Voilà un film de belle allure, simple comme bonjour. On n’y raconte pas de fables, on y travaille en toute modestie, on y écoute les lieder de Robert Schumann, chez soi et en voiture, on y mange, on s’y lave, on s’y réjouit, on y sanglote, etc. Voilà pourtant un film à l’entrelacs manifeste, écho à sa manière, peut-être, du fameux escalier à double révolution de Chambord, splendide château dont Demy avait fait le décor de son Peau d’Âne et où sont tournées ici de nombreuses scènes. Que faut-il croire alors ? Que, d’abord, il n’y a pas de « on », et que femmes et hommes se partagent, sans symétrie aucune, le chant autant que l’écoute, la chasse autant que la déroute. C’est précisément l’équilibre précaire qui se trouve glorifié ici, gloire fragile. Douze hommes, douze chanteurs, se préparent à un concert, où leur maîtrise du chant va consister à se transformer en pleureuses discrètes, vêtues de chemise blanche rehaussée d’épaulettes de toréador sans arène, de soldats privés de bataille. Douze ? Mais de quel messie portent-ils donc le deuil ? Personne ici, et surtout pas la réalisatrice Sarah Klingemann, ni Nicolas Losson, le compositeur, ni la super cheffe de chant Claire Coursault-Béguin, ni ses deux géniales actrices, Astrid Adverbe et Flora Thomas, ne donne sa langue au chat. Peut-être (et laissons ce possible résonner au plus généreux), peut-être s’agit-il de l’art cynégétique, de ces « tableaux de chasse » où sangliers et autres bêtes gisent au sol ; peut-être s’agit-il de « la curée » dont une toile décore un mur où se donne le concert ; peut-être tout cela porte-t-il, prononcé par une des comédiennes, le nom de « virilité », autre nom du père, dont il faudra apprendre à se défaire. (J.-P.R.)
Sarah Klingemann
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Bas chœur
Dans Grande Fugue (2019), vous questionniez l’écoute musicale avec les résidents de la Clinique psychiatrique de Saumery. La musique est aussi le sujet de Bas Chœur. Quel était le projet ?
Bas Chœur s’est concrétisé (pour la fin d’écriture, la mise en place et le tournage) lors d’une résidence artistique de trois mois en 2017 au château de Chambord. Cette résidence incluait une EAC (Éducation Artistique et Culturelle), un partage de ma recherche avec un public spécifique. J’ai souhaité impliquer la Clinique de Saumery située aux portes du Domaine de Chambord, fonctionnant selon les principes de la psychothérapie institutionnelle, m’intéressant depuis longtemps à Jean Oury, Gilles Deleuze et Félix Guattari, à leur approche ouverte de la psychiatrie. J’ai proposé aux soignés et soignants de travailler avec eux sur l’écoute musicale, d’explorer ensemble la partie de Bas Chœur qui impliquait les spectateurs. À partir de l’échange musical que nous avions eu avec Nicolas Losson en vue de sa composition pour Bas Chœur, je leur ai fait écouter un répertoire classique et contemporain, en fonction de l’espace et de l’organisation interne de la clinique. Et filmant, j’ai voulu rendre visible l’acte a priori invisible de l’écoute. Grande Fugue, préparant Bas Chœur, est devenu un film autonome. Certains patients de Saumery sont d’ailleurs parmi les spectateurs du concert de Bas Chœur clôturant ma résidence.
Vous êtes architecte de formation et réalisez également des films liés à cette pratique. Pourquoi vous êtes-vous intéressé au Domaine national de Chambord ?
Lors d’une visite en 2013, j’ai été conquise et émue par sa beauté simple, sa forme, entre le Moyen Âge et la Renaissance, féerique et pourtant à caractère pauvre. La féerie, dans la multitude des cheminées que l’on perçoit de manière sensible et rapprochée sur la terrasse ; le pauvre, dans la matière des motifs géométriques qui ornent ces conduits de cheminées : l’ardoise plate et noire plutôt que le marbre de l’Italie renaissante et clairement influente. Devenu site touristique, Chambord avec son Domaine (grand comme Paris intra-muros) est aussi un lieu de chasse, de pouvoir, mais peut-être avant tout une « chose édifiée » sans avoir été pensée pour être habité. Impressionnée par sa beauté et ce manque, le lieu s’est imposé comme pouvant accueillir l’émotion de l’intrigue du film.
Bas Chœur désigne l’ensemble des chanteurs et aussi une partie de l’église où se déroulent les cérémonies autour de l’autel. Filmer la musique et l’architecture : comment avez-vous répondu à cette gageure ?
« Il y a, en effet, quelque chose d’assez voisin de la composition musicale dans Chambord » écrit Pierre Gascar dans un beau livre sur Chambord (le livre que consultent les deux enfants dans le train). Les ornementations en ardoise noire dans la pierre blanche de tuffeau me faisaient penser à une partition musicale. Il fallait jouer cette partition-là au moment du concert, à l’image et au son. Un panoramique lent et continu accompagne le rythme de la musique, réunit spectateurs et musiciens dans ce même mouvement, ce même lieu : la salle des chasses dont le riche décor renvoie également aux superstructures et éléments sculptés à l’extérieur, à l’énigmatique et inépuisable beauté de tout l’édifice.
Le film commence mystérieusement, par des scènes qui paraissent étrangères entre elles, avec différents personnages et trouvera sa résolution à la fin. Comment avez-vous développé le scénario ?
Au départ, il y avait une intrigue – des hommes pleurent ensemble – à mettre en scène, ainsi que mon désir de filmer le travail des chanteurs d’un chœur. Travail de concentration, de préparation, physique et mental, généré par une telle demande qui touchait à leur intimité. Le scénario évoluait sans cesse, en fonction des rencontres. Celle avec Claire Coursault-Béguin, cheffe de chœur, a été essentielle. Elle a accepté pendant une année de scinder son chœur mixte en deux, pour faire travailler les hommes sur le projet. Les douze hommes qui composent le chœur Ossia nous ont suivis, certains ayant accepté d’être filmés chez eux individuellement, et sont devenus des personnages qui s’inscrivaient dans le scénario.
On voit également une femme visionnant des séances d’enregistrements qui constituent Bas Chœur. Pourquoi cette mise en abyme ?
Ce personnage n’était justement pas dans le premier scénario mais dans le dernier.
Ayant filmé les séances d’enregistrements sonores nécessaires à Nicolas Losson pour sa composition et voulant montrer ce travail de recherche, la femme visionneuse faisait le lien entre tous les protagonistes du film, qui tous cherchent, expérimentent, parfois en avançant dans le noir. Au-delà du lien qu’elle établit, elle incarne la figure du désir féminin envers tous ces hommes.
Des acteurs professionnels croisent les autres protagonistes du film et font rire dans ce chœur de pleurs. Comment avez-vous imaginé leurs rôles ?
L’idée du chœur qui pleure est tragique, nourrie de La Naissance de la tragédie de Nietzsche. En contrepoint de ce réel tragique, il me semblait essentiel d’apporter de la fantaisie et du rire dans le registre de la fiction. J’ai beaucoup pensé à Jacques Demy en écrivant les personnages fictifs, pas simplement parce qu’il avait déjà tourné Peau d’Âne dans le château. Me revenait tout son cinéma d’apparence très joyeux mais dans le fond tragique, construit avec des personnages enjoués et énigmatiques. Les deux femmes jouées par Astrid Adverbe et Flora Thomas viennent de là, mais je leur ai demandé de ne pas être jumelles ! En tout cas que l’on ne sache jamais si elles sont sœurs, amies ou amantes. Elles écoutent Schumann en boucle chez elles et en voiture, sont mélomanes sans être pour autant des spécialistes. Elles sont nos guides sensuelles, le long de la Loire jusqu’au château, pour nous emmener au concert.
Dans Bas Chœur, les hommes du chœur pleurent et quand Astrid Adverbe chante, « elle est trop virile ». Quelles questions souhaitiez-vous aborder à travers ces paradoxes apparents ?
La société sous domination masculine m’étouffe, en tant que femme et en tant qu’individu. Elle semblerait également étouffer certains hommes. Les chanteurs du chœur amateur Ossia ont accepté de travailler cette partition inhabituelle pour eux avec beaucoup de curiosité et d’enthousiasme. Tous se sont impliqués de manière professionnelle, sous la direction très attentionnée de leur cheffe de chœur et grâce à l’engagement affirmé du directeur du Conservatoire de Blois. Ces questions de société, il m’est difficile d’en parler, mais il m’était nécessaire de les montrer dans le faire ensemble, pour la réalisation de Bas Chœur.
Pourquoi avoir choisi les lieder de Robert Schumann et inscrit certaines paroles à l’image ?
Pour être en bonne compagnie pour aborder le thème des pleurs masculins, pour faire entendre le romantisme de Schumann et la poésie de Heine dans cette forme « minimaliste » piano/voix et ainsi nous préparer au concert, à son propos et sa musicalité autre.
Pouvez-vous nous parler du morceau final composé par Nicolas Losson et le choix de le donner à écouter en temps réel ?
C’est une oeuvre musicale mixte pour douze voix d’homme, alliant deux guitares électriques en direct et des sons enregistrés, diffusés par quatre haut-parleurs dans l’espace de la salle des Chasses de François Ier, comme singularité architecturale et acoustique. Nicolas Losson est un artiste sonore qui compose non pas avec des notes mais avec des sons fixés, c’est à dire qu’il compose à partir du réel pour s’en écarter. Ici, pour Bas Chœur, du vent, de l’eau, des chutes de pierres, des plaintes, des pleurs. Pierre Schaeffer donne le nom de « musique concrète » en 1948 : une reconquête de l’abstrait musical mais qui passe par un retour au concret, au réel.
Dans sa durée, en imposant l’écoute de la musique en temps réel, le film veut poser un regard attentionné sur le lieu et les personnes qui l’habitent, le temps d’un concert. Il y a une émotion, une épreuve aussi, à partager, entre le chœur, les spectateurs du concert et ceux d’une salle de cinéma, tous à égalité dans ce temps.
Propos recueillis par Olivier Pierre
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Fiche technique
France / 2020 / Couleur / HD, Stereo / 50’
Version originale : français.
Sous-titres : anglais.
Image : Ishrann Silgidjian, Sarah Klingemann.
Montage : Maxence Tasserit, Sarah Klingemann.
Musique : Nicolas Losson.
Son : Agathe Poche.
Avec : Astrid Adverbe, Flora Thomas, Marc-Antoine Vaugeois, Le chœur Ossia du conservatoire de Blois, cheffe de chœur Claire Coursault-Beguin.
Production : Les hommes-maison (Sarah Klingemann).
Distribution : Sarah Klingemann.
ENTRETIEN AVEC LA REALISATRICE
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