• Compétition Internationale

SOBRE LAS NUBES

ABOUT THE CLOUDS

María Aparicio

Portrait d’une ville et fresque contemporaine d’une classe moyenne regardée dans son rapport au travail, Sobre las nubes dépeint le quotidien de quatre personnes, dans un geste à la fois ample et sobre, généreux et précis. La mise en scène, dépouillée de tout effet, est tout entière dévouée à l’attention portée aux personnages. Ramiro, Nora, Hernán et Lucía ne se connaissent pas. Ils n’ont en commun que d’occuper un emploi, ou d’en chercher un, et d’habiter la même ville. Ils ne se rencontreront jamais, mais tous croiseront le chemin de cette jeune femme aux traits aquilins, présence musicale qui vient discrètement harmoniser le film en le ponctuant de ses tendres mélopées. Dans l’observation et le retrait, María Aparicio laisse ces présences solitaires évoluer en parallèle. Sans jamais hausser la voix, c’est dans la retenue et la mesure que le film se déploie, faisant le pari de l’humilité. Quand, au beau milieu de la nuit, une policière demande à un chanteur travesti en femme d’aller chanter ailleurs, alors qu’il mimait en playback l’interprétation de Tacea la notte placida (Silencieuse, la nuit placide) par Maria Callas, c’est toute la tristesse d’un monde réduit au silence qui se voit ramassée en une séquence d’une rare beauté. Dans cette peinture mélancolique en noir et blanc, la poétique de l’image élève le quotidien à l’insolite, la morosité à la douce fantaisie, dans de discrètes épiphanies, comme ces tours de magie effectués avec espièglerie ou ce malin plaisir pris à la récitation d’un texte de théâtre. « J’étais triste, mais je vais mieux », dit l’un des personnages à la fin du film. De même que les nuages surplombant la ville vont et viennent, pris dans l’infini mouvement du temps, la tristesse des personnages finit par s’apaiser, et semble disparaître « dans ce lieu que personne n’a jamais visité, et que nous appelons le passé », selon les mots de Juan José Saer (Las Nubes). (Louise Martin Papasian)María Aparicio

Entretien avec María Aparicio

Sobre las nubes suit le quotidien de quatre personnes à Córdoba, toutes de classe moyenne, et en particulier leur rapport au travail, dimension essentielle du film. Qu’est-ce qui vous a conduit à ce projet ?

Je suis née à Córdoba où j’ai vécu dans le même quartier du centre-ville toute ma vie. C’est là qu’a été tourné Sobre las nubes. Je ne peux pas dire que je tenais à faire un film sur ma ville, je n’oserais jamais assumer un tel point de départ tout simplement parce que je ne crois pas qu’il puisse y avoir une vision d’ensemble de ce qu’est une ville. Je peux néanmoins affirmer que ce qu’on voit dans le film est très proche de la vie que je mène à Córdoba, avec des choses que j’ai pu observer au fil des années, avec des expériences que la vie de mes parents ont permises et grâce au fait qu’ils ont donné naissance à mon frère et à moi. D’un autre côté, le concept de travail au sens large m’intéresse énormément, parce qu’une bonne partie des problèmes que connaît le monde se cristallisent dans le rapport que les gens entretiennent avec l’argent et leur façon de l’obtenir.

Le film ressemble à un film choral sans en être un ; les quatre personnages ne se rencontrent jamais, mais leurs chemins croisent au moins une fois celui de la jeune femme sur qui s’ouvre le récit, qui établit un lien entre eux. Pourquoi ce parti pris ? Et comment avez-vous travaillé sur la structure du film ?

La structure centrale a été établie dès les premières versions du scénario, mais tout a été réécrit et reformulé jusqu’au dernier jour de tournage. Dès le début, l’idée était présente de filmer quatre personnages car j’ai toujours eu en tête que la multiplicité d’histoires pouvait représenter d’une certaine manière l’expérience collective de vivre en ville. En même temps, les premières idées de séquences s’appuyaient sur des choses que j’avais observées dans la rue et qui impliquaient des gens de différentes générations et différents milieux. Le fait que les personnages ne se croisent pas m’a aussi forcée à trouver des liens moins visibles entre eux et à réfléchir aux interférences de l’espace et du temps au cours du film.

Comment avez-vous choisi vos acteurs et comment avez-vous travaillé avec eux ? Ont-ils participé à l’élaboration de leur personnage ?

Le processus a été très long et les acteurs ont été impliqués très tôt. J’avais très peu d’expérience en direction d’acteurs mais je voulais éviter un processus de casting classique. Je ne considère pas la virtuosité des acteurs comme quelque chose de fondamental, bien au contraire. Il est plus important pour moi que ce soit des gens avec qui j’aime parler et réfléchir et avec qui je puisse partager la tâche complexe d’inventer les personnages pour pouvoir trouver le cadre cinématographique dans lequel les inscrire. Par conséquent, le casting se compose principalement de personnes très proches avec lesquelles nous partageons une grande partie de notre quotidien à Córdoba, dont plusieurs ont une expérience d’acteur et dont d’autres n’avaient jamais joué de leur vie. Il y a eu beaucoup de réécritures du scénario en fonction des conversations qu’on a eues avec les quatre personnages principaux et avec Octavio Bertone, qui est intervenu sur la direction d’acteur.

Vous utilisez des images de votre court-métrage Hombre bajo la lluvia, dans lequel figure l’entretien d’embauche d’Hernán. Pourquoi ce choix et dans quelle mesure ce court-métrage était-il précurseur de Sobre las nubes ?

Lors du tournage du court-métrage, la première version de Sobre las nubes était déjà écrite. Je voulais pouvoir tourner ce film dans de meilleures conditions que mon premier film, ce qui impliquait une longue période de recherche de financements. Pendant un bon moment, nous n’avons pas réussi à lever de fonds mais j’avais vraiment besoin de tourner, donc j’ai décidé de prendre un extrait du scénario et de l’adapter en court-métrage. La scène de l’entretien d’embauche d’Hernán avait été écrite en premier parce que j’avais connu une expérience similaire il y a plusieurs années et après l’avoir tournée, je me suis mise à observer le monde du travail et sa cruauté plus attentivement. Aussi la réalisation de ce court-métrage m’a été très utile afin de commencer à explorer certaines idées clés de Sobre las nubes.

La quasi intégralité du film est tournée en plan fixe. Comment avez-vous travaillé avec le directeur de la photographie et pourquoi avoir tourné en noir et blanc, dans ce format ?

Je voulais établir une distance entre le film et un registre purement réaliste. De nombreux éléments du quotidien tiennent une place centrale dans les histoires des personnages, et ça m’intéressait de m’en démarquer avec une mise en scène à la fois austère et élaborée, marquée, construite. En ce sens, je crois que le noir et blanc dilue immédiatement un certain réalisme dans les images parce qu’il s’agit d’un registre qui ne correspond pas à notre façon de voir les choses. De plus, le noir et blanc a également à voir avec des recherches sur la photographie analogique qui m’intéressaient et que je partage avec Santiago Sgarlatta, le directeur de la photographie, qui faisait partie du projet dès le début. D’autre part, les plans fixes et le noir et blanc viennent aussi probablement des films que je regardais pendant que je faisais Sobre las nubes, dont la plupart étaient des classiques du cinéma.

Le film montre aussi les personnages dans leur rapport à la ville, pour les mettre en scène dans des espaces récurrents. Pouvez-vous nous parler de cette dimension ?

On pourrait dire beaucoup de choses sur les centres-villes, mais il y a un aspect qui les caractérise presque tous : les classes sociales s’y mélangent. Elles ne dialoguent ou n’interagissent pas forcément mais elles se mélangent, même à Cordoba où la police applique une politique de ségrégation très forte aux classes populaires vis-à-vis de l’espace public. Cette dimension de l’urbanité me semble centrale car de nombreuses tensions des tragédies actuelles et quotidiennes du monde dans lequel on vit s’y retrouvent. Il y a également des moments de rédemption dans les villes. Il y en a peu, mais il y en a. Cette dichotomie, je la vois tous les jours et c’est là que j’ai essayé d’inscrire le film.

Vous citez de nombreux textes dont des passages sont lus ou récités, comme le poème Nubes (Nuages) de Jorge Luis Borges ou le roman Las Nubes (Les Nuages) de Juan Jose Saer, dont s’inspire le titre du film. Quelle a été l’influence de ces textes sur le film ?

La signification des nuages a changé au cours des années passées à travailler sur ce film. Au début, la pluie était l’un des éléments qui reliait les personnages et qui était pertinent dans le développement de l’intrigue. Puis, je me suis rendue compte que ce qui nous intéressait vraiment, plus que la pluie, c’était les nuages, pour des raisons complexes que je vais tenter d’expliquer brièvement. En sus de la ville et du travail, le temps en tant que concept est devenu fondamental ; les personnages sont filmés sur plusieurs années, leur vie avance, change et se déploie en fonction de l’impact du temps sur eux. Et curieusement, les nuages sont une manifestation merveilleuse du temps : rien n’est statique chez eux, ils sont en mouvement constant, or le mouvement est un signe de vie.
J’ai fini par comprendre cela grâce au texte de Saer (un court extrait du merveilleux roman Las nubes) mais surtout avec le poème de Borges. J’apprécie énormément que vous l’ayez mentionné parce qu’il est cité au générique mais il ne fait pas partie du montage final. J’aurais adoré l’intégrer au film mais pour des raisons mystérieuses liées au montage nous n’avons pu trouver sa place. Voici le poème de Borges :

Pas une chose au monde qui ne soit
nuage. Nuages, les cathédrales,
pierre imposante et bibliques verrières,
qu’aplanira le temps. Nuage l’Odyssée,
mouvante, comme la mer, neuve
toujours quand nous l’ouvrons. Le reflet
de ta face est un autre, déjà, dans le miroir
et le jour, un labyrinthe impalpable.
Nous sommes ceux qui partent. Le nuage
nombreux qui s’efface au couchant
est notre nuage. Telle rose
en devient une autre, indéfiniment.
Tu es nuage, tu es mer, tu es oubli.
Tu es aussi ce que tu as perdu.

Propos recueillis par Louise Martin Papasian

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Fiche technique

Argentine / 2022 / Noir & blanc / 146’

Version originale : espagnol
Sous-titres : anglais
Scénario : María Aparicio, Nicolás Abello, Emanuel Diaz
Image : Santiago Sgarlatta
Montage : Martín Sappia
Son : Juan Manuel Yeri
Avec : Malena Leon, Eva Bianco, Pablo Limarzi, Leandro García Ponzo

Production : Pablo Ratto (Trivial Media).

Filmographie :
Hombre bajo la lluvia, 2018
Las Calles, 2016.