• Compétition Flash

REAL TIME

Sasha Pirker

Sasha Pirker
Dans ce bref opus, Sasha Pirker propose, dans un dispositif réflexif aussi simple qu’espiègle – on se souvient de l’éclat de rire final de l’étourdissant Livepan (FID 2014) -, un tête-à-tête. Entre la mécanique de sa caméra Bolex 16mm et la main crayonnante de Gerlind Zeilner. Cinéma, dessin. Sans dévoiler la conclusion, signalons quelques ressorts à l’oeuvre, documentés ici supposément en un temps réel du film, celui qui se révélerait lui-même devant nos yeux le temps de son élaboration. Notons, d’abord, la discontinuité des temps – du film, du dessin- malgré le titre, trompeur à dessein. Le va-et-vient continue, de la surface de la pellicule ouvrant le film à celle de la feuille blanche initiale, comme du silence du 16 mm aux bruissements du crayon grattant feuille, des mouvements de l’oeil mécanique au regard observant, et de la machine à la main. Décalages donc, de l’image dessinée et du film, où les deux régimes d’images s’enlacent, où on ne sait plus qui est qui, artiste et modèle, dans ce jeu de tourniquet et de miroir, où portrait et autoportrait se nouent dans un espace commun. Jeu des points de vue croisés et des corps dans l’espace du film, réunissant en dessin Sacha Pirker et Gerlind Zeilner, comme chausse trappe supplémentaire de Sasha Pirker, pour ce film à la transparence malicieuse. Et réflexion jouissive en acte sur les images et les illusions que nous leur prêtons. Real Time comme lancé d’un trait, où la technologie et le corps jouent avec les regards : de l’artiste, du modèle, de l’observateur, du spectateur.
(Nicolas Feodoroff)

Entretien avec Sasha Pirker

1. Nous avons eu le plaisir de voir au FID vos précédents films, Livepan ainsi que Exhibition talks, deux films également très brefs. Quelle est la genèse de Real Time ?
L’idée de mettre en lien deux media et, par conséquent, de les thématiser est récurrente dans ma démarche artistique. Je cherche à établir un dialogue égal entre les deux. Dans mon travail, ils sont essentiels l’un pour l’autre, ils se reflètent, ils montrent chacun le processus de l’autre, mais dans sa propre langue.

2. Real Time, comme certains de vos précédents films, est né d’une collaboration, en l’occurrence avec Gerlind Zeilner, dessinatrice et peintre. Comment avez-vous collaboré ? Quelle importance revêt ce principe collaboratif pour vous ?
La plupart du temps, je travaille seule. J’adore ça. Mais pour ce projet, le concept consistait à confronter le médium du cinéma analogique avec celui du dessin, deux médias très haptiques. Une petite bobine de film 16mm dure environ 3 minutes. Je connaissais déjà Gerlind Zeilner, c’est une amie, une peintre et dessinatrice fantastique. Elle a toujours sur elle un carnet pour pouvoir dessiner quand bon lui semble. Je savais donc que si quelqu’un pouvait dessiner un paysage en très peu de temps, ce serait elle. J’ai tourné en Bolex, une caméra très particulière. Il faut remonter le mécanisme de la caméra environ toutes les 30 secondes. Gerlind continuait de dessiner pendant ce temps – dans le film, cela correspond aux noirs où l’on entend seulement le son du dessin. Le film montre le processus de dessiner, chose qu’on ne voit pas en temps normal et qui relève de l’intime, je dirais. Si cette collaboration a si bien marché, c’est uniquement parce qu’on se connaissait et qu’on se faisait confiance.
Donc le film montre le processus d’une femme qui dessine filmée par une autre femme. C’était important pour moi : de me concentrer sur une collaboration entre femmes et sur un travail artistique de femmes. Dans mon travail, je m’intéresse beaucoup à qui écrit l’histoire de l’art et comment.

3. Dans Closed circuit, 2013 (2013), vous exploriez le rapport entre la pellicule et la photographie Polaroid. Ici, c’est entre la pellicule et le dessin. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces façons de dialoguer ?
Je réfléchis beaucoup au medium en soi. J’observe. Et s’ensuivent des corrélations que je vois apparaître. Vous avez raison, dans le cadre de cette série, j’ai fait il y a quelques années Closed circuit, 2013 où j’ai mis en relation la pellicule 16mm et la photographie Polaroid – à l’époque, deux médias moribonds. 2013 a marqué un tournant pour ces deux formats. J’ai indiqué l’année dans le titre pour inscrire l’œuvre dans le présent. J’ai découvert qu’avec l’ancienne technique Polaroid, le développement prenait environ 3 minutes, soit la même durée qu’une petite bobine de 16mm. Le film montre le développement d’un Polaroid qui montre le décor derrière la caméra, une femme qui filme – l’artiste elle-même – avec sa caméra, souvent considérée comme son arme. C’est aussi un film sur comment on perçoit les images. Lorsqu’on peut identifier l’image, on est prêt à l’enregistrer. Mais l’image continue de se développer en termes de couleurs… Notre œil ne distingue pas ces petites finesses.

4. Comme nombre de vos films, Real Time est tourné en 16mm. Pourquoi ce choix ?
J’aime énormément le 16mm. On pense différemment quand on tourne en analogique. Et la façon de filmer est différente, mécanique. On est vraiment “seul.e” avec sa caméra. C’est extrêmement physique, pas seulement à cause de la pellicule mais aussi à cause du corps de la caméra qu’il faut manipuler avec précaution. On ne sait que plus tard si on a réussi à filmer ce qu’on voulait. Donc il faut une bonne équipe : soi et sa caméra. C’est à nouveau une question de confiance.
J’ai deux caméras Bolex. Mais je tourne aussi en vidéo. Ça dépend du sujet. Dans Real Time, je fais des média (pellicule et dessin) un sujet de réflexion. Mais comme je filme avec une Bolex, la technique unique de cette caméra en est également le sujet. Je la place au centre du film, elle en devient un sujet important. Ce n’est pas un simple dispositif formel, ça participe également du fond, du contenu.

5. La reproduction mécanique en tant que sujet semble être au cœur de votre film. Tout comme le corps. Comment l’expliquez-vous ?
C’est une observation très juste. Avec le 16mm, je mets toujours les gens au centre de mon travail. Avec la vidéo, c’est plutôt l’architecture. Peut-être que j’utilise l’analogique dans son sens le plus pur : une suite d’images qui devient narration. C’est toujours une réflexion sur le médium en soi (comme dans mes autres films tels que Livepan, “Il y a des images parce qu’il y a des murs”…) Par conséquent, quand je tourne en 16mm, le medium rejoint toujours le propos.

6. Pourquoi ce titre ? Pourrait-on le considérer comme une sorte de leurre ?
Non, absolument pas. Tout y est dit. Le processus de dessin est filmé en temps réel. Quand le film s’arrête, le dessin aussi. Je n’ai pas monté le film au sens où j’aurais enlevé des images. Je sais que c’est très inhabituel de nos jours, mais ces processus créatifs m’intéressent au plus haut point. C’est pourquoi je filme en 16mm. La façon de filmer doit être très précise, le concept fait partie intégrante du film et vice-versa.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

Autriche / 2020 / 5’

Version originale : Pas de dialogue.
Sous-titres : Pas de sous-titre.
Scénario : Sasha Pirker.
Image : Sasha Pirker.
Montage : Sasha Pirker.
Production : Sasha Pirker.
Distribution : Sixpackfilm.
Filmographie : 60 Elephants. Episodes of a Theory, 2018. Dann is´ vorbei mit Beton. Die Passage von Walter Pichler, 2016. WOMEN. Walter Pichler and St. Martin, 2016. DONALD JUDD and I, 2016. These Walls were built by Donald Judd (One chapter, in Texas), 2015. There are Pictures, because there are Walls – A Prologue, 2013. LIVEPAN, 2013. Closed Circuit, 2013. Paperwork, 2012. It looks like a Japanese film, 2011. Cornelius Kolig. Short Notes to Eternity or Don’t Fuck with Paradise, 2011. THE FACE – Storefront for Art & Architecture, 2011. The Future will not be Capitalist, 2010. Once at Miracle Mile, 2009. Angelica Fuentes, The Schindler House, 2008. John Lautner, The Desert Hot Springs Motel, 2007.

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE