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THE UNSTABLE OBJECT II

Daniel Eisenberg

Soient trois lieux. 1. Un atelier situé en Allemagne où l’on suit la fabrication d’une prothèse de la main. 2. Un atelier de confection de ganterie traditionnelle à Millau, dans le sud de la France. 3. Une usine de jeans à Istanbul, production industrielle à grande échelle. Trois espaces de travail qui se succèdent, mais une manière et un objet communs : les rapports entre main et machine, travail et matière, observés avec patience et rigueur. Des relations et des gestes que Daniel Eisenberg s’emploie à scruter méticuleusement, attentif à chaque action que cela engage et au temps nécessaire à chaque opération, du commencement aux formes achevées. Eisenberg poursuit ici le projet engagé dans son précédent volet, The Unstable object (FID 2011), où il confrontait, par triangulation déjà, le travail dans une usine automobile high tech à Dresde, puis dans un atelier désuet de réparation d’horlogerie à Chicago, enfin dans une fabrique de cymbales à Istanbul. Ici, place est faite aux mains, au corps, à l’image, d’un lieu de production à l’autre : corps reconstitués, corps modelés, corps habillés. Au corps social aussi, que ce soient les corps collectifs au travail ou leurs images façonnées par les objets dont on suit la fabrication. La patience d’une caméra attentive et le rythme fascinant de cette chorégraphie permettent aux gestes de se déployer. La géographie des modes de production engage aussi l’histoire qu’elle sous-tend, comme celle de la mondialisation des échanges. Et, crucial ici, au temps de la production des objets eux-mêmes semble répondre celui du spectateur face au déploiement du film, comme un écho entre regards absorbés, les leurs comme les nôtres. Un beau travail du regard et de la pensée en acte sur le travail, objet bien instable. (Nicolas Feodoroff)Daniel Eisenberg

Interview de Daniel Eisenberg

Avec The Unstable Object (Prix International Georges de Beauregard du FID 2021), vous exploriez notre rapport au travail et à son organisation, ainsi que diverses problématiques liées à la production et à la consommation des objets. Dans ce deuxième volet, vous resserrez le cadre pour étudier plus en détail trois usines implantées dans trois pays distincts, et qui incarnent à leur manière propre trois paradigmes contemporains de la production. Comment s’est construit ce projet de longue haleine ?

Au cours des dernières décennies, nous avons fait l’expérience de l’une des plus spectaculaires périodes de changement que le monde ait jamais connu. Cette révolution technique qu’on appelle révolution digitale a donné lieu à un recalibrage et une reconfiguration de toutes les expériences, de toutes les valeurs, du sens même de toutes choses. Il est tout à fait remarquable que le monde ait si peu été chamboulé par ces changements multiples (en dépit de ces forces déstabilisatrices que sont le changement climatique, la guerre, l’influence croissante de l’autoritarisme, et les déplacements massifs de personnes suscités par des crises diverses).
J’ai souhaité isoler un élément dont je savais qu’il avait été transformé, et qu’il continuerait à être transformé à mesure de la transformation technologique de toute expérience quotidienne et des valeurs associées au travail et à son organisation. Or, l’élément qui m’a semblé le plus propice, c’était l’objet usiné. L’usine est un microcosme du changement général, et un lieu idéal pour en étudier les effets. Dans le premier film, on présente trois usines qui présentent chacune la particularité de s’organiser autour d’un sens défini : la vue, le toucher, ou le son. Ce principe d’organisation produit des relations qui sont parfois spécifiques, et parfois incidentelles. Et surtout, il permet de tirer profit d’une construction conceptuelle inhabituelle pour s’ouvrir à de nouvelles manières d’envisager ce qui se trame réellement sur le site de production : pour les personnes qui y travaillent, celles qui les emploient, et celles qui consomment, utilisent, ou seront identifiées à l’objet produit. L’objet incarne des enjeux distincts pour chacune de ces catégories de personnes, et cette organisation conceptuelle offre à l’esprit un nouveau point d’observation à partir duquel repenser ces questions à la racine. Ce qui continue à motiver ce travail, c’est cette manière de penser la notion de structure, et la réévaluation perpétuelle des interrelations entre la production d’images validées par les appareils de domination d’une part et la consommation d’images d’autre part.

Dans le cas de l’atelier de prothèses de Duderstadt, vous présentez une relation presque artisanale à l’objet, qu’on ne retrouve évidemment pas dans la méga-usine de jeans turque et qui n’est pas non plus tout à fait celle qu’on observe dans la fabrique de gants haut-de-gamme de Millau. Le point commun entre ces trois activités semble être le rôle des corps. Comment avez-vous choisi ces sites d’études et ces activités productives en particulier ? Et comment avez-vous opéré une fois sur place ?

Indiscutablement, le corps est la clé de la question. Dans le premier film, il s’exprimait par les sens (la vue, le toucher, et le son) : et dans ce nouveau film, c’est sa matérialité qui prime. J’ai souhaité travailler sur des usines qui donneraient à voir des aspects conceptuels particuliers du rapport de la masse à l’individu, et le corps est évidemment la métaphore ou la métonymie la plus frappante de cette notion d’individu.
Le choix des sites est bien souvent déterminé par le point de départ conceptuel : c’est à partir de ce dernier qu’on pourra identifier un site qui tienne lieu de démonstration évidente de ce point de départ. De cette manière, si l’on souhaite étudier une usine qui produit exclusivement des objets personnalisés pour chaque usager, il n’y a pas de meilleur exemple que l’atelier de prothèses, dont chaque produit est nécessairement hyper-individualisé.
De là, le fil de pensée se prolonge de manière plus organique. On cherche à présenter des réponses à ce concept de départ, et à étudier ces trois usines comme un ensemble, dont chacune des parties peut opérer à des registres divers, à travers différentes couches de production de sens, afin de suggérer que ces usines sont liées de diverses manières à nos valeurs sociétales et qu’elles participent à les produire.

Vous avez de nouveau recours à une technique déjà employée dans The Unstable Object, et que vous qualifiez d’ « observation sur la durée ». L’unique objet de cette observation, c’est le travail lui-même, qui est présenté au biais de prises longues et par une multitude d’angles de vue. Qu’est-ce qui fait l’intérêt de cette méthode à vos yeux ?

Dans cette troisième décennie du XXIème siècle, le rythme incessant des changements révèle la précarité nouvelle du travail « stable ». La robotique, les IA et les interfaces informatiques remplacent désormais jusqu’aux travailleurs du tertiaire, qui constituent pourtant aujourd’hui le segment le plus fourni de la force de travail. Parmi ces travailleurs, nombre sont d’anciens ouvriers reconvertis. Les travailleurs d’usine que je présente dans mon film appartiennent aux dernières générations d’ouvriers qui fabriqueront des biens. Il ne fait aucun doute qu’ils seront remplacés par des machines et des robots. J’ai passé de nombreuses semaines à éplucher des archives et des bibliothèques au début de ma carrière, et il m’importe de pouvoir répondre à la question suivante : comment documenter notre époque ? Comment les archives du futur pourront-elles conserver les aspects de temporalité et de spatialité permis par la représentation et la reproduction digitale ? Comment être fidèle à la part des images que l’on produit qui échappe jusqu’ici à notre compréhension ? Lorsqu’on documente de manière trop intentionnelle, on limite fatalement le champ de ce qui est vu, entendu, perçu. Dans les archives que je consultais, c’était toujours les documents ouverts et équivoques, porteurs d’un maximum de possibles, qui me semblaient les plus productifs. Par ailleurs, il est désormais clair que tout document s’inscrit dans des conditions fixées par le pouvoir, le capital, l’accès à la technologie, et leurs formes politiques et sociales. En mobilisant des outils démocratiques et un cadre délibérément ouvert à l’autocritique, il est possible de faire l’économie de l’intentionnalité et de devenir plus minutieux, plus ouvert, plus porté sur l’expérimentation dans notre pratique. Ainsi, on peut espérer produire les conditions d’émergence d’une archive à venir qui saura communiquer la complexité de l’expérience de l’usine depuis des perceptives et des subjectivités diverses. Pour que cette archive soit réussie, il faudrait également qu’elle parvienne à retranscrire fidèlement les caractéristiques du temps, de la spatialité, et des formations sociales éphémères propres aux espaces décrits.

Chacune des trois parties donne à voir des constructions radicalement différentes du rapport entre masse et individu sur le lieu de production. Cette dimension vous tenait-elle à cœur dès l’origine du projet ?
C’est un point fondamental. Dans ce deuxième film, je me suis davantage intéressé à l’un des aspects essentiels de la forme sociale occidentale : la relation critique entre l’individu et la masse, le commun, l’État… quel que soit le nom qu’on choisit de donner à ce qui s’oppose à l’individu. C’est une relation qui trouve un point d’articulation sur le lieu de production, et on peut en observer les effets directement sur les objets qui y sont produits. Réciproquement, on observe également que les objets produits réifient et renforcent ces constructions sociales.
La première usine est le plus grand atelier prosthétique au monde, et les formes de travail varient du labeur semi-qualifié et répétitif jusqu’au labeur artisanal hautement qualifié. Là, on transforme un morceau de bois pour façonner ce qui sera le pied de quelqu’un. Les objets produits dans cette usine sont d’abord produits en masse, puis affinés pour devenir absolument singuliers, taillés sur mesure pour répondre à une demande individuelle, de la même manière qu’un membre est individuel.
Dans le second site, l’atelier de gants de haute couture, la relation qui unit le producteur et le destinataire du gant est quasiment d’homme à homme… et pourtant là aussi on trouve la trace d’une division du travail. L’espace social créé par ce labeur fastidieux est tout à fait unique et remarquable. Et cela nous donne le temps de réfléchir à ce qui distingue le fruit du travail manuel d’un objet produit en série. Qu’est-ce qu’on achète, en fin de compte ? Quelles en sont les qualités, comment et où sont-elles produites ? La troisième et dernière usine présente une relation inverse à celle qu’on voit à l’œuvre dans l’atelier de prothèses. C’est une usine où l’on produit des jeans déchirés, à raison de 2000 unités par jour. Bien souvent, le produit est conçu et travaillé pour donner l’impression d’avoir été porté régulièrement par une seule et même personne sur une période longue. On connait tous ce genre de jeans stylisés… déchirés, usés, dématérialisés. Ces objets nécessitent davantage de travail et de moyens technologiques, et ils court-circuitent les valeurs traditionnelles de longévité et de nouveauté. Le paradoxe, c’est qu’ils produisent une garantie d’individualité instantanée alors même qu’ils sont produits à la chaîne.

On observe des gens qui travaillent, qui esquissent et répètent des gestes, qui manient des machines. La dimension sonore, quant à elle, évoque une performance musicale. Comment avez-vous travaillé la question de l’audio ?

On trouve des formes rythmiques particulières aussi bien à l’usine qu’à l’atelier. Dans un cas, ce sont les échanges assourdissants entre les machines et le mouvement humain ; dans l’autre, c’est une radio en fond sonore d’un lieu silencieux. Plutôt que d’utiliser les sons qui nous paraissent importants, il faut tâcher d’utiliser ceux qu’on entend, en les travaillant minutieusement. La règle est simple : se rendre plus sensible au déjà-là.
Dans l’atelier de gants, la Maison Fabre, on avait d’abord demandé à ce que la radio soit coupée, pour pouvoir utiliser les prises sans trop avoir à retravailler l’audio. À l’issue du premier jour de tournage, j’ai eu le sentiment que quelque chose n’allait pas, et j’ai donc demandé aux femmes qui travaillaient dans l’atelier de rallumer la radio, pour qu’elles puissent revenir à leurs motifs habituels de travail. Ça a rallongé mon travail de montage puisque j’ai dû prendre en compte une source audio supplémentaire pour chaque prise, mais c’était absolument nécessaire pour retranscrire fidèlement une journée de travail normale à l’atelier. En fin de compte, l’audio est bien plus intéressant avec la radio en arrière-fond.
Je suis intéressé par la manière dont le son crée de l’espace, dont les oreilles permettent la localisation, dont elles quantifient le volume et les ordres de grandeur. Ce sont là des concepts essentiels pour mon travail, au moins autant que l’image elle-même.

Et comment avez-vous pensé en amont le rythme induit par le montage ?

À force de passer des mois entiers en salle de montage, j’ai appris à faire preuve de rigueur et de clarté au moment de visionner et d’écouter mes bandes. Il faut prendre un peu de distance pour évaluer avec précision ce qu’elles peuvent communiquer au public. Cette distance est nécessaire pour développer de nouvelles relations à la vue et à l’ouïe disjointes du souvenir du site de production. En général, les gens font l’impasse sur cette dualité, et accordent la priorité à l’expérience du site de production, et donc aux premières impressions et à leur subjectivité propre. À mon sens, il est plus important de chercher à voir ce qui nous avait échappé de prime abord, et ce qui se donne à entendre plus précisément dans la salle de montage. Ce sont ces détails qui permettent au film de parler à chaque spectateur sur un pied d’égalité, sans privilégier l’expérience individuelle sur le site de production. Dans la plupart des cas, comprendre exige du temps et de la méthode.

Votre équipe se compose de Matthias Rajmann et Ingo Kratisch. Qu’est-ce qui vous a amené à collaborer avec eux ? Et comment s’est passée cette collaboration ?

Si je comprends bien votre question, vous évoquez l »équipe qui a participé aux films d’Harun Farocki (dont j’étais l’ami). Ingo Kratisch et Matthias Rajmann ont joué un rôle vital dans la filmographie d’Harun. Aussi fou que cela puisse paraître, j’ai rencontré Ingo Kratisch il y a déjà 31 ans, à l’occasion d’un événement organisé par l’Artist’s Fellowship du DAAD de Berlin, en ignorant tout de sa collaboration avec Harun Farocki. Nous étions voisins, et je l’ai connu chez Ulrich et Erika Gregor. Au fil des années, sa compagne Jutta Sartory et lui-même sont devenus de très bons amis de ma famille. C’est de cette amitié qu’a émergé notre collaboration, et je n’ai appris que bien plus tard qu’il avait produit les images des films de Farocki. À l’époque, il ne m’en avait tout bonnement rien dit.
Ingo fait une apparition dans mon film Persistence (1997), et il a tourné chacun de mes films suivants. Ce qui m’a attiré, dans ses films réalisés avec Jutta Sartory, et particulièrement dans O Logischer Garten (1988) et Das Gleiche Wollen und Das Gleiche Nicht Wollen (1991), c’est l’intégrité avec lesquels ils sont composés, leur sensibilité poétique et leur engagement social.
C’est Ingo qui a suggéré que je m’associe à Matthias lorsque nous avons commencé à travailler sur The Unstable Object. Il a été un producteur associé brillant pour l’ensemble de notre travail en Allemagne, et il s’est chargé des prises de son pour les séquences réalisées à l’usine Volkswagen Phaeton de Dresde et à l’Ottobock de Duderstadt. Je me suis moi-même occupé des prises de son dans les deux autres usines, à Millau et en Turquie.
Avec Ingo, on a une manière intuitive de travailler : on sait penser avec l’image et à travers elle, et on discute de stratégies de production tous les soirs après avoir observé l’existant sur le site. On s’accorde de longs moments d’expérimentation et d’exploration après être venus à bout de nos idées initiales et secondaires. On passe au moins quatre jours sur chacun des sites, ce qui est inhabituel. Je ne saurais trop les remercier pour leur collaboration et leur compréhension de ce que à quoi nous cherchons à donner forme.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

France, Allemagne, Turquie, États-Unis / 2022 / Couleur / 204’

Version originale : sans paroles
Scénario : Daniel Eisenberg
Image : Ingo Kratisch
Montage : Daniel Eisenberg
Son : Matthias Rajmann
Production : Daniel Eisenberg.

Filmographie :
The Unstable Object, 2011
Something More Than Night, 2003
Persistence, 1997
Cooperation Of Parts, 1987
Displaced Person, 1981.