserver avant qu’un autre bâtiment ne soit érigé. Certains membres de l’équipe ne voulaient pas sortir de Tokyo pour filmer en plein Covid-19, mais c’est la seule chose que je leur ai demandé de faire. C’était une façon pour moi de faire le deuil des personnes et des lieux qui avaient disparu et, plus précisément, du « film » et des « objets » qui avaient été perdus. Pour les tournages en extérieur pendant la pandémie, nous avions pour règle que si quelqu’un portant un masque dans les rues était filmé, nous n’utiliserions pas ces prises. Je me suis abstenu de filmer l’intérieur de la fonderie pendant qu’elle fonctionnait, à cause du Covid-19. Les images tournées à l’intérieur de la fonderie figureront dans le documentaire que nous sommes encore en train de monter et que, j’espère, vous pourrez voir un jour. Ainsi, ce film est encore au plein milieu de son voyage, et peut être considéré comme un rapport provisoire, une carte postale, ou un message dans une bouteille qui n’arrivera jamais nulle part.

Quels étaient les principes d’écriture du récit ? Quelles ont été vos sources d’inspiration ?

Au Japon, il y a une loterie appelée Amida-kuji (loterie des jambes fantômes), qui consiste à tracer des lignes verticales, et d’autres horizontales, et à trouver un gagnant/perdant en zigzaguant de haut en bas. J’ai décidé de structurer le film ainsi, de façon à ce que l’on s’interroge du début à la fin. Chaque fois que je demande au scénariste principal, Ikuhiro Yamagata, d’écrire un scénario, je lui dis toujours que tant qu’il y a un début et une fin, il peut faire ce qu’il veut entre les deux. « Tobako » signifie « dix boîtes » en japonais. Le nom de cette ville fictive a été conçu par Ikuhiro. Dans ces boîtes, j’ai mis les histoires que j’ai entendues lors de mes conversations avec les artisans de la fonderie, les citations des livres que nous avons lus, et plus encore.

Le film cible une poignée de personnages. Qui sont les acteurs ? Comment avez-vous travaillé avec eux ?

Personnellement, je me réfère toujours aux films de Jerry Lewis, que j’admire énormément. Lorsque je regarde ses films comiques, je ressens le danger de voir l’intrigue et sa propre réalité physique s’effondrer en même temps. Et je vois dans cette tension de nombreux indices pour réaliser des films. Cette fois-ci, j’ai demandé à Marino Kawashima, l’actrice principale, de regarder la scène où Kelp se fait gronder par son président dans Docteur Jerry et Mister Love de Jerry Lewis. Je montre rarement ses films à mes acteurs, car ils comprennent souvent mal que je cherche ce genre de jeu excessif, ils refusent de le faire ou se contentent de l’imiter. J’ai dit à Marino de voir le jeu de Lewis et de le faire à sa façon. Marino est merveilleuse, elle était parfaite devant la caméra. Kazuki Niiya, un chercheur en cinéma hispanophone qui a joué avec elle, a dit qu’elle était comme Ana Torrent dans L’Esprit de la ruche, de Victor Erice, et c’est exactement ça. Chaque personne a un physique différent, il s’agit de savoir comment préserver un sentiment de tension sans tuer le physique de la personne, y compris lors de l’improvisation, tout en empêchant le film de se casser la figure. C’est pourquoi je regarde toujours des films classiques.

Pouvez-vous nous en dire plus sur le Kinokoya, le bar dans lequel se déroule l’une des scènes, et qui avait déjà été utilisé par Kyoshi Sugita dans Haruhara San’s Recorder (FID 2021) ?

Les réunions d’équipe, les répétitions, et les essayages de costumes ont eu lieu au KINOKOYA. C’est un petit café-bar de la banlieue de Tokyo que ma partenaire et productrice Yumiko Kurokawa a ouvert il y a trois ans. En japonais, “KINOKO” signifie champignon et “YA” bar, donc “KINOKOYA” : le bar à champignons. Mais KINO-KOYA signifie également cabane-cinéma (« KINO » : cinéma, et “KOYA” : la cabane). Il s’agit d’un mini-espace qui accueille des projections de films indépendants, des rencontres de type ciné-club, et parfois de la musique en direct et des débats publics. Kyoshi Sugita, qui vit à côté, fait partie des réalisateurs qui fréquentent cet endroit. Parmi les jeunes cinéastes, acteurs, critiques, et chercheurs en cinéma qui se retrouvent ici, beaucoup se sont impliqués dans Garden Sandbox. L’existence de KINOKOYA a permis des rencontres et des castings qui n’auraient pas été possibles autrement. C’est très important de créer ce genre de refuge où les gens peuvent se réunir en banlieue et prendre de la distance. À une époque où la production et la diffusion du cinéma sont tellement centralisées, c’est une façon de survivre. Quoi qu’il en soit, le premier film KINOKOYA a été réalisé avec la participation de professionnels et de non-professionnels.

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

Japon / 2022 / Couleur / 70’

Version originale : japonais
Sous-titres : anglais
Scénario : Yukinori Kurokawa, Ikuhiro Yamagata,
Emi Kobayashi
Image : Yasutaka Watanabe
Montage : Kunihiko Ukai
Son : Gen Takahashi
Avec : Marino Kawashima, Kazuki Niiya, Yukino Murakami

Production & distribution : Yumiko Kurokawa (KINOKOYA)

Filmographie :
Village on the village, 2016
Aru shikai no ijyouna ai, 2010
Yoru no thaigokyoushitsu, 2009
Hoteru shimai, 2008
Inran seiho no onna, 1997.