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QUARRIES

Ellie Ga

Que fait-on des pierres qu’on extrait des carrières ? On peut ériger de gros blocs en monuments du pouvoir ou de la grandeur, comme celui dressé par Salazar au bord du Tage en mémoire des conquérants de l’Empire portugais. On peut aussi agencer horizontalement de petits fragments noir et blanc et dessiner ainsi au sol toutes sortes de formes et de figures. Ellie Ga a placé cette opposition au cœur de son nouveau film et a clairement choisi son camp : celui des artisans paveurs de Lisbonne et de leur art en voie de disparition. La méthode est celle de Gyres (FID 2020), avec lequel Quarries compose un parfait diptyque : l’écran comme table lumineuse tripartite, les mains et la voix de l’artiste comme outils d’une performance de pensée chorégraphiée. Le mouvement des images qui vont, viennent, glissent, se juxtaposent ou se superposent, s’accorde au tempo du discours. Tout est mis à plat, confié à la navigation d’une pensée qui, portée par une voix monocorde, s’en tient à l’énoncé des faits, comme les mains se contentent de distribuer les images ou Jorge, maître paveur, d’agencer ses carrés noir et blanc. Si Gyres naviguait en haute mer, porté par les courants océaniques, Quarries resserre le champ sur les mains des hommes et leur usage des pierres à travers les âges. L’art si singulier d’Ellie Ga y gagne en précision et densité. En émotion aussi, par sa manière de lier l’impersonnel de la recherche scientifique au personnel des drames intimes. De sa relation à son frère, paraplégique depuis qu’il est tombé d’une fenêtre, elle fait le refrain auquel le récit ne cesse de revenir comme à son origine. Main d’homo sapiens modelée par ses outils, mains hors d’usage du frère paralysé, fourchette glissant des mains usées du maître paveur. À quoi travaille Ellie Ga ? À la fabrique d’une contre-Histoire : l’esprit de résistance aux prestiges du pouvoir, de la force et de la conquête y trouve refuge dans l’attention et la tendresse accordées à la faiblesse, à l’erreur et à l’oubli. Quoi de plus précieux ?
(Cyril Neyrat)

Interview d’Ellie Ga

Vous faites votre retour au FID avec un film qui mobilise la méthode précédemment explorée dans Gyres en 2020 : l’écran y tient le rôle d’une table lumineuse, tandis que vos mains organisent la circulation des images et que votre voix dirige le mouvement de pensée. Quels ont été le point de départ ou l’origine de Quarries ?

Quarries a plusieurs points de départs, dont certains sont antérieurs à la réalisation de Gyres. Celui que je porte avec moi depuis le plus longtemps, c’est la séquence dédiée aux éolithes – elle m’accompagne depuis huit ans. Quand les éolithes ont été découverts en France et en Angleterre, à la fin du 19ème siècle, l’opinion s’est convaincue qu’il s’agissait des plus anciens outils en pierre taillée jamais exhumés. Un épicier anglais s’est mis en tête de les trouver tous, et a reçu les encouragements des plus grands esprits scientifiques de l’époque. En Europe comme aux États-Unis, la plupart des grands musées ont collectionné ces pierres. On sait aujourd’hui qu’il ne s’agissait que de cailloux dont le sens et l’importance avaient été créés de toutes pièces par le désir humain. Depuis, ces pierres ont perdu leur statut d’artefact, mais elles sont devenues des “culturefacts” (des “faits culturels”, ndT) : si elles ne nous apprennent absolument rien au sujet de l’humanité préhistorique, elles nous renseignent en revanche sur la mentalité en vigueur au 19ème siècle.

D’où vient votre intérêt pour le pavé calçada des trottoirs lisboètes ? Qu’avez-vous vu ou découvert dans cette technique, dans cette tradition, qui vous ait décidé à faire de la chaussée portugaise le motif central de ce film ? Pourquoi préférez-vous les calçadas aux statues ?

Je suis fascinée par le désir humain de projection sur la pierre, sur la surface minérale. À la période même où j’entamais mon exploration des cartons d’éolithes stockés au Maidstone Museum, dans le Kent, on découvrait au fond du Bassin du Turkana, au Kenya, les Lomekwi 3, qui étaient authentiquement les plus anciens outils de pierre jamais exhumés. On voit des répliques de ces outils dans une séquence de Quarries. Transformer une pierre afin d’en faire un outil exige une capacité de projection mentale particulière, que j’ai commencé à mettre en lien avec d’autres espaces et d’autres histoires auxquels j’étais confrontée : ainsi des dessins peints sur des galets dans l’univers concentrationnaire des camps insulaires de la Mer Égée pendant la Guerre Froide (et notamment le camp, tristement célèbre, de Makronissos). Il n’est pas impossible que ces galets, qui sont aujourd’hui entreposés dans des musées ou des collections d’archives, aient été des fragments ou des éclats de ces mêmes pierres que les détenus devaient ouvrager pour ériger des répliques d’antiquités grecques sur l’île.
Dans Quarries, cette histoire surgit à deux reprises : d’abord par le biais d’un laboratoire de neuroscience new-yorkais, puis au travers du travail de l’artiste Vaso Katraki. La visite du musée Katraki est insérée dans un récit plus large qui porte sur les marques personnalisées gravées par les calçeiteros dans le pavé lisboète. Du temps où j’habitais Lisbonne, en 2019, je lisais beaucoup au sujet des origines de la calçada et du travail forcé. Ces idées étaient bien présentes dans mon bagage mental lorsque j’ai entrepris de documenter le travail de Jorge Duarte, l’un des derniers calçeiteros lisboètes, peu de temps avant sa mort.
J’avais un peu honte d’évoquer ma fascination pour la calçada auprès des lisboètes. Il est de notoriété publique que les touristes en raffolent. Pour moi, pourtant, la calçada n’est rien de moins que la pierre philosophale du profane : qui regarde le pavé assez longtemps y découvrira plusieurs fils narratifs qui mènent respectivement au travail forcé, à la colonisation, à un savoir au bord de l’obsolescence et à l’agilité de la main humaine.
Vers la fin de Quarries, on découvre une marque laissée clandestinement par Jorge sur l’Avenida da Liberdade. J’ai été émue par ce geste humble, ce désir d’être reconnu pour un travail accompli, tout en se préservant d’une quelconque vanité puisque que ces marques étaient destinées à être piétinées et à demeurer largement anonymes. Et en même temps, le désir de laisser une marque dans la pierre est aussi un geste d’hubris et de propagande, comme en attestent des monuments tels que le Padrāo dos Descobrimentos ou les répliques des constructions antiques érigées à Makronissos.
La calçada est-elle l’objet central de Quarries ? L’idée que Quarries aurait un centre m’inspire une certaine résistance. Mais indubitablement, Quarries a été agencé en songeant à la calçada – une pluralité d’histoires qui s’étendent en rayons, sans point de départ ni d’arrivée.

Entre les courants océaniques explorés dans Gyres et la relation entre main et pierre dans Quarries s’opère un changement radical en termes de champ, d’échelle, de matérialité, qui semble avoir profondément influencé le ton, la matérialité, le ressenti du film lui-même – alors même que la méthode et la forme paraissent inchangées. Étiez-vous consciente de cela lors de la réalisation du film ? Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Je me représente Quarries comme une succession de phrases entre parenthèses. Il n’y a pas de fil transversal, pas d’histoire centrale autour de laquelle se réuniraient les parenthèses. La structure s’apparente plutôt à une succession de parenthèses qui s’agglomèrent autour d’histoires plurielles et récalcitrantes à la mise en récit: l’histoire de mon frère, et de ce qui l’a amené à sa situation présente; celle de la photographe refusant elle-même de raconter sa propre histoire (le spectateur n’apprendra jamais pourquoi le livre évoqué demeure un chapitre douloureux de sa vie); un aperçu éclatant et fugace de notre ancêtres préhistoriques et la marque d’une main préhumaine; les histoires inconnues, les noms inconnus des personnes réduites en esclavage qui ont pavé les rues de Lisbonne.
Dans Quarries, on assiste à une lutte acharnée entre flux et stase, laquelle s’exprime à la fois dans le récit et dans la forme visuelle. L’exemple le plus parlant de cela, c’est la description des mains de mon frère qui passent de la stase au flux au fil du film. Au niveau visuel, ce jeu se traduit par l’accumulation d’images à l’écran qui se sédimentent jusqu’à former une couche pétrifiée qu’on balaye ensuite pour révéler, en dessous, une image qui coule “en temps réel”.

Le mouvement du film suit celui de votre pensée cheminant au travers d’un réseau proliférant de motifs et d’objets d’études. Pouvez-vous nous présenter votre méthode de recherche ? Comment s’opère la collection et la sélection de ces motifs ?

J’aimerais augmenter le terme de « méthode », par le biais de mots comme « circonstance » et « mantra ». J’envisage la méthode, ou du moins, la méthode dans sa relation à mon travail, comme une série de circonstances dans lesquelles on peut se trouver pris, ou que l’on peut créer soi-même, ou sur lesquelles on ne peut exercer aucun contrôle et avec ou contre lesquelles il s’agit pourtant de travailler. Limités par ces circonstances (lesquelles n’ont rien d’immuables), on trouve nos mantras – nos refrains de travail –, exactement comme le fait Ida dans la nouvelle de Gertrude Stein. Bien que les circonstances de la vie d’Ida soient changeantes, elle se raccroche régulièrement à son refrain : « Je suis moi puisque mon petit chien me connaît ». C’est un autre mantra qui m’a poursuivi pendant la réalisation de Quarries et de Gyres : celui des poèmes parlés de David Antin, et notamment du Bruit du Temps, au cours duquel il évoque la narration comme la représentation de « la conformation de quelqu’un qui souhaite quelque chose avec la menace et/ou la promesse d’une transformation qu’il ou elle peine à accomplir, ou à empêcher, ou les deux tout à la fois. »

Pourriez-vous présenter le montage du film, c’est-à-dire : sa structure narrative ? Découle-t-elle du mouvement général du processus de recherche ? Dans quelle mesure le mouvement cinématographique de la pensée est-il une représentation fidèle du mouvement de recherche ?

Quarries a été composé en passant au crible des conversations orales et des correspondances écrites. Aux sources littéraires écrites se mêle une part de ouï-dire (quelqu’un me rapportant quelque chose qui lui aurait été rapporté). Ces modalités diverses de partage de savoirs et d’information ont ensuite été fusionnées au sein d’un texte destiné à la lecture orale, mais qui n’a pas vocation à imiter la fluidité de la parole quotidienne. Au contraire : c’est un style d’écriture ciselé, qui tend parfois vers le staccato, qui sort des schémas rythmiques conventionnels. Tout cela participe d’un processus délibéré de déchiquetage des phrases qui sont ensuite réunies sous la forme d’une mosaïque.
Comment les conceptions de progrès linéaire pétrifient-elles certaines valeurs dans le récit historique, dans la recherche scientifique, dans les théories évolutionnaires – et jusque dans notre évaluation de notre relation aux autres ? Dans Quarries, le savoir est oublié et redécouvert – ou au seuil de la disparition. Nous sommes confrontés aux implications effrayantes d’une temporalité motivée par le progrès : la mouche qui foule une balle dans un laboratoire de neuroscience ; les camps d’incarcération conçus pour éradiquer le communisme ; la valeur d’usage des mains humaines habiles. Et pourtant, les brèches ouvertes par la résistance à cette progression ne manquent pas.

Outre le pavé de la calçada, un second pôle narratif s’articule autour de la personne de votre frère, autour de son accident et de son handicap. Le film trouve son mouvement entre ces deux pôles, l’un très intime et douloureux, l’autre se parant du ton impersonnel de la recherche scientifique. Pourtant, votre voix ne se défait à un aucun moment de son ton détaché, résolument froid et « minéral ». Comment avez-vous travaillé ce tissage du personnel et de l’impersonnel ?

Résister à l’attrait d’une histoire principale autour de laquelle arranger cet agglomérat de parenthèses implique de niveler à la fois la voix et l’image. Le ton égal que j’adopte est délibéré : je veux créer une surface lissée, un plateau démocratique qui ne voit aucune histoire privilégiée par rapport à une autre dans la narration. Ma voix monotone et le refus de hiérarchiser les informations tirées de sources différentes s’associent à des images qui sont elles aussi traitées indistinctement et sans traitement de faveurs. Ici, un livre de photographie surdimensionné est plié pour tenir dans une présentation sur iPhone, tandis qu’ailleurs une image banale de fleurs en plastique à une fenêtre est répétée jusqu’à se charger d’un degré de pathos qui outrepasse sa qualité générique.
La recherche scientifique présentée dans Quarries est le fruit de conversations avec un panel divers d’interlocuteurs et d’interlocutrices (parfois inopinées, et parfois planifiées) au cours desquelles des obsessions se superposent, des savoirs sont échangés et des amitiés souvent nouées. Le processus de recherche à l’origine de Quarries a été entrepris avec l’intention de devenir une auditrice et une interrogatrice légèrement plus affûtée. En ce sens, il n’est guère de recherche qui ne soit personnelle.

Propos recueillis par Cyril Neyrat

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Fiche technique

Portugal, Suède, France / 2022 / Couleur / 40’

Version originale : anglais
Sous-titres : français
Scénario : Ellie Ga
Image : Ellie Ga
Montage : Ellie Ga
Son : Ellie Ga, Mikael Lundh Soundscraper

Production : Ellie Ga.

Filmographie : Gyres, 2020.