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Heliconia

Le corps félin et ennuyé d’une jeune fille s’environne de symboles chrétiens. Croix, images sulpiciennes, petits autels de figurines, sont déliés de leur signification religieuse pour tourner décoratifs. Mêlés à des jouets en plastique ou des photographies, ils composent des natures mortes profanes. Une messe observée à la dérobade par la fenêtre d’un rez-de-chaussée, comme un usage curieux, est interrompue par la pétarade d’une moto qui invite la jeune fille à l’escapade. Ce cadre religieux, souvent filmé en contrechamp des beaux visages d’un trio d’adolescents, fait alors place à une nature luxuriante qui les baigne en plan large. L’agilité de leurs jeunes corps y trouve le refuge idoine d’un manguier aux branches confortables. Mais à cet âge, la soif de sensations ne saurait se restreindre à un cadre familier. Le trio prend la route. Sans s’embarrasser de scories narratives, Héliconia offre un road trip sensuel et l’occasion de tableaux vivants faisant honneur au médium pellicule.

Le traitement matiériste de l’image fait danser le grain du 8 mm sur la peau lisse des adolescents et celle de l’heliconia, cette plante tropicale qui s’épanouit en guirlandes rouges, entrelaçant les surfaces pelliculaire, épidermique et végétale dans une trame contemplative. Qui semble dire que l’affaire de la jeunesse, plutôt qu’une quête religieuse du sens ou le discernement de la tendresse et du désir, est la poursuite d’un enchantement, à renouveler sans cesse, des formes et des sons. Et que le cinéma, lui, serait la quête d’une vision religieuse. Mais, au milieu du film, une séquence documentaire prosaïque griffe la texture soyeuse d’Heliconia. Elle y incise une coupure aussi soudaine que profonde, sorte de rappel à la cruauté qui défigure le tableau édénique, comme un coup de canif sur une peinture et bascule sa composition harmonieuse en colère sourde. Poussant plus loin leur exploration du pays, la jeune femme et les deux jeunes hommes se perdent dans la contemplation d’un désert ocre et sinueux dont la poussière idéale les incorpore… jusqu’à la disparition. S’évanouit avec eux l’image enfin saisie du paradis perdu. Ce premier film touché par la grâce porte la promesse d’autres enchantements. (C.L.)
Paula Rodríguez Polanco

Vous avez tourné en pellicule 8 mm. Pouvez-vous nous expliquer le choix de la pellicule et plus particulièrement du format ?

La plasticité que je voulais inscrire dans le film était indissociable de la texture de la pellicule, notamment du super 8. Ce qui m’intéresse est le grain explosé, l’instabilité du support, son caractère incontrôlable et imprévisible. On ne peut pas maîtriser le super 8 comme la vidéo ou même d’autres formats pellicule. Il y a toujours quelque chose de l’ordre de l’imprévu et de la surprise, qui est très excitant pour moi. Le super 8 est signe d’amateurisme et synonyme de film de famille. Mais il s’inscrit aussi fortement dans le cinéma expérimental. Je pense qu’en l’utilisant aujourd’hui, on convoque l’histoire du médium. Ce support a une grande indépendance. On dirait qu’il a une vie propre. C’est cet aspect organique qui m’intéresse fortement. Ces petites caméras-revolver deviennent l’extension du corps, de l’oeil et du bras et on joue constamment avec l’instantané. Dans le tournage, je sentais une grande liberté et une souplesse dans la pratique grâce au super 8. De même, la petite taille du viseur fait qu’on se sent seul face à ce qu’on regarde, et par ce biais, un rapport d’intimité très fort se crée avec le sujet filmé.

Le soin apporté à la picturalité de l’image et les nombreux plans fixes au cadre soigné, rapprochent votre pratique du cinéma de la peinture ou de la photographie. Pouvez-vous nous éclairer sur ce traitement esthétique et les effets recherchés ? Quelles sont vos influences artistiques ?

J’aime rendre visible le support et sa plasticité pour faire vivre et respirer les images. J’ai conçu plusieurs images de Heliconia comme des tableaux vivants, et en ce sens, je m’inspire beaucoup de la composition de cadres en peinture et en photographie. Mis à part la série The Bikeriders de Danny Lyon qui m’a donné l’envie première de faire ce film, je ne ressens pas une influence particulière d’un artiste mais plutôt d’un ensemble d’œuvres différentes. Pour le film, je me suis intéressée à l’iconographie religieuse et à certains sujets mythologiques en peinture classique mais aussi à la lumière et à la composition d’images très contemporaines comme certaines photographies de la série Outremonde de Laura Henno.

La trajectoire du film suit le changement d’un paysage, de l’environnement urbain au désert en passant par une nature luxuriante. Que signifie pour vous cette trajectoire ?

Heliconia se déroule dans le Huila, la région de ma famille maternelle, au centre-sud de la Colombie. La structure du projet est en relation étroite avec La Vorágine, un roman colombien écrit par José Eustasio Rivera en 1924. Le roman raconte les péripéties du héros, qui fuit Bogotá avec sa femme pour aller dans les savanes orientales du pays. Ils finissent par se retrouver prisonniers de l’enfer vert de la jungle amazonienne. Ils se perdent et la forêt tropicale les dévore. La fuite définitive des personnages du film se construit dans le sens inverse ; on passe de la forêt tropicale au désert, qui finit par les engloutir en même temps qu’il se présente à eux comme une forme de paradis, sauvage et envoûtant.

Au milieu du film, une séquence presque entièrement documentaire, celle des combats de coqs, vient interrompre par sa cruauté le voyage idéal du trio et la douceur de leurs rapports. Comment est venu le tournage de cette séquence ?

Je connais très bien la plupart des habitués du gallodrome que j’ai filmés dans cette séquence. J’ai fait des recherches de terrain pendant l’écriture du film. La violence du paysage et du territoire dont je parlais précédemment est aussi en relation avec ce type de pratiques populaires. Mes personnages sont à la recherche d’une forme de paradis qui se présente à eux de manière violente et oppressante ; il est en même temps sacré et profane. Cette séquence montre un combat entièrement ritualisé, un sacrifice. Je m’intéresse beaucoup à l’iconographie de la tradition judéo-chrétienne et au syncrétisme, et avec cette séquence, j’ai voulu traiter la question de la violence et du sacrifice à travers des pratiques populaires.

Qui sont les jeunes gens du film ? Comment les avez-vous choisis ?

Je voulais travailler avec des jeunes acteurs non-professionnels ayant un lien très fort avec le territoire. J’ai fait la rencontre d’un groupe de jeunes motards qui font des courses illégales dans des quartiers populaires de Neiva. C’est là, lors d’un casting nocturne dans la rue, que j’ai rencontré Alejandro Losada. Il s’est présenté à moi comme une évidence, j’ai voulu le filmer dès notre première rencontre. J’étais très éprise de son sentiment de liberté et de son énergie débordante. Par la suite, la recherche des deux autres acteurs a été très fluide. J’étais très étonnée de voir comment Ana Sofía Pulgarín était l’incarnation même du personnage de María, j’avais l’impression d’avoir conçu le personnage pour elle.

Quel sont vos prochains projets de film ?

Je travaille sur un film expérimental en super 8 et je finis un film que j’ai commencé il y a longtemps sur ma grand-mère, qui a vécu la période de la Violencia en Colombie. J’ai aussi l’idée de réaliser un film avec mon compagnon Martín Arbeláez, un voyage en moto jusqu’à la forêt amazonienne avec Alejandro (Adrián) et Ana Sofía (María).

 

Propos recueillis par Claire Lassole

 

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Fiche technique

France, Colombie / 2020 / Couleur / 8 mm / 27’

Version originale : espagnol.
Sous-titres : français, anglais.
Scénario : Paula Rodríguez Polanco.
Image : Paula Rodríguez Polanco.
Montage : Maximilien Zamanski.
Son : Sara Fernández.
Avec : Ana Sofía Pulgarín, Alejandro Losada, Pablo Cerquera .
Production : G.R.E.C. (Marcello Cavagna et Anne Luthaud).
Distribution : Paula Rodríguez Polanco.

 

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE