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CONSTELLATION DE LA ROUGUIÈRE
CONSTELLATION

Dania Reymond-Boughenou

Dania Reymond Boughenou
En ouverture, une lente approche en vue aérienne d’une zone urbaine, blocs d’immeubles sans qualité scintillant dans le calme de la nuit, à quoi succédera, vue de jour, cette même ville, comme évidée. Douceur et pas de côté, voilà le pari de Dania Reymond-Boughenou filmant la Rouguière, cité de Marseille, au-delà des clichés, loin de l’agitation et du pittoresque attendus. Il s’agit de filmer ce qui n’a pas d’image, de capter ce qui fait l’épaisseur et la chair des lieux, de transmettre l’esprit qui les irrigue. Se succèdent, entendus off, de lointains souvenirs d’habitants, comme cette femme se remémorant le choc de son arrivée d’Algérie ou cet homme relatant des bribes d’enfance. Récits qui accompagneront une lente descente, des mots, des souvenirs, vers des corps vus et entendus à hauteur humaine. Dania Reymond-Boughenou entreprend, par touches et par nappes successives, de filmer l’invisible, comme des ondes vibrantes faisant écho à la violence des récits entendus, ajointés aux grands mouvements de l’Histoire, la guerre d’Algérie, le SIDA des années 1980, ou les ravages plus récents de la drogue. Des présences vibrantes, à l’image du vent qui agite les frondaisons sur lesquelles le film s’attarde en d’hypnotiques et caressants travellings. Déjouant les genres filmiques, mêlant les temporalités, s’autorisant du fantastique, elle déjoue les codes et déplace les assignations. Et s’emploie avec un lyrisme inattendu, porté par de discrètes et mélancoliques bouffées musicales, à délier et relier les corps et les voix, à rendre palpable ce qui a eu lieu. Pour incarner un monde hanté et, comme l’indique la constellation du titre, mettre en lumière les vides et les absents dont la lumière blafarde éclaire ces lieux.
(Nicolas Feodoroff)

Entretien avec Dania Reymond-Boughenou

On a déjà pu voir au FID certains de vos films. Votre dernier film, Constellation de la Rouguière a été commandité à l’occasion de Manifesta, biennale internationale d’art contemporain qui s’est tenue en 2020. Pouvez-vous revenir sur la genèse du projet ?
La possibilité du film est née en amont de Manifesta lorsque j’ai rencontré l’une des productrices, Karina Bianchi. Elle avait apprécié mon précédent moyen-métrage Le jardin d’essai, tourné à Alger. Nous avions alors échangé de manière informelle autour de notre lien avec l’Algérie et avions évoqué notre envie de travailler ensemble. Quand j’ai vu passé l’appel à projet de Manifesta un an plus tard, j’ai repensé à elle. Tout est donc parti d’une simple discussion qui avait mis en germe un désir de film avec des questions intimes en partage. Des questions que j’ai eu envie d’explorer avec les habitants de La Rouguière.

Pourquoi ce lieu ?
Cette cité a une histoire particulière. Elle a été livrée en 1962 juste au moment où Marseille faisait face à l’arrivée massive et assez inattendue des rapatriés d’Algérie. Ils y ont été relogés en urgence. Différentes vagues d’immigration se sont succédées, notamment celle des travailleurs économiques algériens. Le quartier était donc tout neuf, en pleine campagne et un souvenir frappant revient chez plusieurs primo-habitants : cette impression d’être arrivés sur une terre vierge aux confins de Marseille. Mais ce n’était qu’une impression car ils étaient bien en France et ils sont venus avec les souvenirs de la guerre, de la vie qu’ils ont laissée derrière eux, ceux de « l’autre rive » quittée souvent dans des circonstances tragiques. J’étais curieuse de découvrir comment cette mémoire s’était inscrite dans ce lieu où ils venaient recommencer leur vie ensemble.

Vous avez travaillé à partir de récits recueillis et vous faites jouer ce que j’imagine être aussi pour part les habitants, en tournant notamment le dos au cinéma direct. Pouvez-vous commenter vos partis pris d’écriture ? Pouvez-vous décrire votre méthode ? Comment s’est élaboré le scénario ?
J’ai travaillé à partir des récits recueillis en effet mais les habitants ne jouent pas dans le film car ils ne le souhaitaient pas. Par contre ils souhaitaient témoigner, ils avaient des choses à dire. Le travail a donc commencé par une écoute, c’était très important. Quant aux personnes à l’écran, ce sont tous des acteurs. Les témoignages ont été utilisés brut en off mais aussi réécrits. La fiction est complètement assumée mais elle n’est pas en contradiction avec le registre documentaire. Les deux ne s’opposent pas, ils s’alimentent. Ce constat est vrai aussi pour les acteurs. Ils jouent des rôles de fiction mais ils sont eux-mêmes concernés personnellement par l’Histoire franco-algérienne. C’est quelque chose que nous avions tous en partage même si chaque vécu est singulier. Quant à la méthode, elle s’est précisée au fur et à mesure. Je voulais aller à l’encontre du processus classique d’écriture de scénario et souhaitais que chaque décision s’impose de mes rencontres dans le réel qui devait rester le préalable. C’est comme ça que j’ai découvert l’histoire tragique de la cité dans les années 80 avec l’arrivée massive de la drogue et du sida. Après cette première phase d’écoute, j’ai senti que la question de la perte était importante car elle résonnait doublement dans ce lieu, presque de manière endémique, il y avait la perte de l’Algérie et celle des morts du sida. C’est à ce moment-là qu’il m’a semblé que le cinéma direct ne me serait plus d’un grand secours et qu’il me fallait trouver d’autres relais pour rendre compte de cette réalité souterraine et invisible. La fiction et le fantastique se sont imposés et les acteurs sont devenus les relais de cette part mémorielle enfouie. Mais quand ils sont arrivés je n’avais aucun texte à leur soumettre, seulement quelques témoignages. En guise de préparation, j’ai donc organisé un atelier de constellation familiale auquel ils ont participé, avec une constellatrice Rita Leombruni. Grâce à cette méthode de thérapie systémique on a pu explorer la manière dont l’histoire franco-algérienne résonnait pour nous et convoquer la trace émotionnelle laissée par les événements historiques et familiaux. Les constellations familiales me font penser à une forme de théâtre très archaïque, on demande à d’autres de jouer pour nous les membres de notre famille et nos ancêtres. Dans cet espace reconstitué, les morts ont le même statut que les vivants et ont peut échanger avec eux. Suite à cette séance assez intense, il me restait une semaine pour écrire les dialogues à partir des témoignages et de la constellation, et composer l’architecture du film qui est la trace de ce cheminement.

La cité apparaît comme désertée. Pouvez-vous revenir sur les conditions de tournage ?
On a tourné en très peu de temps, trois jours exactement, pour des raisons économiques. J’ai envisagé ce tournage comme un geste condensateur qui devait restituer tout le travail en amont. La question était de mettre en scène cette matière orale et émotionnelle qui avait été convoquée et recueillie. Quant au désert, ça n’était pas un choix conscient de ma part mais il n’est pas anodin. Les plans au drone ont tous été
tournés le matin à l’aube pour avoir des plans de nuit. La cité était donc encore à moitié endormie. C’était en fait le moment qui convenait au film, un entre-deux. C’est aussi le temps du souvenir, du rêve, de la mémoire. Et la question du désert est prégnante. Ce vide à un sens, c’est celui qu’ont laissé les disparus. Ce désert est peuplé. Le regard d’Anis dans le dernier plan est tourné vers ce peuple. Ce regard était important pour moi.

Vous évoquez le drone, outil de surveillance et aussi accessoire de loisir, que vous utilisez largement. Comment cela s’est-il imposé ?
Dans le contexte de mon film, le drone rend possible une cartographie mentale et mémorielle du quartier dès lors que j’y adjoins les témoignages en voix-off et la musique. Ça n’aurait d’ailleurs pas eu de sens pour moi d’utiliser ces images sans la parole des habitants et j’avais besoin de plans séquences assez longs pour accompagner cette parole et la laisser se déployer. Le drone permet aussi d’introduire le registre du fantastique car son point de vue n’est pas vraiment celui d’un sujet, il est proprement surnaturel. Son usage s’est imposé aussi pour des questions très prosaïques : j’ai pu faire à petit budget et très vite beaucoup de plans du quartier.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

France / 2021 / 31’

Version originale : arabe algérien, français.
Sous-titres : anglais, français.
Scénario : Dania Reymond-Boughenou.
Image : Julien Guillery.
Montage : Dania Reymond-Boughenou.
Son : Julian Sanchez-Moreno.
Avec : Amel Hanifi, Hannil Ghilas, Youcef Guendouzi, Marie Fabre, Nader Soufi, Abdelkarim Douima, Khalida Azaom.
Production : Karina Bianchi (Cinémas du sud et Tilt), Annabelle Bouzom (Les films de l’autre cougar). Distribution : Annabelle Bouzom (Les films de l’autre cougar).
Filmographie : Les tempêtes, 2021. Le jardin d’essai, 2016. La tempête, 2016. Paysages empruntés #2, 2013. Greenland unrealised, 2012. Jeanne, 2011. Paysages empruntés #1, 2011.

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE