• Compétition Internationale

CAN SOMEONE MEET ME IN DARK ALLEY ?

Gaetano Liberti

Luciano Pérez Savoy

Deux jeunes hommes vivent, chacun de leur côté, dans l’espace liminal : soit dans une situation de seuil ou de transition permanente entre deux mondes. L’un de ces mondes, filmé avec une caméra, semble plus « réel » que l’autre, représenté par des images générées par ordinateur (CGI) et exploré par un avatar numérique. Mais rien n’est moins sûr. Car ce que cherche à penser, figurer et raconter le film, c’est bien cette autre réalité que constitue le fait de vivre sur le seuil entre les deux mondes. Pour faire éprouver cette réalité du seuil, les réalisateurs ont imaginé la correspondance qu’entretiennent les deux explorateurs, chacun enregistrant et envoyant à l’autre ses récits de voyage dans la réalité altérée. Les situations alternent entre enregistrement et écoute, voix in et voix off. Le film produit ainsi cette réalité, et le mode d’être flottant qui va avec, en repliant sans cesse les mondes l’un sur l’autre dans l’image audiovisuelle, et chaque fois différemment. Mais qu’ils parlent ou écoutent, une commune absence semble affecter les voyageurs, comme si l’esprit s’était séparé du corps. Cette séparation accorde une étrange liberté : celle de se donner un corps nouveau, de nouvelles puissances de perception et d’action – d’être son propre Prométhée. Au risque de flotter, de faire du surplace dans le suspens du temps, au seuil de l’existence, de l’incarnation même. C’est peut-être ce que vient signifier la ponctuation, au fil du récit, d’un troisième mode de perception : celui des vidéos de surveillance qui filment tout et rien en continu, comme celle qui, braquée sur la place Maïdan le 24 février comme chaque jour, a enregistré pour rien le bruit des premières explosions russes autour de Kyiv. Dans ce film à la fois simple et énigmatique, opaque et lumineux, Gaetano Liberti et Luciano Pérez Savoy convoquent une puissance du cinéma trop rarement employée : celle de manifester, pour l’étudier, une manière singulière ou nouvelle, mais étrangement inquiétante, d’être au monde.
(Cyril Neyrat)

Entretien avec Gaetano Liberti et Luciano Pérez Savoy

Vous avez déjà collaboré sur vos films précédents, mais Can Someone Meet Me In Dark Alley ? est le premier film que vous avez co-signé à deux. Quel était le point de départ de ce film ?

Nous avons démarré notre collaboration il y a trois ans sur un projet que nous avons appelé Ciclos, composé de quatre films, se profilant comme les quatre volets d’un cycle. Alors que l’on développait des idées pour chaque volet, la pandémie a commencé, et nous avons commencé à travailler à distance sur le troisième volet, intitulé Deer Trail. Après un an de travail sur ce dernier, il est devenu urgent de commencer le montage du matériel que nous réalisions sans savoir exactement dans quel but. Nous avons senti que nous devions monter ces images maintenant. À un moment donné, Can Someone Meet Me In Dark Alley?, est devenu un prologue de Deer Trail, même s’il constitue un film à part entière, une fenêtre ouverte sur la vie des personnages dont il est question, les « lieux » qu’ils habitent et des aperçus de leurs voyages.


Au cours du film, deux hommes s’engagent dans une forme de correspondance, partageant leurs histoires oniriques. Comment est née l’idée de cet échange ? Quelle est l’origine de ces histoires et comment avez-vous abordé l’écriture ?

Ces deux personnages habitent un espace liminal, une sorte de « réalité » que nous avons souhaité découvrir. L’une des façons possibles d’y parvenir était de suivre les souvenirs qu’ils laissent derrière eux au sujet de leurs voyages, d’écouter leurs échanges, leur façon de parler, de penser et de voir le monde. À travers cette correspondance, il nous semblait qu’ils cherchaient à comprendre où ils étaient et où ils allaient – en essayant de se souvenir ou de reconstruire ce qui existait avant.


Au milieu du film, l’un des deux protagonistes, qui interprète étonnamment le personnage d’Epiméthée, raconte le mythe de Prométhée. Qu’est-ce qui vous a amené à prendre cette décision ?

Il semble que dans la façon dont ces personnages résonnent, interprètent et pensent, des mythes et autres histoires peuvent se mêler aux leurs afin de déchiffrer quelque chose sur leur passé et d’essayer d’avancer.

Entrecoupant les histoires des deux protagonistes, nous entendons une voix artificielle qui semble reprendre au hasard les commentaires en direct des réseaux sociaux, pendant l’invasion russe de l’Ukraine. Pouvez-vous commenter ce choix ?

Tout comme les histoires qui sont racontées, et les mythes qui se mêlent aux personnages, cette voix artificielle apparaît et devient un troisième personnage du film, un être sans corps. Une entité incertaine qui observe, traite et voyage parfois plus vite ou plus lentement, qui est parfois simplement capable de « voir », parfois peut-être capable de « savoir » les choses différemment.

Dans certains passages, vous utilisez des images de synthèse (CGI). Comment avez-vous travaillé avec ces images ?

Notre approche du travail avec ce type d’images est mieux résumée par une question posée dans le film : « Voyez-vous une différence entre ici et là ? »

Une présence mystérieuse semble habiter les profondeurs sous-marines. Comment suggérez-vous d’interpréter cette figure énigmatique ?

Nous n’en savons pas grand chose, si ce n’est qu’il y a bien quelque chose qui reçoit et émet des signaux là-dessous. Il semble que quelque chose commence et se termine dans ce type de profondeurs.

L’ouverture du film indique « Un prologue au film Deer Trail ». Pensez-vous à une suite ?

Oui, mais elle n’est pas déjà vendue comme une série de deux saisons à Showtime. En tous cas, c’est le prologue du prochain film sur lequel nous travaillons actuellement, Deer Trail.

Propos recueillis par Marco Cipollini

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Fiche technique

Italie, Mexique / 2022 / Couleur / 52’

Version originale : anglais
Sous-titres : sans sous-titres
Scénario : Gaetano Liberti, Luciano Pérez Savoy
Image : Sigurður Möller Sívertsen, Gaetano Liberti, Luciano Pérez Savoy
Montage : Gaetano Liberti, Luciano Pérez Savoy
Son : Gaetano Liberti, Luciano Pérez Savoy, Christian Marchi
Avec : Nicholas Leonardi, Drew Hoffman
Production et distribution : Gaetano Liberti (Have You Seen This Place / Nigel Trei Productions), Luciano Pérez Savoy (Have You Seen This Place / Nigel Trei Productions)

Filmographie :

Gaetano Liberti : J, 2018
Where the Hornbeam Tree Is, 2015
The Gauze, 2015
2075, 2015
Postcard from Home, 2015

Luciano Pérez Savoy : M-1, 2017.