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The Sun and the Looking Glass – for one easily forgets but the tree remembers

Ein Qiniya, petit village palestinien de Cisjordanie, occupé depuis 1967, c’est le décor où Milena Desse va mener une enquête : comment déchiffrer les traces inscrites pour en restituer l’Histoire ? Comment mettre en lumière, comme on dit, de tels lieux ? Décidée à déplier les couches et à décrypter les replis comme autant d’indices d’une histoire ensevelie, voici la jeune cinéaste à oeuvrer en archéologue, munie d’une loupe et d’une caméra. Dans un jeu de proche et de lointain que programme le premier plan, le film se fait scrutateur et détective. Et tour à tour de se focaliser – gros plans vus à travers la loupe – sur des vestiges exhumés, ici un débris de métal rouillé, là un étui de balle rongé, à en repérer des survivances, comme ces ânes ou ces traces peintes sur des murs de bâtiments restaurés, à signaler la fragilité des restes dissimulés et leur force d’insistance à témoigner comme dans un palimpseste. Mais la loupe se fait autrement encore révélatrice, grâce aux rayons du soleil, à faire naître du texte. Une lumière, métaphore et outil, on l’aura compris, par laquelle advient le récit de ce que furent ces lieux, noircissant une feuille blanche où surgissent sous nos yeux, mot à mot, les phrases de ce qui en fut la chair. Jeu de va-et-vient, celui du temps repris à rebours avec l’apparition des mots qui s’impriment sur ces pages, alors que se fait entendre un monde de murmures, de bruissements, de crépitements, comme autant d’échos indistincts et insistants de ce qui sourd. A l’instar des arbres du titre dont les écorces, pelures devenues parchemins involontaires, s’avèrent être les témoins inopinés des chaos et des revers de l’Histoire. (N.F.)

Dans votre film, tourné à Ein Qiniya, village palestinien de Cisjordanie, vous abordez la question épineuse de l’Histoire, de la mémoire et du territoire. Votre intérêt pour cette région ?
Milena Desse : Interrogeant depuis plusieurs années les questions coloniales, celles de la transmission et de la mémoire dans mes recherches et ma pratique artistique, cette géographie et les histoires qu’elle porte ont résonné en moi avec beaucoup d’intensité. Je m’y suis retrouvée un peu par hasard en 2018 pour travailler pour l’artiste Sliman Mansour à Ramallah. Cette première rencontre avec la Palestine a fait naître en moi le désir d’y retourner, de la regarder de plus près et de l’écouter plus longtemps, et une chance m’a été offerte avec beaucoup de générosité par les personnes derrière Sakiya [la fondation artistique et écologiste belgo-palestinienne installée à Ein Qiniya], où je me suis retrouvée en résidence en 2019.

C’est une région très médiatisée. Vous prenez le parti de vous centrer sur les lieux, le paysage, les objets, l’archéologie immédiate, et bien sûr l’arbre du titre. Pourquoi ce choix ?
Le personnage principal du film est un arbre, le qaiqab. L’histoire est en quelque sorte racontée à travers sa perspective. Il représente une autre échelle de temps, contrebalançant la perception humaine de l’Histoire. Cet arbre spécifique, qui apparaît dans les textes et dans les images, a environ 200 ans. Si nous imaginons sa durée de vie par rapport à l’Histoire, cela signifie qu’il a été témoin du dernier siècle de l’Empire ottoman, de l’occupation britannique de la Palestine de 1920 jusqu’à la Nakba en 1948, de l’annexion de la Cisjordanie par la Jordanie de 1948 à 1967, et de l’actuelle occupation israélienne. L’arbre est le témoin du temps, mais, tout comme les objets qui lui font écho, il ne parle pas. Le film tente de lui prêter une voix à travers les écrits poétiques qui apparaissent sous l’effet de la lumière du soleil.
Les fruits du qaiqab contiennent des substances chimiques qui ont un effet de défense sur les troubles de la mémoire. On pourrait donc spéculer sur son pouvoir – à la fois médical et métaphorique – d’empêcher les couches d’Histoire dont il a été témoin de tomber dans l’oubli. Le qaiqab est endémique au Moyen-Orient et dans la région méditerranéenne, et sa durée de vie peut atteindre 400 ans. Par conséquent, en plus d’incarner la mémoire des temps passés, il contient aussi, en puissance, la mémoire du futur.

Vous opérez aussi un retrait de la présence humaine : pas de corps à l’écran, ni de voix entendues. Comment l’avez-vous pensé ?

The Sun and the Looking Glass prend le parti de faire parler le paysage, sa géographie, les pierres et les arbres qui s’y trouvent. Ce choix est à la fois politique et artistique, dans le sens où le déplacement de la perspective narrative, de l’origine de son élocution, nous pousse à regarder l’Histoire de cette région et du conflit qui s’y joue sous un angle différent : minéral, végétal et animal. Les traces accumulées dans le sol agissent sur lui, et le marquent de leurs empreintes successives ; et la terre, telle la surface d’une pellicule photosensible, est vue comme un support d’inscription, à la fois récepteur et vecteur de récits.

Le film, où il est question d’effacement et de survivance, est parcouru par un récit. Que pouvez-vous nous dire sur son mode d’apparition très surprenant ?
La quasi-absence de l’humain, de visages, et de voix nous force aussi à envisager différemment la notion d’altérité. Quand nous lisons, c’est notre propre voix que nous entendons. En fuyant les modes de représentations classiques de « l’autre » (qui nous poussent à le regarder comme s’il était à l’extérieur de soi), le mode d’accès au récit par la lecture tente de provoquer un détour par la voix intérieure – prononçant en silence et pour elle-même les mots à mesure qu’ils apparaissent.

Comme le titre nous y invite, les questions d’optique, d’outils de vision et de lumière sont centrales et structurent le film. Comment cela s’est-il élaboré ?
Les outils de fabrication des images sont rendus particulièrement visibles, notamment cette lentille photographique convexe qui est placée devant l’objectif de la caméra. Elle est utilisée en premier lieu pour observer de plus près la composition matérielle des objets et leur érosion, révélant un paysage de détails jusqu’alors imperceptibles. Elle nous fait plonger visuellement dans une micro-dimension, en écho à l’indexicalité de la micro-histoire par rapport à la macro-histoire. Ensuite, elle est utilisée comme un outil d’effacement du texte écrit. En concentrant les rayons du soleil, elle crée la chaleur nécessaire à la décoloration de l’encre. Ce processus est filmé, puis inversé lors du montage, transformant l’effacement en révélation. Finalement, la lentille peut être considérée comme une métonymie du médium cinématographique et de sa capacité à représenter la réalité. Elle remet en question les faits, la preuve matérielle de ces faits, les images qui les représentent ainsi que leur interprétation.
La décision de combiner ces différents formats (super 8, vidéo numérique, photos analogiques et numériques) vient de la nécessité de remettre en cause la notion de document, l’existence d’une image comme trace ou comme preuve. Dans la mesure où l’écriture de l’histoire n’est jamais objective, il n’y a pas d’images vraies. Il n’y a pas de vrais souvenirs. Ils ne sont que des voies d’accès à des temps plus anciens dans le présent de leur actualisation. Le souvenir n’existe qu’au présent. Et cela ne veut pas dire qu’il n’a aucune valeur, au contraire, je veux dire que pour que la mémoire continue d’exister, nous devons la maintenir activement en vie, en traçant son chemin encore et encore, et par des voies multiples.

Vous élaborez également un univers sonore très spécifique, assez musical. De quelle manière s’est-il constitué ?
Tout comme les images, l’univers sonore fut pensé à partir d’ingrédients mettant en jeu des échelles et des distances très contrastées : des crépitements internes de la matière captés par Sylvie Bouteiller lorsqu’elle verse de l’acide sur des micro-contacts, à l’enregistrement des ondes émises par le soleil depuis la Terre publié par la NASA, en passant par des fieldrecordings, le tissu sonore du film s’étend du microscopique au macroscopique. La composition extra-diégétique composée par Sylvie Bouteiller dialogue très subtilement, je crois, et très justement avec les images, et je suis particulièrement comblée d’avoir eu la chance de collaborer avec elle sur ce film.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

Palestine, Belgique / 2020 / Couleur / super 8, 35mm, HD, Stereo / 23’

Version originale : anglais.
Sous-titres : français.
Scénario : Milena Desse.
Image : Milena Desse, Mashal Kawasmi.
Montage : Milena Desse.
Son : Sylvie Bouteiller, Montaser Alul, Chloé Despax.
Production : Milena Desse.
Distribution : Milena Desse.
ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE