• Compétition Française  
  • Prix Renaud Victor

PREMIER ROYAUME
FIRST KINGDOM

Ioanis Nuguet

Affronter le scandale de la mort, la conjurer, garder traces des événements est l’ambition généreuse qui anime ce film en forme d’offrande. Lorsqu’il apprend la maladie de sa mère, Ioanis Nuguet quitte Bali où il se consacre au théâtre et décide de faire un film avec elle. Ainsi naît Premier royaume, d’abord pour l’accompagner dans sa lutte, et finalement pour produire le travail de deuil face à l’ébranlement de la mort qui finira par l’emporter et qui réveillera d’autres morts. De Bali à la France, la filmant elle et ses proches, le film instaure un dialogue des morts avec les vivants, dont Ioanis Nuguet cinéaste se fait le passeur. Entraînés par le lyrisme d’un montage vertigineux où les séparations sont déjouées, nous voilà emportés dans un maelstrom d’images, de lieux, de gestes. Ainsi en témoigne d’abord la chronologie défaite, qui permet de rejouer les présences et les connexions secrètes entre les temps, entre la mort et la vie. Peu de mots aussi, laissant la part belle à la puissance de la musique et aux mouvements des corps, parfois jouant ou mimant, captés dans le flux d’une caméra mouvante. Va-et-vient d’un règne à l’autre, des êtres aux éléments – la mer, le feu – dont la matière convoque les rites, le théâtre d’ombre balinais comme la figuration de rêves. Sous forme d’un grand poème libre et souverain avec en son coeur le cinéma et ses puissances, le film fait le pari d’accueillir le réel pour le transformer. Un cinéma en manière d’ode aux vertus du faux et de l’imaginaire. Un film où les êtres à venir comme les disparus sont réunis dans ce qui constitue à la fois une quête et un désir d’apaisement. Un peu comme un rituel, de ceux que l’on s’invente, et un monument paradoxal à la vie et à la mère disparue.
(Nicolas Feodoroff)

Entretien avec Ioanis Nuguet

Après Spartacus et Cassandra (2014), Premier Royaume est un geste ample qui évoque le cycle de la vie. Comment ce projet a-t-il commencé ?
Le projet a commencé avec l’urgence vitale de filmer ma mère, que je craignais de voir disparaître trop vite, mais aussi chargé d’un deuil antérieur, celui de mon père disparu plusieurs années auparavant dont je cherchais l’image manquante en Indonésie. Il y avait le monde balinais d’un côté et la Provence de l’autre, la mort de mon père, la tristesse de ma mère et l’océan qui liait tous les mondes.

Quelles étaient les directions choisies lors de l’écriture avec votre frère, Adrien Nuguet ?
Une des directions qu’on avait envisagées ensemble était celle du passage, du franchissement, du voyage. Sur nos tables se côtoyaient des vieilles photos, La Pesanteur et la Grâce de Simone Weil, des contes de Provence et de Bali, des poèmes amérindiens, des récits de voyages chamaniques… Il y avait, à la suite de Spartacus et Cassandra, la certitude que les contes, les histoires mythiques et les légendes ouvraient les images intimes vers des espaces plus larges, des perspectives collectives. Trouver des voies pour passer entre les mondes, voilà l’un des moteurs de cette écriture !

Le film fait des allers-retours entre le présent et le passé, la France et l’Indonésie, différents espaces-temps. Quelles étaient vos ambitions ?
Je ne suis pas certain qu’il y ait un présent dans le film. Ou alors, c’est seulement cette scène sur une plage balinaise au lever du jour. C’est un présent éternel et toujours en mouvement qui est aussi un espace, celui de la mer. C’est Quignard qui écrit : « Quand on glisse sa main un instant dans la mer, on touche à tous les rivages d’un coup. » Je voulais, en plongeant dans ce film, toucher tous les rivages de ma vie et de ma famille, retrouver le perdu de l’enfance et de l’origine, la dimension du cycle et quitter la linéarité. Accepter que tout ne soit que relations et passages, que nous sommes beaucoup plus traversés par le monde et la vie que nous les traversons.

L’eau, la mer en particulier, est le motif central de Premier Royaume. Que représente-t-elle ? Comment avez-vous développé cette idée au montage ?
Les Balinais vénèrent et craignent la mer comme la mort. C’est dans ses eaux qu’on disperse les cendres des défunts. C’est par elle que le voyage commence et qu’un nouveau cycle de réincarnation s’initie. A chaque fois qu’il y a une mort, une disparition, il nous faut donc repasser par l’origine. Au montage, il ne s’agissait pas d’insister partout sur la présence de l’eau mais je voulais qu’on ait la sensation d’un archipel, délimiter des séquences qui soient comme des îles rejointes par des courants. La mer, c’est un mouvement, des courants. Même quand il n’y a pas d’eau dans le film, il y a son mouvement.

La caméra passe de la terre à la mer avec une grâce sensible. Comment avez-vous travaillé ces mouvements proches d’une chorégraphie ?
Comme une danse, effectivement. J’ai une musique en tête et j’improvise avec la contrainte de l’élément. Cela prend souvent la forme de traversées. Dans le passage de la mer à la terre, se joue toujours pour moi une scène originelle que je pourrais filmer à l’infini.

L’image, photos, Super 8 ou numérique, est hétérogène. Souhaitiez-vous l’utiliser dans un rapport proche de la peinture ?
L’image filmée a de toute façon un rapport à la représentation proche de celui de l’image peinte : on s’y pose les mêmes questions de lumière, de cadre, de profondeur et de matière. Pour moi, il n’y a aucune évidence à ce que l’image de cinéma soit la plus nette, la plus réaliste avec le plus de résolution possible. Ça reste un choix esthétique. En ce sens, tourner en Super 8 ou en DV quand à d’autres moments je le fais en HD ou 4K, c’est décider d’un mode de représentation, ça rentre dans une poétique de la matière-film qui s’affirmera encore à l’étalonnage qui est pour moi l’étape la plus proche de la peinture. J’ai passé beaucoup de temps en postproduction à travailler le grain, le pixel, la couleur, la trame parfois. Après, on peut aller beaucoup plus loin, je ne suis pas du tout un esthète en la matière et mon image reste malgré tout très réaliste.

7. Comment votre famille, qui est aussi mise en scène, a collaboré avec vous ?
Les choses se sont faites de manière très organique sur une longue période de temps. Ma mère était très heureuse d’être filmée et de participer à l’un de mes projets. Pour elle, la vie, l’art, la fiction, ça se passait dans le même espace. Ma grand-mère Nelly, qui était peintre et aimait nous raconter ses séances de spiritisme, prenait la chose très au sérieux, pensant que le film pourrait avoir des effets psychomagiques quant à la guérison de ma mère. Après une scène qu’on a tournée au pied d’un château en Provence alors que l’orage arrivait, elle n’a plus voulu participer au film pendant un moment. La foudre était tombée à cinq mètres de nous… Mes frères, et ensuite Camille, ont été partie prenante dès le départ, me donnant une grande confiance. Peut-être pour que ces images difficiles puissent nous accompagner sans nous peser, qu’elles s’alchimisent en autant de gestes qui guident, soignent et transforment.

Quel est votre lien au théâtre balinais et quelle place a-t-il dans le film ?
Adolescent, je rêvais d’aller à Bali pour y apprendre ce théâtre de « l’hallucination » dont parlait Artaud, par opposition au théâtre « psychologique » qu’il honnissait. Je m’y suis finalement rendu grâce à Ariane Mnouchkine qui m’a envoyé chez I Made Djimat, un Maître de la danse qu’elle connaissait. Là-bas, je me suis mis à l’école de la danse et du théâtre balinais et j’ai intégré pour un temps la compagnie de mon Maître. J’y ai appris à apprendre, par l’imitation et la répétition. Le théâtre balinais donne sans doute le fond cosmogonique du film. Poétiquement, il est l’outre-monde, le théâtre de l’au-delà et de nos peurs métaphysiques. C’est la scène symbolique où est jouée notre histoire familiale.

Quels étaient les partis pris pour le son avec Bruno Ehlinger ?
Les prises de son étaient très inégales et les ambiances quasi inexistantes. Ce manque était aussi très intéressant car nous pouvions choisir précisément ce que nous voulions créer et ajouter dans l’espace sonore. J’avais beaucoup d’idées sur les sons de mer, les ruissellements, les sources souterraines. Bruno est devenu un spécialiste des sons aquatiques malgré lui. Et puis on a cherché des choses de plus en plus abstraites ou éloignées de l’image : des frottements métalliques, des cloches, des éboulements. C’était la sensation qui primait, l’image que ça provoquait en nous par-dessus celle qu’on voyait. La musique devait naître à chaque fois de ce magma de sons.

Comment avez-vous choisis les différentes musiques ?
Il y a des musiques que j’ai en tête au tournage, voir même dès l’écriture comme celles de César Franck, de Nicolaus Bruhns ou de Míkis Theodorákis, et d’autres qui viennent au montage, parce qu’elles portent un rythme et un état émotionnel qui correspond à la scène ou au contraire agissent comme un contrepoint ou une narration souterraine. Il n’y a pas vraiment de règle, c’est un processus très empirique. Je monte toujours en écoutant de la musique, de grands compositeurs classiques la plupart du temps, même quand il y a des dialogues. Je trouve le résultat toujours plus vivant et organique de cette manière. Ça ne veut pas forcément dire que la musique restera. Ça m’aide à trouver la musique intérieure de chaque séquence.

Quel est ce Premier Royaume évoqué par le titre ?
J’imagine que tout ce que j’ai évoqué précédemment peut d’une certaine manière répondre à cette question. Mais j’imagine aussi que comme tout ce qui est premier, rien ne peut l’expliquer pleinement, que le Premier Royaume est une origine mystérieuse agissante, quelque chose qui ouvre notre pensée et nous renouvelle sans cesse.

Propos recueillis par Olivier Pierre

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Fiche technique

France / 2021 / 91’

Version originale : balinais, français.
Sous-titres : anglais, français.
Scénario : Ioanis Nuguet, Adrien Nuguet.
Image : Ioanis Nuguet.
Montage : Ioanis Nuguet.
Son : Bruno Ehlinger.
Production : Charles de Meaux (Anna Sanders Films).
Filmographie : Spartacus et Cassandra, 2015.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR