• Compétition Française

LE TRANSFORMATEUR

Pierre-Edouard Dumora

Pierre-Edouard Dumora
« Novembre 2009. Je marche de l’appartement de mon enfance dans le 16ème arrondissement de Paris au transformateur électrique de Clichy-sous-Bois où sont morts brûlés Zyed Benna et Bouna Traoré le 27 octobre 2005, poursuivis par la police. Leur mort a déclenché les émeutes de banlieues de 2005. Des beaux quartiers jusqu’au transformateur, il y a quatre heures de marche. » Ainsi Pierre-Edouard Dumora présente-t-il avec sobriété son film. Le geste est donc, dans l’ordre, d’abord performatif. Quatre ans après les faits, il s’agit d’un pèlerinage, d’un hommage où se lit, c’est assez clair sous la concision de sa description, une nécessité toute personnelle, à la fois obscure et impérieuse : impersonnelle. C’est ensuite, douze ans plus tard (on mesurera la maturation redoublée inscrite ici), devenu un film. Ramassée à guère plus d’une demi-heure, la longue traversée de Paris, comme pour lui insuffler le pas d’une urgence. Et voilà les plans sans voix frappés en leur centre ici et là d’énoncés qui nous font remonter le cours de l’histoire. Messages radio des policiers ; extraits du jugement concernant les deux policiers mis en cause et innocentés ; témoignage du seul survivant. Le Transformateur appartient à ce type d’oeuvres qui, une fois lancées, ne cessent de dérouler la ligne unique qu’elles ont choisi de dessiner, avec une précision et une vitesse croissantes, avec le sentiment d’un inéluctable dont l’enjeu est pourtant, paradoxe, de hurler, en silence, contre les mensonges de la fatalité.
(Jean-Pierre Rehm)

Entretien avec Pierre-Edouard Dumora

Le 27 octobre 2005 deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, sont morts électrocutés dans un transformateur à Clichy-sous-Bois, alors qu’ils tentaient de se soustraire à un contrôle de police. Une troisième personne, Muhittin Altun, est également blessée. En 2009, vous faites le trajet depuis chez vous à Paris jusqu’au transformateur. En 2021 est né le film. Pourquoi ce délai, et selon quelle nécessité le réaliser aujourd’hui ?

La mort de Zyed Benna et Bouna Traoré compte parmi les éléments fondateurs de ma vie d’adulte. J’avais 25 ans à l’époque, je n’avais tourné aucun film, j’étais à l’école d’avocats et je vivais éloigné de leur réalité. La marche initiale de 2009 a été un geste instinctif. Longtemps je n’ai pas voulu monter ce plan séquence de 4 heures. Je souhaitais conserver cette durée mais j’avais aussi conscience du caractère éprouvant pour le spectateur. Ne trouvant pas de solution, j’ai mis le film de côté. Mais il ne m’a jamais lâché pendant les années qui ont suivi. Il revenait me hanter au gré des changements de l’actualité et de ma propre vie. La nécessité originelle restait intacte ; je devais le terminer. C’est dans le contexte actuel du durcissement de la société, des violences policières et de la parole raciste décomplexée que j’ai pour la première fois essayé de monter dans le plan séquence. Dès que j’ai posé les cartons de texte sur l’image, j’ai senti que le film pouvait trouver sa forme.

Le trajet, vous le faites à pied. Une performance qui engage votre corps, néanmoins invisible. Comment cela s’est-il imposé ?
La dimension performative est à l’origine du projet. Face aux images et aux discours préétablis, je ne trouvais pas de mots. Seule la simplicité du dispositif de la marche m’a permis d’appréhender la complexité du sujet. Le 16ème arrondissement et le transformateur de Clichy-sous-Bois constituent deux pôles de la société et de l’imaginaire social français. En reliant ces deux points, en éprouvant par le corps la distance qui les sépare, j’ai voulu mesurer physiquement une distance infranchissable socialement.

Vous démarrez explicitement depuis chez vous, de nuit, vous attardant sur des photographies. Pourquoi ?
Je voulais que le point de vue soit clair. Savoir d’où l’on part et d’où l’on parle. Les photographies que vous mentionnez montrent ma soeur, mon frère et moi. Ces photos de nous enfants étaient posées par hasard sur la table du salon. Avec la lampe de poche dans l’appartement, j’étais un peu comme un cambrioleur dans ma propre vie. Ce projet est lié à l’enfance. Il parle d’enfants qui n’ont pas pu devenir adultes.

Le trajet vous a pris 4 heures, temps que vous estimiez trop long pour ce film. Vous l’avez réduit à 35 minutes. Comment s’est fait le montage ? Pourquoi mettre en avant certaines parties du territoire, du trajet  ?
J’ai monté le film seul, pendant les trois confinements, dans l’obscurité, dans un état de demi-sommeil. Réduire de 4 heures à 35 minutes a permis de garder l’énergie de la marche. Les trois parties que je voulais absolument garder étaient le départ de l’appartement, le passage du périphérique, l’arrivée à Clichy-sous-Bois et au transformateur. Pour le reste, je me suis assez vite concentré sur les personnes que je croisais ou que je suivais. Des visages anonymes qui racontent des histoires, la coupe des vêtements, ces regards qui font le quotidien d’un territoire.

Les informations sur les événements et leurs suites apparaissent à l’écran, comme barrant l’image. Pouvez-vous revenir sur les choix opérés dans cette matière ?

Trouver le ton juste du texte a été l’étape la plus difficile, un exercice d’équilibre. Le texte tel qu’il est aujourd’hui est arrivé tard dans le montage. C’est le jugement de 2015 (qui relaxe les deux policiers) qui m’a fourni la matière factuelle du film. J’ai voulu être le plus précis possible, zoomer sur des détails oubliés, pour qu’on comprenne cet évènement. En cela le film prend presque la forme d’une enquête. En confrontant les messages radio de la police et le témoignage de l’unique survivant du drame, j’ai voulu donner plusieurs points de vue. Ce sont ces voix qui structurent le film.

La bande-son se compose des bruits de la ville, de celui de votre souffle, et d’une acmé musicale. Comment avez-vous pensé et travaillé le son ?
Le son était dès le départ un élément clé. Avec l’aide d’un ingénieur du son, j’ai fabriqué un système de son binaural en attachant deux micros cravates omnidirectionnels près de mes oreilles. L’objectif était de restituer spatialement le son tel que je l’entendais pour donner une dimension immersive au film. J’ai ensuite composé la musique en improvisant sur les images. Celles-ci avaient déjà une dimension musicale avec le rythme de la respiration qui imprime un tempo. J’ai voulu créer différents espaces sonores, qu’il y ait des moments de transe, qu’on entre dans une autre temporalité. L’acmé musicale est un morceau de Maggi Payne, une compositrice américaine. Je l’ai choisi pour sa dimension cosmique. Le feu des émeutes renvoyait déjà à quelque chose de plus lointain, presque cosmique ; une lutte ancestrale pour la vie.

Europa 2005 – 27 octobre, de Straub et Huillet, se présentait explicitement, dans sa brièveté, et réalisé peu après les faits, comme un ciné-tract. Comment qualifieriez-vous votre manière de revenir sur le même événement tragique ?
Je ne suis pas sûr de pouvoir qualifier mon film ainsi, en raison du nombre d’années qui séparent la marche initiale du film d’aujourd’hui. Peut-être est-ce justement ce rapport au temps : une exploration de ce qui, face à l’oubli, cristallise la mémoire intime d’un événement. Les 16 ans qui se sont écoulés depuis les faits permettent d’avoir une dimension réflexive et rétrospective sur l’histoire récente. Les fantômes de la course-poursuite tragique n’ont cessé de ressurgir, des attentats de 2015 jusqu’aux violences policières actuelles. Le film parle de ce résidu qui ne passe pas, silencieux, enfoui à l’intérieur du corps. Même en essayant de l’oublier, il revient toujours nous hanter.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

France / 2021 / 35’

Version originale : Pas de dialogue.
Sous-titres : français.
Scénario : Pierre-Edouard Dumora.
Image : Pierre-Edouard Dumora.
Montage : Pierre-Edouard Dumora.
Son : Pierre-Edouard Dumora.
Production : Pierre-Edouard Dumora.
Filmographie : L’Enfant au Diamant, 2021. The Peacekeeper, 2017. We, The Sorcerers, 2015. Evil Men Do, 2014. Family Galaxy, 2009. What the Blind See, 2009. Le Bijou, 2006.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR