• Compétition GNCR

UNRUEH

UNREST

Cyril Schäublin

Trois jeunes femmes au port altier, ombrelle à la main, entrent dans le cadre, en bas à droite, s’avancent sur un balcon faisant face à une immense forêt, et demandent au photographe si elles sont bien « dans l’image ». Dès son ouverture, dans ce plan aux accents impressionnistes, étonnant de beauté, le film de Cyril Schäublin pose l’un des motifs qui reviendra tout au long de son récit. Dans la vallée de Saint-Imier au nord-ouest de la Suisse, des gendarmes à la bonhomie assurée surveillent le cadrillage photographique de la ville pour le catalogue publicitaire de l’usine d’horlogerie locale, empêchant les passants, ouvriers et ouvrières pour la plupart, d’entrer dans le champ des photos. Par ce jeu de mise en scène, Cyril Schäublin vient traduire avec finesse un des enjeux politiques de sa réflexion : entrer dans le cadre, en sortir – celui de la photo, celui de l’Histoire. On est à la fin du XIXème siècle, six ans après la Commune de Paris, le capitalisme se pérennise et impose de nouvelles façons d’organiser le temps, l’argent et le travail. Parmi les ouvrières de l’usine, Joséphine Gräbli, qui produit l’unrueh – le balancier situé dans le cœur mécanique de la montre – s’engage dans le mouvement local anarchiste où elle rencontre le géographe russe Piotr Kropotkine. Écrin de luttes passées, le film esquisse, à travers leur parcours, tout en discrétion, dans l’écoute et sans jamais hausser le ton, la montée d’un sentiment politique commun. À l’image de l’anarchisme, dont il s’inspire jusque dans sa structure et dans la composition de ses plans, Unrueh suit une construction rhizomatique et décentrée. En disposant ses protagonistes, telles des figurines, dans les marges de ses cadres, Cyril Schäublin déplace notre regard sur les grands moments l’Histoire. Et le film, de nous inviter à questionner le présent et notre expérience du temps, à l’aune des grands récits établis dans le passé.
(Louise Martin Papasian)Cyril Schaüblin

Entretien avec Cyril Schäublin

Unrueh est votre deuxième long métrage, sélectionné lors de l’édition FIDLab2019 et lauréat du Prix de la Fondation Camargo. Le décor est planté à Saint-Imier, canton du nord-est de la Suisse, devenu l’épicentre politique du mouvement anarchiste international au lendemain de la Commune de Paris. Pourquoi ce choix de faire un film d’époque tout en convoquant le présent de manière frontale et percutante ?

Je me suis dit que retourner dans une petite ville spécialisée dans l’horlogerie à la fin du 19ème siècle me permettrait d’aborder des questions sur la façon dont les nouvelles technologies et la crise économique nous affectent. Les technologies comme les communications longue distance qui ont accompagné l’avènement du télégraphe dans les années 1870, la diffusion de la photographie et des représentations visuelles, ou les appareils de mesure du temps, avec la démocratisation des montres. Quel effet ces technologies ont-elles eu et ont-elles encore sur les relations entre les gens et sur la possibilité de former des communautés ? Peut-être qu’une des questions qui occupent notre présent, tout comme dans les années 1870, est de savoir comment nous réécrivons notre propre histoire, comment nous définissons l’histoire et quelles informations nous en retirons. Afin de revoir les constructions de notre présent, et notre façon d’imaginer nos communautés.

Le film suit la rencontre entre l’une des ouvrières de l’usine de fabrication de montres, Joséphine Gräbli, qui fabrique l’unrueh – le cœur mécanique de la montre, le balancier – et le cartographe voyageur russe, Pyotr Kropotkin. À la fin du film, dans la forêt, ils marchent côte à côte tandis qu’elle lui décrit méticuleusement, étape par étape, son travail. Dans cette description, le chemin de la séduction se fond dans ce dialogue professionnel. Plan suivant : la montre s’arrête. Comme si l’amour était intemporel et ne pouvait se mesurer au temps ? Comme si le temps ne pouvait être le seul régulateur de notre monde ?

J’avais envie de transformer le côté « histoire d’amour » du film en une forme de raillerie ou de caricature du genre, qui culmine avec la scène finale dans laquelle leur amour, leur rencontre se trouvent romancés et commercialisés lorsque des gens achètent leurs photographies. Mais en même temps, comme toujours sans doute, l’amour échappe à toute définition au final. Même si leurs portraits sont visibles et à vendre. J’aime cette phrase d’Arthur Rimbaud : « L’avenir est à réinventer ». Alors, la montre qui arrête de mesurer le temps à la fin du film est peut-être le point de départ d’une réinvention, en échappant aux mécanismes de contrôle du temps et aux affabulations nationalistes qui continuent de gouverner nos vies aujourd’hui.

Mais plus que cette rencontre, ce qui est central dans votre film, c’est cette volonté affichée de faire des tableaux vivants de toutes les situations de travail, de fabrique, de jeux de pouvoir, de négociations politiques et commerciales. La peinture tout comme la photographie s’invitent comme espace pictural formel tout autant que cette signature unique des cadres que vous élaborez avec élégance et singularité avec votre chef opérateur, Silvan Hillmann. Comment travaillez-vous ensemble ?

Silvan et moi avons multiplié les voyages dans la région où nous allions tourner, les montagnes du Jura, en parcourant sans relâche les petites villes, en prenant des photos ou simplement en buvant une bière sur un banc. Nous avons aussi passé quelques nuits à la belle étoile, autour d’un feu de camp. Nous nous sommes peu à peu familiarisés avec les paysages, les gens et l’architecture. Certaines personnes rencontrées lors de ces excursions ont plus tard joué dans le film. Il était clair dès le départ que nous recherchions des images lisibles et reconnaissables de par leur nature à l’évidence construite. Ces images, clairement façonnées, nous invitent à regarder la construction filmique, qui va de pair avec la construction d’une époque, un décor supposé appartenir au passé. Les ordres manifestement construits peuvent aussi appeler à être réorganisés et modifiés plus facilement.

À ce sens du décalage du cadre mais aussi du rapport que le son entretient avec l’image, vous ajoutez d’autres motifs décalés, drôles voire burlesques : l’utilisation de quatre temps différents (celui de l’usine, de la poste, du village, de l’église), un duo de Laurel et Hardy corporellement inversé, le cynisme de la discussion entre le patron de l’usine et le représentant politique italien… Quelles valeurs donnez-vous à ces éléments narratifs satellitaires ?

L’idée était en quelque sorte de rejouer des situations de tous les jours dans le passé, dans les années 1870, avec des personnes du présent. J’ai donc décidé de faire appel à des gens qui travaillent de nos jours dans l’industrie de l’horlogerie, mais aussi à des gens ordinaires comme des chauffeurs routiers, d’anciens détenus, des architectes, des universitaires ou des charpentiers. Des gens que j’imaginais pouvoir reproduire un langage du passé qui ne fasse pas « historique ». Je voulais que les participants au film parlent un langage de tous les jours, parce que j’imaginais que ce genre de langage quotidien marginalisé et aléatoire existait déjà dans les années 1870, comme c’est le cas aujourd’hui. Il était donc important que ces « récits satellitaires » soient aussi d’actualité, pour que les gens puissent facilement aborder des sujets qui leur semblent normaux, même s’ils sont dans un passé historique. J’imagine que c’est ainsi que les histoires et les moments que vous mentionnez sont entrés dans le film : en essayant de trouver des sujets de conversation relativement intemporels du point de vue de la langue.

La violence des rapports humains et de la lutte des classes est présente (ceux qui ne payent pas l’impôt ne peuvent voter, voire sont emprisonnés) quand bien même n’advient aucun éclat de voix ou comportements de révolte. Tout est étrangement sourd, calme, convenu, débité dans une diction parfaite et empreint d’une politesse extrême. Pourquoi ce choix neutre et policé de l’énoncé des rapports sociaux de domination ?

Ce type de violence feutrée, silencieuse, mais sans doute systématique, présente dans bien des aspects et situations de la vie quotidienne aujourd’hui en Suisse – une société extrêmement capitaliste – me semble bien plus dévastatrice, puissante et efficace que la violence physique « réelle ». Le fait que les gens acceptent cette violence structurelle avec autant de désinvolture et d’insouciance me semble catastrophique, mais aussi comique, quelque part.

Le livre de Pyotr Kropotkin, Mémoires d’un révolutionnaire, vous a servi de base pour l’écriture de votre film. Quelles sont les autres références, iconographiques et cinématographiques, auxquelles vous avez puisé ?

Le livre La condition ouvrière de Simone Weil m’a encouragé à poursuivre sur cette voie, tout comme Blind Spot de Teju Cole, ou les poèmes de Patrizia Cavalli. Sans oublier les tableaux de Franz Gertsch, ou des films comme Le Fils unique de Yasujiro Ozu ou A Santanotte d’Elvira Notari.

Propos recueillis par Fabienne Moris

  • Compétition GNCR

Fiche technique

Suisse / 2022 / Couleur / 94’ —FIDLab 2019

Version originale : suisse allemand, français, russe
Sous-titres : anglais
Scénario : Cyril Schäublin
Image : Hillmann Silvan
Montage : Cyril Schäublin
Son : Miguel Cabral Moraes

Production : Linda Vogel (Seeland Filmproduktion)
Distribution : Virginie Devesa (Alpha Violet).

Filmographie :
Il faut fabriquer ses cadeaux, 2021
Dene wos guet geit, 2017
Modern Times, 2013
Portrait, 2011
Lenny, 2009.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR