S’emparant de La Métamorphose, Roee Rosen livre ici un Kafka bien détonnant. On se souvient de son Dust Channel (FID 2016), qui embarquait le Chien Andalou de Buñuel, frotté aux aspirateurs Dyson, dans un conte politique grinçant sur l’occupation israélienne. Ce Kafka « adressé aux gosses » – « qu’est-ce qu’un enfant ? », entend-on en guise de ritournelle – est une comédie musicale composée comme un programme télévisuel à épisodes, pauses publicitaires incluses. Le conteur et son auditrice, « petite » fille modèle, nous entraînent dans un monde animé. Démultipliant les couches du récit, le cinéaste le vrille et le parsème de digressions imprévisibles. Ainsi, outre la métamorphose de Gregor Samsa dépeinte à travers ses propres gouaches animées, Rosen télescope Sacher Masoch, parmi d’autres figures, et, élément central, une loi destinée aux enfants palestiniens. Cet épisode constituait son précédent film, Explaining the law to Kwame (FID 2021), pensé dès l’origine pour ce Kafka. Il y surgit sans crier gare, à la fois comme son cœur et comme une greffe. De plis en replis, Rosen offre une fable à l’étrangeté inconfortable, à l’image de ces visages insérés dans le décor, du timbre dissonant de l’orchestre de jouets désaccordés d’Igor Krutogolov comme du jeu à la plasticité extraordinaire d’Hani Furstenberg. Les pas de côté, comme autant de percées, convoquent un hors champ politique qui semble tout contaminer. Érotisme et politique, enfance et loi, monde merveilleux déréglé, Roee Rosen nous mène dans un monde parsemé d’apories, de chausse-trappes et de dissonances. (Nicolas Feodoroff) Roee Rosen
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KAFKA FOR KIDS
Roee Rosen
Interview with Roee Rosen
Kafka for Kids est une adaptation assez libre de La Métamorphose de Kafka, dont l’idée vous est venue il y a plusieurs années. Pouvez-vous en dire davantage sur ce projet lentement maturé ? Pourquoi les enfants devraient-ils s’intéresser à cette œuvre de Kafka, pensée pour des adultes – adultes à qui vous vous adressez ici comme à de petits enfants ?
En fait, la genèse du film est liée au FID. En 2008, mon film The Confessions of Roee Rosen était projeté ici en Première Mondiale, et j’ai été très surpris de voir que le public de Marseille ne cessait de me solliciter sur l’influence de Kafka sur mon travail. Celle-ci existe, certes, mais elle me semblait un peu sous-jacente. À l’époque, je réfléchissais à des façons productives de montrer ou trahir ma vraie nature, et je me suis dit qu’une façon à la fois amusante et douloureuse de révéler ma vénération de Kafka serait de le traiter sur le mode de l’amour abusif, c’est-à-dire de l’adapter pour des petits-enfants. Cette trahison était aussi liée à certains détails, tels que la description explicite de la vermine, Gregor Samsa, ce qui va à l’encontre de l’interdiction légitime et clairement exprimée par Kafka (une trahison à laquelle s’adonnent de nombreuses personnes sans même se poser de question). Dans un premier temps, j’avais abandonné ce projet, car j’étais dans l’impasse, mais au bout de quelques années, un deuxième processus, très long, s’est enclenché et le projet a évolué et s’est transformé. L’enfance en tant que trope et un certain nombre de motifs liés à la littérature enfantine sont contrebalancés par le conte, et la notion d’enfance elle-même se meut en une thématique chargée d’émotion et de profondeur.
Vous avez choisi d’utiliser la rhétorique de la série télévisée, elle-même proche des programmes télé pour enfants. Et, de manière décisive, les enfants sont joués par des adultes, y compris la petite fille à qui l’histoire est racontée, laquelle est jouée par la remarquable Hani Furstenberg, qui revient par la suite dans le rôle d’une juriste. Pouvez-vous nous dire deux mots sur ces choix ?
Il m’arrive souvent d’utiliser comme point de départ un genre ou un format qui paraît mineur, dévalué, ou stéréotypé, tel qu’ici les émissions de télé pour enfants. Mais la maison magique à histoires dans le film n’a pas seulement des équivalents vulgaires, elle a aussi des précédents magnifiques, comme PeeWee Herman ou les Teletubbies. Les stratégies télévisuelles commerciales reposent également sur des pauses publicitaires, ce qui autorise des interruptions cruciales (quelqu’un a d’ailleurs fait le rapprochement avec les dérives situationnistes), une impression croissante de désorientation (par exemple, on voit la bande-annonce d’épisodes à venir, mais les acteurs jouent ces événements comme s’ils étaient en train de se passer). Enfin, cela permet des transformations radicales. Quant au casting, tout le monde a auditionné sauf Hani, car le rôle était écrit pour elle. Je rêvais de tourner à nouveau avec elle depuis que nous avions fait Hilarious, un monologue de stand-up qui dysfonctionne, et dans lequel elle est à couper le souffle. (Et, en réalité, le monologue de la juriste dans le film est façonné comme un contrepoint musical à ce monologue antérieur).
La dimension musicale du film est cruciale, comme dans beaucoup de vos films, notamment The Dust Channel (FID 2016). Comment la collaboration avec le Toy Orchestra d’Igor Krutogolov s’est-elle insérée dans le projet ? En quoi était-ce nécessaire ?
J’ai souvent le sentiment que la musique est utilisée de façon réductrice et utilitaire (elle nous aide à ressentir les choses « correctement » par des moyens codifiés), ou alors comme ambiance (il existe une tradition, de Satie à Eno, en passant par Lynch, qui ont une approche visionnaire du son, mais dont l’influence est telle que le drone s’est imposé comme une sorte de formule dans beaucoup de films pour véhiculer le mystère, l’ironie, la bizarrerie, etc.). Sans vouloir théoriser ou me montrer grandiloquent, j’essaie d’appréhender la musique comme un élément substantiel, constitutif d’un projet, et l’histoire et la diversité de la musique peuvent revêtir une signification culturelle ou historique sans nécessairement le revendiquer. The Dust Channel avait déjà donné l’occasion d’une collaboration avec Igor Krutogolov, à travers une opérette absurde dont les échos stylistiques renvoient à la fois à la musique de chambre du début 20ème siècle, à la musique baroque et à la musique vocale, le tout dans le but d’enrichir la juxtaposition d’éléments qui ne semblent pas aller ensemble : de l’érotisme pour machines aux tendances xénophobes, une biographie d’un bien de consommation, et une sorte d’animisme surréaliste. Kafka, de son côté, est un film musical en bonne et due forme, dont les influences vont des chansons pour enfants aux principes de Weill et Brecht (sans oublier un thème récurrent et central chez Kafka, mais trop long à développer dans cet entretien : la tension entre ce que l’on reconnaît comme de la musique et du discours, ou bien comme du bruit incompréhensible). Dans les deux cas, Igor s’est montré un collaborateur merveilleux et unique. C’est d’ailleurs lui qui a suggéré l’idée de l’orchestre pour ce film, une idée vraiment brillante, et dont l’influence a été absolument décisive, que ce soit en termes de structuration de l’espace ou de formes musicales (au départ, j’envisageais une forme plus chorale, car je voulais que tous mes acteurs soient de bons chanteurs). Igor est un autodidacte et il est difficile à cataloguer, mais c’est vraiment un punk dans l’âme. C’est pourquoi j’étais très ému qu’il accepte d’adopter une structure de chant plus douce, dans la séduction, qui crée une alchimie émouvante avec les paroles, et un impact émotionnel assez fort.
Sur le plateau, dessiné et peint par vos soins, beaucoup de personnages sont incrustés. Est-ce qu’on peut les voir comme une sorte de chœur, à l’instar d’une tragédie grecque ?
Tout à fait. J’ai pensé à un chœur grec qui convergerait avec un chœur musical, où chaque membre serait à la fois un personnage et un objet (M. Fauteuil, Mme Lampe, etc.). Sans oublier qu’ils auraient une sorte de double, aussi, puisqu’ils font du doublage pour les personnages de l’histoire Samsa (laquelle est rendue en animation). Le tout est une sorte de sphère animiste, avec un indéniable excès de vie et de présences.
Comment s’est insérée dans le contexte du film la séquence avec la juriste, qui traite du cas de cet enfant palestinien, et qui existe aussi en tant que film autonome, Explaining the Law to Kwame (FID 2020) ? Peut-on considérer qu’il s’agit là du véritable cœur du film ?
Je savais que je voulais que le film subisse une métamorphose, et je savais que je voulais passer du monde de Gregor Samsa à celui d’une réalité actuelle et politique, mais la question du traitement militaire et légal par Israël de l’enfant palestinien s’est vraiment imposée alors que j’avais déjà écrit une bonne partie du scénario. En d’autres termes, cela n’a pas été planifié à l’avance. L’événement par lequel cette séquence commence, cette petite fille de douze ans qui est condamnée à la prison et incarcérée avec des adultes, s’est vraiment passé tandis que j’écrivais le script et je ne pouvais tout simplement pas l’ignorer. L’événement posait la question : qu’est-ce qu’un enfant ? Une question vraiment centrale dans le film et qui ici prenait un sens très concret, sous un angle bien sûr très différent. C’est alors que je me suis lancé dans des recherches et que j’ai rencontré des juristes militants, des universitaires et des avocats qui travaillent dans les territoires occupés. Au début, j’envisageais une approche documentaire, avec un panel d’intervenants, mais j’ai vite compris qu’il me fallait fictionnaliser mes experts juristes si je voulais vraiment conférer à l’ensemble à la fois une complexité empirique et une ambivalence morale.
Il y a plusieurs revirements émotionnels dans le film, et disons que, d’une certaine manière, c’est une œuvre assez inconfortable pour le spectateur. C’était là un aspect important pour vous ?
D’une part, les revirements émotionnels – de l’exaltation cathartique à l’horreur, en passant par la tristesse -, tout comme cette impression de malaise, sont cohérents quand on pense à La Métamorphose. Tout cela sert aussi d’indicateur important quand je travaille sur une œuvre nouvelle, ce qui me permet de me positionner – et avec moi, le spectateur – sur un terrain mouvant, plein d’insécurité, qui peut certes être déconcertant. Mais il y a aussi une dimension de séduction, de beauté et d’engagement qui fait que l’ensemble ne peut pas être exaspérant ou morbide. Du moins, je l’espère.
Propos recueillis par Nicolas Feodoroff
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Fiche technique
Israël / 2022 / Couleur / 111’ — FIDLab 2017
Version originale : anglais, hébreu
Sous-titres : anglais
Scénario : Roee Rosen
Image : Avner Shahaf
Montage : Max Lomberg
Musique : Igor Krutogolov
Son : Nir Rachmin
Avec : Hani Furstenberg, Jeff Francis, Eli Gorenstein
Production : Roee Rosen, Max Lomberg.
Filmographie :
Marseille Jamilla, 2020
Explaining the Law to Kwame, 2020
The Dust Channel, 2016
The Buried Alive Videos, 2013
Tse (Out), 2010
Hilarious, 2010
Gagging During Confession: Names and Arms, 2008
The Confessions of Roee Rosen, 2008
Confessions Coming Soon, 2007
I Was Called Kuny-Lemel, 2007.
Two Women and A Man, 2005
Editor: The Zionist Ventriloquist, A Compilation of Video Hits, 2004
Dr Cross, A Dialogue, 1994.
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