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Forensickness

Chloé Galibert-Laîné

Forensickness s’ouvre sous les auspices du Gombrovicz de Cosmos : « Et moi, j’étais devenu un tel déchiffreur de nature morte que, malgré moi, j’examinai, étudiai, cherchai, comme s’il y avait quelque chose à lire ». Film au sujet d’un autre film, le brillant Watching the detectives de Chris Kennedy (FID 2018), Forensickness est une comédie policière qui reprend à son compte le principe de son modèle : enquêter sur l’enquêteur. Chloé Galibert Laîné déshabille les procédés de l’herméneutique avec brio en jouant le jeu des correspondances et de leur fabrique. Elle révèle non sans malice que l’art de l’herméneutique est celui, cinématographique, du montage. Cette mise en rapport de deux choses sans rapport fait toujours son effet : celui d’une révélation. Poursuivant son incursion dans l’univers du cinéma, elle adapte avec sagacité l’exposition de son outillage universitaire fait de citations, d’archives, d’emprunts et de remplois à l’esthétique d’un genre cinématographique particulier, le foundfootage. Elle égratigne au passage, sous l’égide de Rancière, les « grandes herméneutiques » marxienne et freudienne et leurs avatars sociologique et structuraliste des années 60. Forensickness démontre ainsi joyeusement que tout se combine avec tout. Jusqu’au dévoilement final qui nous laisse à une délicieuse jubilation et à l’idée qu’une image, apparue à l’écran ou épinglée sur un mur, avant d’être un contenu signifiant, est une surface de projection. (C.L.)

Une voix-off à la première personne du singulier expose le processus de fabrication de Forensickness. Celle-ci a-t-elle correspondu au récit qu’en fait le personnage ? Pourriez-vous nous parler de l’écriture du film ?

Le processus de production a été beaucoup plus tâtonnant et labyrinthique que ce que raconte ma voix-off. Au cours de mes recherches, j’ai accumulé beaucoup plus de matériau que ce que je présente dans le film. Le travail d’écriture,  sur six mois, a essentiellement consisté à faire le tri dans toute cette matière, et à l’ordonner de sorte à produire un récit cohérent. Mais la trajectoire globale du récit, de la découverte du film de Chris Kennedy à la réalisation du grand « mur de détective », correspond à mes véritables recherches à partir de Watching the detectives.

Forensickness creuse la mise en abyme de Watching the detectives, de Chris Kennedy, en faisant de ce film, qui enquête sur des enquêteurs, l’objet à son tour d’une enquête. Mais vous mobilisez également Witold Gombrowicz, dont le roman Cosmos semble avoir joué un rôle dans votre désir d’interroger les procédés de l’herméneutique. Pourquoi associer ces deux oeuvres ?

J’avais envie de réfléchir à cette manière très intense, presque obsessionnelle, de scruter les images et d’y chercher du sens, qui caractérise les échanges des redditeurs de Boston. Mais j’ai eu beaucoup de mal à trouver une position juste à partir de laquelle m’exprimer sur ce sujet, parce que c’est un rapport aux images qui m’est assez étranger… jusqu’à ce que je me rappelle Cosmos, un roman que j’adore, dont le narrateur vit justement dans un rapport complètement obsessionnel à ce qui l’entoure. Il cherche en permanence à ce que tout fasse sens autour de lui : une fissure dans le plafond, la forme d’un arbre, un clou planté de travers… Relire ce roman m’a d’abord permis de me glisser plus facilement, encore que de manière fictionnelle, dans le genre de subjectivité que je cherchais à saisir. Plus tard, il m’a fourni un modèle d’écriture pour mon propre récit, au point que j’ai introduit dans ma narration une dizaine de phrases empruntées au roman.

 

Vous interrogez la forme documentaire et sa prétention au réel en mobilisant l’autofiction, qui brouille la frontière entre réel et imaginaire. Pouvez-vous nous éclairer sur ce choix ?

Je crois que c’est justement parce que le rapport aux images que je cherchais à saisir ne m’était pas familier, que j’ai eu besoin d’introduire de la fiction dans mon récit. C’est l’aspect du film qui m’a demandé le plus de travail : plus je m’éloignais de mon expérience réelle, plus ma narration sonnait faux.  Mais ça me semblait intéressant d’y réfléchir, parce que cette question du lien entre image et vérité revient régulièrement dans mon travail. Qu’est-ce qui fait qu’un discours qui s’appuie sur des images est reçu comme véridique ? Il m’a semblé que l’autofiction permettait de d’explorer cette question, car elle revient à déstabiliser mon autorité de chercheuse à l’intérieur du film.

 

Dans Watching the detectives, le silence exacerbe la dimension hypnotique du défilement des images et livre le spectateur au vertige de sa propre lecture. Dans Forensickness, au contraire, les voix off et le motif musical jouent un rôle important dans l’installation d’une tonalité légère et humoristique, qui déjoue le sérieux des thèmes abordés. Comment les avez-vous travaillées ?

Il y a aussi de l’humour dans le film de Chris Kennedy ! C’est justement l’une des choses qui me perturbait le plus à l’origine : malgré son sujet douloureux, c’est un film amusant. Dans le cadre d’un autre projet, j’ai beaucoup travaillé sur la propagande terroriste, et j’ai fait à ce sujet plusieurs films très graves. Mais là, de travailler non pas directement sur les attentats de Boston mais sur les messages échangés entre les redditeurs, ça a imposé un changement de tonalité dans mon travail. Pour Forensickness, j’ai fait l’expérience d’une mécanique d’écriture nouvelle pour moi : j’ai commencé à intégrer au film certaines idée simplement parce qu’elles m’amusaient., sans savoir où ça allait m’emmener. Mais j’ai choisi de faire confiance à cette intuition, et ce n’est qu’à la toute fin du processus qu’il m’est apparu que ce « fun factor » auquel j’avais obéi expliquait sans doute aussi en partie ce qui avait motivé les détectives amateurs de Boston. Une fois que j’ai compris ça, j’ai pu finir le film. J’avais enfin trouvé une manière de me projeter, à partir de mon expérience personnelle, dans l’activité des redditeurs.

Forensickness est avant tout un film de montage, pour lequel vous avez produit très peu d’images, ou des images assumant leur modestie. Pouvez-vous nous parler de sa production ? Quel budget et quels outils avez-vous mobilisés ?

Depuis plusieurs années, mon travail est financé par des institutions universitaires ; ce sont ces partenariats qui me permettent de vivre. Mais Forensickness, comme mes films précédents, a été réalisé sans budget de production. Il a été fabriqué sur mon ordinateur portable, avec une webcam, une imprimante, un mur et du scotch… Et j’ai travaillé complètement seule, à l’exception des volontaires qui ont accepté d’enregistrer sur leurs téléphones les messages postés par les redditeurs, avant de m’envoyer les fichiers audio par messagerie instantanée. C’était extrêmement artisanal, comme méthode de production, mais je crois que ça convient bien au sujet du film. C’est quelque chose qui revient dans Watching the detectives : les analyses des redditeurs sont décrédibilisées parce qu’elles sont illustrées avec des flèches et des cercles dessinés sous Paint. Il y a une forme de cohérence à questionner les effets d’autorité produits par certaines technologies visuelles plus ou moins sophistiquée à l’intérieur d’un dispositif filmique pauvre.

 

Vos films, que vous appelez des essais vidéo, font partie intégrante de vos recherches universitaires. Par ailleurs, ils mobilisent les films des autres. Vous aviez par exemple travaillé à partir de The Pain of  Others de Penny Lane pour réaliser Watching the Pain of Others. Pouvez-vous nous éclairer sur votre pratique, entre recherche et création ?

Forensickness a été produit dans le cadre d’une thèse de doctorat que je prépare depuis 2016 au sein du laboratoire SACRe, à l’École normale supérieure de Paris. Je m’intéresse à des films réalisés à partir de médias trouvés sur internet, et qui donnent à voir différentes communautés en ligne, auxquelles les cinéastes n’appartiennent généralement pas. Je propose de rapprocher cette pratique de l’histoire du cinéma ethnographique. C’est un travail de réflexion critique, qui ne cherche pas à condamner cette manière de faire des films, mais à réfléchir aux questions politiques et éthiques que ces œuvres soulèvent, et à observer les stratégies formelles que développent les cinéastes pour éviter de tomber dans l’appropriation culturelle et l’exotisation des internautes.  Réaliser mes propres films dans le contexte de cette recherche me force à me confronter aux mêmes difficultés que rencontrent les cinéastes dont j’étudie les œuvres ; ça me permet d’apprécier leurs choix créatifs avec plus de générosité et d’empathie, et d’explorer d’autres manières possibles de produire ce genre de films.

 

Vous mettez en scène la navigation online et les fenêtres de recherche sur un bureau d’ordinateur, vous usez d’un matériel visuel propre à l’univers d’internet (youtube, réseaux sociaux..). Pouvez-vous nous parler de vos recherches autour des relations entre cinéma et images issues des pratiques du web, et plus particulièrement de ce qui est appelé Desktop Cinema ?

J’ai commencé à m’intéresser à la forme du « desktop documentary » après avoir vu Transformers: the Premake de Kevin B. Lee à la Viennale de 2014. Cette manière de faire du documentaire m’a intéressée car elle reflète le monde tel que j’en fais vraiment l’expérience au quotidien : à travers l’écran de mon ordinateur. Retravailler les images d’internet par le cinéma permet de les regarder différemment, de mieux comprendre comment elles fonctionnent, comment elles nous affectent. En 1991, juste avant de disparaître, Serge Daney déclarait que « le temps était venu de se servir du cinéma pour questionner les autres images, et vice versa ». C’était un beau programme, et je crois plus que jamais d’actualité.

 

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

France, Allemagne / 2020 / Couleur / HD, Dolby Digital / 40’

Version originale : français, anglais.
Sous-titres : anglais, français.
Scénario et montage : Chloé Galibert-Laîné.
Production et distribution : Chloé Galibert-Laîné.

 

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE