• Compétition Flash

GRAND CENTRAL HOTEL

Serge Garcia

Serge Garcia
La caméra est posée dans un hall d’hôtel, celui du titre, objectif tourné vers la porte. Poussant des bagages à roulettes, plutôt qu’une figure claire et distincte, une silhouette assez brumeuse franchit le seuil. Cela pourrait être le début d’un film noir ou un hommage à Hotel Monterey de Chantal Akerman. Peutêtre un peu des deux, c’est l’amorce d’une interview très particulière d’une éminence de la musique éléctro : Terre Thaemlitz, plus connue sous son nom de scène DJ Sprinkles. Pourquoi particulière ? Parce que, très précisément, c’est cette idée du particulier que le film va s’employer à battre en brèche. D’une part, alors même que la caméra va suivre le personnage dans l’intimité par définition protégée qu’est l’asile qu’offre la chambre d’hôtel : à se doucher, à se masturber, à dormir, aucun de ses traits ne sera dévoilé. Le personnage gardera son statut mystérieux, comme dans certains films fantastiques, d’un être sans visage, d’un être aux contours vagues, mobiles, d’un être indéfini : d’un être sur lequel la notion d’identité dérape. D’autre part, parce qu’en off, toujours et nécessairement en off, comme provenant du fonds d’un secret là exposé, la voix du protagoniste théorise justement cela. Avec une rare acuité, animée d’une détermination confondante, la voix se raconte comme être théorique, et ce que telles existence et exigence requièrent, pratiquement. Refuser l’assignation sexuelle, se revendiquer du glissement chronique, du passage incessant, précaire. Mais cela signifie aussi et encore : réfuter tous les vocables en vogue pour buter sur le vocabulaire et chercher comment dire, sans stabiliser à nouveau, cette instabilité glorieuse. Être d’hôtel, en somme, disposé à accueillir en lui toutes ses dispositions, sans jamais les verrouiller, sans jamais s’en accommoder, voilà « qui » Serge Garcia a choisi d’abriter, le temps d’une nuit, dans son sobre et explosif Grand Central Hotel.
(Jean-Pierre Rehm)

Entretien avec Serge Garcia

Dans Grand Central Hotel, vous explorez la vie intérieure de la compositrice, auteure, activiste transgenre et artiste de collages sonores avant-garde Terre Thaemlitz, alias DJ Sprinkles. D’où est né votre intérêt pour cette artiste ?
Terre est l’une de mes intellectuelles féministes préférées. Elle casse les codes de l’identité et délivre une critique fine et acerbe des questions culturelles et sociales, ainsi que des structures de pouvoir traditionnelles. Elle remet en cause les messages qui nous poussent à obéir et à nous conformer à un modèle, et elle choisit à la place la voie de la remise en question, de l’engagement, de la résistance et de la complexité. Son travail est « un audit continuel de la société et de l’individu », comme elle l’explique elle-même. J’y trouve toujours matière à réflexion, ce qui m’a donné l’idée de faire un film avec elle pour explorer certains aspects de ces questions. J’ai travaillé seul, sans budget. Le défi était donc de trouver une stratégie qui permette de créer les conditions d’un récit qui aborde les aspects plus personnels de son travail et de sa vie. Mais je voulais le faire en évitant les sempiternels clichés des portraits « d’artistes » qui mettent en avant les histoires gentillettes de « perdants », de « laissés pour compte », et leur long parcours pour « devenir quelqu’un » et pour « réussir ». Je voulais à tout prix m’en écarter. Le rapport de Terre au nihilisme et au pessimisme (son rejet de l’optimisme perpétuel en tant qu’outil de pensée critique) m’intéresse également. Je pense que la lucidité est une bonne chose, en particulier quand on essaye d’appréhender des questions sociales. Sans oublier la réalité absurde de notre époque, et les illusions dont nous nous berçons pour tenter de rendre nos vies plus supportables. Sa lucidité est pimentée d’une bonne dose d’humour noir – une autre qualité que j’apprécie dans son travail, même si elle semble échapper à beaucoup de monde. Quoi qu’il en soit, je réalise une anthologie de films indépendants intitulée Subterraneans, et Grand Central Hotel découle de ce projet, et de mon envie d’aller vers une forme non traditionnelle de documentaire.

Terre Thaemlitz est mentionnée dans le générique en tant que co-scénariste. Aviez-vous un scénario précis ? Quel a été son rôle dans la conception du film ?
Terre contrôle son propre discours en permanence, ce sont donc sa propre voix et ses mots qui ont façonné le contenu du film. Nous n’avions pas de scénario précis ; la voix off est tirée d’un entretien de deux heures avec elle, hors caméra, au cours duquel elle a improvisé ses réponses. Nous avons aussi travaillé les scènes ensemble, c’était donc un échange collaboratif. En fait, quand je lui ai parlé du projet pour la première fois, elle était plutôt réticente, mais nous nous sommes vus en personne quelques mois avant le tournage pour échanger sur ce que nous pouvions faire ensemble, et cela a été salutaire. Elle aussi ne voulait surtout pas faire un documentaire classique, nous étions donc sur la même longueur d’ondes. Le processus a été très fluide et ouvert. Lors de notre première rencontre, elle a fait une blague pince-sans-rire : elle a proposé de tourner une scène de 20 minutes dans laquelle elle attendrait à un arrêt de bus, avant de finalement sortir du cadre. Je pense que l’idée de structurer la photographie du film autour de long plans fixes vient de là. Aussi ennuyeuse qu’une scène de 20 minutes montrant Terre en train d’attendre à un arrêt de bus puisse paraître, j’étais tout à fait partant, parce que cela illustre bien sa résistance aux notions de créativité et d’authenticité – des thèmes importants qu’elle explore dans son travail de productrice audio. Tout découle de son rapport conflictuel à l’identité, aux constructions de genre, et à d’autres thèmes importants. Je m’en suis inspiré et l’approche des longs plans statiques est venue de là. J’ai vu le film de Trinh T. Minh-Ha Surname Viet, Given Name Nam, beaucoup de films de la nouvelle vague taïwanaise, ou de Chantal Akerman – autant de références que l’on retrouve dans le film. Terre a aussi participé, au moyen de notes et de commentaires, lorsqu’elle a vu un premier montage du film. C’était un échange très constructif. Nous sommes tous les deux très impatients de montrer le film en première mondiale au FID.

La rencontre a lieu dans un hôtel, comme l’indique le titre. Pourquoi ce choix ?
C’était plus commode ainsi. Terre a passé une journée à Berlin à l’occasion d’une tournée européenne de deux semaines en tant que DJ, et l’hôtel du film est celui où elle a séjourné. J’avais préparé une liste de plans à tourner, y compris deux scènes en extérieur, mais nous l’avons vite abandonnée, à sa demande, au profit de scènes tournée à l’hôtel et dans sa chambre. Je pense que le résultat n’en est que meilleur, parce que l’hôtel est aussi une métaphore de la solitude, de l’isolement et de l’aliénation. Ce sont des thèmes omniprésents dans la vie et l’œuvre de Terre, c’était donc tout à fait approprié. Le titre du film renvoie à un morceau de l’album Midtown 120 Blues de Terre, un classique de la house music, et il fait aussi référence aux boîtes de nuit et aux motels underground miteux du quartier Midtown de Manhattan, comme le « Sally’s II », où Terre a débuté sa carrière musicale au début des années 1990. Ces lieux ont un rapport historique à la vie troublée des personnes queer, qui est au cœur du film.

Dans le film, elle apparaît de dos, ou dans l’entrebâillement d’une porte. Pouvez-vous nous éclairer sur cette décision ?
Moins on en voit, plus cela brouille la notion de visibilité et l’idée que la visibilité est égale à la mobilité sociale. Moins on en voit, plus cela nous permet de voir et d’entendre différemment, sans les recettes habituelles des films qui nous disent quoi penser et ressentir. J’ai donc utilisé les placements de caméra et la composition de manière à souligner l’idée de secret et de « placard ». De ce fait, on entend mieux ce que nous dit Terre.

Vous montrez certaines situations très intimes. Était-ce nécessaire ?
Je n’avais pas prévu de montrer Terre en train de se branler. C’est elle qu’il l’a suggéré lorsque nous étions à l’hôtel et que nous réfléchissions aux scènes que nous allions tourner. Quelques minutes plus tôt, je lui avais demandé de me décrire sa routine journalière pour préparer les scènes, et la masturbation en faisait partie. C’est censé être un moment un peu ironique, un peu pince-sans-rire, qui contraste avec les autres scènes plus banales. Le ton retire aussi toute forme d’érotisme à cette scène, qui fonctionne finalement comme une sorte de gros « je t’emmerde ! » au capitalisme et au patriarcat. Mais on ne sait jamais, peut-être que certains trouverons cela excitant.

Même si le film est tourné en huis clos, les bruits de l’extérieur et de la vie sont très présents. Qu’est-ce que cela signifie ?
Le design sonore est très important pour moi. C’est un outil précieux qui aide à plonger le spectateur dans l’univers du film, il me semble indispensable pour créer un ton ou une atmosphère. J’ai joué avec la musique pour souligner certaines scènes au montage, mais cela créait une atmosphère sentimentale qui ne me convenait pas, donc je l’ai peu à peu abandonnée. Finalement, j’ai choisi de laisser le son diégétique porter le paysage sonore, parce qu’il aide à préserver le ton décalé que j’avais en tête. Les thèmes que Terre aborde sont déjà empreints d’émotions complexes et de mélancolie, il était donc essentiel de ne pas manipuler les émotions du spectateur avec des effets musicaux. Je voulais que l’on sente que le film est de plain-pied dans la réalité.

Vous avez tourné en 16mm, dans un format étonnamment très large, avec exclusivement la voix de Terre comme voix-off. Pouvez-vous commenter ces choix ?
Je crois que j’aurais aimé tourner le film en 35mm, mais je n’avais pas le budget nécessaire, donc le format 16mm me convient parfaitement. Il donne aussi au film un aspect un peu vieillot et fauché, qui sert le récit. J’ai un rapport compliqué avec les caméras numériques, car elles n’offrent pas les mêmes restrictions que l’analogique. Ces contraintes à l’ancienne m’ont aidé à évoluer en tant que cinéaste. Je ne pouvais me permettre d’acheter que deux boîtes de pellicule, ce qui m’a contraint à un ratio de 1:1. Cela m’a forcé à bien réfléchir à ce que j’allais filmer, et à comment j’allais créer le ton du film. L’utilisation de la voix off comme technique narrative répond aussi à des critères économiques. Je n’allais pas filmer de simples entretiens statiques sur de la pellicule 16mm, j’ai donc enregistré les réponses de Terre hors champ. C’est une approche qui s’inscrit dans la logique économique du cinéma à petit budget.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

États-Unis / 2021 / 22’

Original Version : English.
Subtitles : English.
Script : Terre Thaemlitz, Serge Garcia.
Photography : Serge Garcia.
Editing : Serge Garcia.
Music : Terre Thaemlitz, Will Long.
Sound : Serge Garcia.
Casting : Terre Thaemlitz.
Production : Serge Garcia (Trouble Pictures).
Filmography : Cycle One, 2021. Live To Be Legend, 2020. Noncompliant, 2019. A Child Of House: Shaun J. Wright, 2019. Jackie House, 2018. The Longer I live, The Less Chance I’ll Ever Recover From What Life Keeps Doing To Me, 2015. Butcherqueen, 2013.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR