• Compétition Flash

LA SANGRE ES BLANCA

Óscar Vincentelli

Comment enregistrer la mort et la rendre visible à l’image ? C’est la question à laquelle tente de répondre Óscar Vincentelli avec son film La Sangre es Blanca. A partir des négatifs des 33 gravures de La Tauromachie réalisées par Goya en 1816, le réalisateur nous invite à voir la transformation des corps à l’approche de la mort. S’il prend pour objet la corrida, c’est en la dépouillant néanmoins de son tout son folklore traditionnel, dans un geste court, aussi précis que tranchant. Au moyen d’une caméra thermique, il en expose le troisième acte, la faena, moment clé du combat précédant la mise à mort. Dans une mise au défi théâtrale, le matador y exhibe toute la technicité de ses gestes, épée dans une main, muleta dans l’autre, épuisant le taureau juste avant l’estocade finale. En se limitant à montrer l’irradiation produite par les corps, la caméra thermique réduit la perception à un effet de contraste : le noir pour le froid, le blanc pour le chaud. Dans cet exercice d’observation et de soustraction, on ne discerne plus que les contours des silhouettes découpées dans le noir, prises dans une danse macabre. Le dispositif jette le trouble : si la chaleur rend compte de la réalité matérielle des corps, ce sont pourtant des spectres isolés sur l’arène de la mort que l’on voit. Et l’étrangeté de cette vision fantasmagorique, fascinante et glaçante, n’est que renforcée par la fixité du cadre. Le temps d’un instant, l’irruption d’un animal étranger vient interrompre la violence sourde et sadique de ce drame muet… Du reste, plus de paysage, plus de couleur, et presque plus
de son. Seuls le bruissement des passes de muleta et le bruit des sabots sur le sol résonnent dans l’arène. Ce n’est que lorsque la bête succombe, s’écroulant au bord du cadre de l’image que l’on perçoit, étouffés, les sifflements des spectateurs en hors-champ. La scène de crime est alors nettoyée. Le blanc du sang laisse place au noir glacial de la mort.

(Louise Martin-Papasian)

Entretien avec Oscar Vincentelli

Dans La Sangre es Blanca, vous présentez un travail très précis sur la corrida, pratique à laquelle vous vous êtes intéressé au préalable à travers un projet sur La Tauromachia de Goya, un ensemble de 33 gravures qui venait retracer toutes les étapes de la corrida. En quoi le travail de Goya vous a-t-il inspiré et pourquoi avoir choisi pour ce film le passage particulier de la faena, le troisième acte de la corrida qui précède la mise à mort ?
L’étude de Goya a été fondamentale pour ce film. Dans La Tauromaquia, il a réussi à dépeindre plus que la simple fête taurine du début du XIXe siècle ; une grande partie de l’imaginaire qui s’est construit autour de la tauromachie est née de la popularité de ses gravures. Lorsque j’ai fait les premiers essais avec des caméras thermiques, les résultats m’ont directement renvoyé, non pas aux copies, mais aux plaques originales, aux négatifs des gravures finales. Tout au long de mes recherches, j’ai eu accès à ces plaques conservées à l’Académie de San Fernando à Madrid et j’ai pu en découvrir les subtilités, parmi lesquelles deux éléments majeurs que j’ai appliqués à mon film : la distance et l’isolement des corps.
La Sangre es Blanca met en évidence ma fascination pour cette transition entre la vie et la mort. Comme le dit Hemingway dans Mort dans l’après-midi : « Dans le cas d’une exécution par un feu de salve ou d’une pendaison […] et si l’on voulait fixer ces très simples faits d’une manière durable, comme, par exemple, Goya a essayé de le faire dans Les Désastres de la Guerre, on ne pouvait y arriver si l’on avait fermé les yeux, si peu que ce fût ». C’est là que se situe la clé : ouvrir grand les yeux, comme si l’on voyait pour la première fois. Essayer d’obtenir une image nouvelle, qui concentre notre regard et révèle quelque chose. Ce film est aussi ma façon de remodeler ces images.
Je me suis principalement concentré sur le dernier tiers de la corrida car il précède la mort du taureau ; c’est le moment le plus important du combat où le torero et le taureau déploient tout leur art plastique, esthétique et technique. Par ailleurs, la faena est le seul acte limité dans le temps, où, d’une certaine manière, le décompte avant la mort est lancé.

Dans votre vidéo Thermo-Trash (2016), une voix numérique disait : « Les caméras thermiques captent la vie ». Ici, la caméra thermique capte la vie, à travers la chaleur des corps tout en exposant une danse macabre qui mène à la mort prochaine du taureau. Pouvez-vous expliquer ce qui a guidé le choix de ce dispositif technique ?
L’origine de ce film vient d’une question : le cinéma est-il capable d’enregistrer et d’élargir l’instant de la mort ? Tout en cherchant la réponse, j’ai commencé à expérimenter avec des caméras thermiques, qui me permettaient, non seulement d’enregistrer cet instant, mais aussi d’en révéler son processus, de voir la mort en train de refroidir un corps.
Tous les corps émettent une certaine quantité de radiation sous forme infrarouge, plus ou moins élevée, en fonction de leur température. Les caméras thermiques montrent cette irradiation, que nous ne pouvons pas voir dans ce que nous appelons la lumière visible. Les images ont tendance à être monochromatiques, car on utilise un seul type de capteur qui détecte une longueur d’onde infrarouge particulière. Elles montrent les zones les plus chaudes en blanc et les zones les moins chaudes en noir, avec des nuances de gris dans les degrés intermédiaires entre les limites thermiques, lesquelles marquent la différence entre un corps vivant et un corps mort. Nous ne parlons pas ici d’une étape entre deux images, mais de tout un processus qui devient visible. La mort refroidit un corps, délimité dans un espace noir.
J’ai utilisé la caméra thermique pour mieux comprendre la mort, puis j’ai cherché un objet d’étude. C’est là que l’arène de la tauromachie est apparue, étant un des plus importants événements culturels dont la mort est le centre. Dès que j’y ai testé ce dispositif, j’ai compris qu’il me révélait beaucoup plus de choses que ce que j’avais imaginé, notamment une temporalité archaïque dans les gestes. C’était soudain comme regarder à travers un judas qui vous transportait des centaines d’années en arrière. Je sens que j’ai ainsi pu revoir l’univers de la tauromachie, en utilisant le cinéma comme outil pour élargir et comprendre le monde.

La réduction au minimum du son et le ballet des corps offre une image de la corrida dépouillée de tout le folklore habituel et extrait la mise à mort de son contexte. Qu’est-ce qui a présidé à la réalisation de ce geste précis et radical ?
Les décisions formelles du film ont toujours été axées sur la réduction. La caméra thermique nous débarrassait du paysage, le choix du noir et blanc nous débarrassait de la couleur, si importante dans l’iconographie de la tauromachie. Pour le son, nous avons voulu faire de même avec l’artiste Martin Scaglia : soustraire tous les éléments, éliminer tous les bruits extérieurs pour nous isoler et nous concentrer uniquement sur les corps des protagonistes. J’avais compris que pour redécouvrir le monde des taureaux, il fallait les voir et les entendre autrement.
La Sangre es Blanca m’a fait renouer avec les aspects les plus sincères du cinéma, il m’a violenté, m’a découvert, m’a interpelé, m’a questionné. Toute la préparation du film a fait de moi un cinéaste, mais aussi un spectateur, je ne pouvais m’empêcher de m’émerveiller et de me demander où le film m’emmenait. Au cours du processus, je me suis éloigné du cinéaste pour me rapprocher du chercheur ou du scientifique, comme si je voyais pour la première fois, ou comme si tout ce qui importait, c’était de voir, à la façon d’un scientifique qui observe et analyse dans le seul but de voir pour découvrir.

Il y a une forme de dichotomie contenue dans l’image que produit la caméra thermique : à la fois signe de la réalité organique de l’objet filmé, l’étrangeté de ces images donne un aspect fantasmatique. Pouvez-vous commenter ce double aspect de votre film ?
Cette dichotomie me fascine. L’enregistrement de la chaleur apporte une étrangeté aux images que nous voyons habituellement. En ce sens, elles se rattachent au fantastique, mais sans laisser de côté la réalité. En outre, elle donne au corps du spectateur une nouvelle signification. Lorsque ces images quittent leur finalité technique pour aller vers une possible réflexion artistique, elles nous procurent un pouvoir extraordinaire qui nous dépasse et nous relie à l’invisible.

Les cadres sont fixes, vous ne suivez pas le mouvement des corps mais les laissez les entrer et sortir du cadre comme sur une scène de théâtre – à ce titre, l’apparition du canard dans le champ vient rompre le temps de quelques secondes avec l’aspect dramatique de la scène – pourquoi ce choix de la fixité et de la stabilité ?
Il y a une intention de théâtraliser l’événement de la corrida dans le film. La décision de laisser le spectateur immobile sans accompagner le mouvement des corps me semblait pouvoir renforcer la sensation d’étrangeté et celle de voir comme pour la première fois. L’immobilité éloigne de ce qui se passe, mais elle permet aussi de se concentrer sur le contraste du noir et du blanc, et contribue à orienter l’observation vers l’étrangeté de la corrida.

Les corps du taureau et du matador semblent relativement proches, comment avez-vous placé la caméra ? Quel était le dispositif technique ?
Lors des premiers essais, nous avons compris que la distance constituait un élément fondamental dans la tension générée entre le spectateur, le taureau et le torero. A nouveau, Goya est revenu en force pour déterminer l’endroit où nous devions placer la caméra : ce devait être le même emplacement que lui lorsqu’il dessinait la corrida, idéal pour marquer toutes les tensions émotionnelles que nous recherchions. Ce n’est qu’à la fin du film que la distance augmente, quand le plan s’éloigne pour se fondre progressivement dans le noir final de manière presque picturale.
Pour filmer, nous avons utilisé la caméra flir T1040, l’une des meilleures options dont nous disposions, une caméra assez petite qui passait inaperçue et nous permettait de tourner depuis la zone derrière la barrière. La prise de son était un peu plus complexe, nous avons utilisé un total de 6 microphones dont des micros super directionnels pour enregistrer au premier plan tous les mouvements des taureaux et des toreros.

Propos recueillis par Louise Martin Papasian

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Fiche technique

Espagne, Venezuela / 2021 / 13’

Version originale : Pas de dialogue.
Scénario : Óscar Vincentelli.
Image : Óscar Vincentelli.
Montage : Elisa Celda, María Antón Cabot.
Son : Martín Scaglia.
Production : Carlos Pardo Ros (Dvein Films), Elisa Celda (Lejos Lejos), Óscar Vincentelli.
Filmographie : Violeta + Guillermo, 2018. Lenda Negra, 2016. O tremor, 2015.