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HARUHARASAN NO UTA
HARUHARA SAN’S RECORDER

Kyoshi Sugita

Une jeune femme prend possession d’un appartement et salue sur son seuil le précédent locataire qui choisit de partir sans laisser d’adresse. Cette jeune femme entre ainsi dans le film pour l’habiter en continu, puisque c’est elle que l’on ne va cesser de suivre, présente dans chaque séquence,
et magnifiquement interprétée par Chika Araki, stupéfiante de subtilité, de mobilité et de précision. Et pourtant, de son personnage, on ne saura que très peu : Kyoshi Sugita est manifestement davantage intéressé par la poésie que par le roman. Inspiré en effet par un tanka d’un célèbre poète japonais, Higashi Naoko, voilà, comme si rarement, un film qui délaisse la paresse et la fatigue des intrigues pour progresser par épiphanies successives. À quoi tient cette faculté de construire, par jet continu, des scènes qui sont à chaque fois de discrètes déflagrations ? Nulle recette ici, c’est l’organisation de surprises à chaque fois différentes qui autorise l’alternance de temps délibérément
hétérogènes : goûters, déjeuners, moments de rêveries, sommeil, errances dans la ville (plusieurs personnages cherchent en effet leur chemin…), brusquerie d’une séquence de peinture à même le sol à l’énergie saisissante jusqu’à un morceau de vaudeville avec personnage caché dans l’armoire. Mais le cadre sans doute y joue son rôle, où il est fréquent qu’un personnage en masque un autre, comme si une des règles ici était la possibilité d’une superposition, sans oublier l’importance marquée des fenêtres, des portes et des seuils. Le son également, mis en scène dans l’image et présent dès le titre, est l’attention d’un soin tout particulier, façon de dédoubler l’image, de la faire trembler et traverser par d’autres êtres.
Pur poème cinématographique, mais dont la poésie sèche et dénuée de toute facilité se loge sans cesse à des endroits différents du film, voilà un grand moment d’émotion, voilà le cinéma, tout entier, renouvelé.
(Jean-Pierre Rehm)

Entretien avec Kyoshi Sugita

Le titre japonais de votre film est Mr Haruhara San’s Song, mais son titre international est Haruhara San’s Recorder. Pourquoi ces deux titres ?
Mon film s’inspire d’un tanka de la célèbre poétesse japonaise Higashi Naoko : Je contemple / Le tampon Adresse inconnue / La flûte / Dont jouait M. Haruhara. Il fait partie des tankas réunis dans son premier recueil, Mr Haruhara’s Recorder, qui en compte plusieurs centaines. J’aurais tout à fait pu appeler le film Haruhara San’s Recorder en japonais, mais j’avais peur qu’on pense qu’il s’agissait d’une adaptation du recueil dans son ensemble ; j’ai donc préféré lui donner un autre titre, Haruhara San’s Song. Les deux titres fonctionnent. Mais lorsque j’ai préparé une version sous-titrée du film, j’ai eu envie d’utiliser celui que je n’avais pas utilisé au Japon.

Les titres de vos précédents films, A song I remember et A song of the light, comportent également le mot « chanson ». S’agit-il d’un cycle ? Quelle relation la chanson entretient-elle avec votre pratique cinématographique ?
Tout découle du nom de mon premier film, Hitotsu no uta. En anglais, il s’intitule A song I remember mais, traduit littéralement, le titre japonais signifie plutôt A Song. Alors que j’écrivais le scénario sans avoir encore de titre, je me suis dit que je continuerais peut-être à chanter cette même chanson à l’avenir. Cette chanson n’est pas née en moi, elle était là bien avant ma naissance. C’est comme si j’avais réussi, un peu par hasard, à saisir au vol l’une des innombrables chansons qui flottent autour de nous en ce monde, comme portées par le vent, et qu’on ne peut entendre que si l’on écoute très attentivement. Puisque je suis parfois parvenu à ressentir la présence de ces chansons, je pense que mon rôle consiste peut-être de leur donner une forme qui puisse atteindre d’autres personnes. Chaque fois que je fais un film, je lui choisis un titre individuel, mais c’est comme si chacun d’eux constituait un chapitre du même ouvrage. Peut-être que j’inclus toujours ce mot dans le titre parce que j’ai l’impression de produire une nouvelle « chanson » à chaque fois. Tout ce que je peux dire, c’est que les chansons tout autant que les films constituent une clé importante pour comprendre ce monde où nous sommes nés et que nous habitons.

Le personnage principal de votre film est présent dans presque toutes les scènes, l’actrice qui l’interprète a donc un rôle très important. A-t-elle participé à la création du personnage ? Comment avez- vous travaillé ensemble durant le tournage ?
L’idée de faire ce film m’est venue dans le hall d’entrée d’un cinéma, après la première de mon film précédent, Song of the light, à Tokyo. Une femme portant un masque est venue à ma rencontre, je voyais à peine ses yeux, mais il était clair qu’elle me souriait. Je l’ai regardée fixement un instant, puis je l’ai reconnue. Elle vivait avec l’actrice d’une pièce à laquelle j’avais participé, en tournant des images inclues dans la scénographie. C’était Chika. J’étais très étonné de la voir, car je savais qu’elle devait subir une opération délicate et divers traitements à la mâchoire. L’intervention principale devait avoir lieu incessamment. Elle m’a avoué qu’elle avait tellement envie de voir Song of the light qu’elle s’était enfuie de l’hôpital juste avant d’entrer au bloc. En voyant son regard briller par-dessus son masque, j’ai déclaré sans réfléchir : « Si vous retrouvez la santé après tous ces traitements, faisons donc un film ensemble pour fêter ça ! » J’ignore totalement pourquoi je lui ai dit cela. Six mois plus tard, je me suis souvenu de cette promesse, j’ai contacté Chika, et nous nous sommes vus dans un salon de thé. Dans le train qui me ramenait chez moi après notre rencontre, l’un des tankas de Higashi Naoko m’est soudain venu à l’esprit. Ce tanka est devenu le film. Ce n’était qu’une intuition, mais l’existence de Chika m’avait rappelé ce tanka. Dès mon retour, j’ai envoyé un e-mail à Higashi Naoko. Elle m’a tout de suite répondu, et nous avons commencé la préparation du film. Mes films ont tendance à commencer de cette façon, un peu par hasard. C’est pourquoi dans celui-ci, tout tourne autour de Chika. J’ai sans doute une façon de faire assez inhabituelle. Je crois que la plupart des réalisateurs commencent la préparation après avoir rédigé un scénario, mais moi, je préfère écrire le scénario à la fin, après avoir choisi les acteurs, les lieux et le plan de tournage. Si Chika est au cœur du film, alors ces acteurs devraient lui donner la réplique, et tel ou tel lieu lui conviendrait bien… C’est ainsi que je procède. Je ne commence à penser au contenu du film qu’une fois ces différents facteurs arrêtés ; j’écris alors un scénario avec des acteurs et des lieux de tournage précis en tête. Mes scénarios regorgent de secrets, mais aucun acteur, à commencer par Chika, ne m’a posé la moindre question sur les dialogues. Je demande aux acteurs de trouver les réponses en eux-mêmes et de me les montrer sur le plateau. Mon rôle se résume donc à choisir dans une certaine mesure les déplacements des personnages dans chaque scène, à préparer les accessoires et les repas pour tout le monde (il n’y avait pas d’assistant réalisateur, de producteur, de décorateur ni de chauffeur sur le tournage, j’ai tout fait moi-même ; on peut se le permettre quand on fait le choix de ne travailler qu’avec un nombre limité de personnes), de respecter le planning, de prendre place à côté de la caméra et de faire attention au jeu des acteurs, à l’éclairage, au vent, aux bruits sur le plateau, d’identifier les passages du scénario qui ne fonctionnent pas et d’y remédier aussi vite que possible.
Il s’agissait pour ainsi dire du premier film de Chika, et elle semble en avoir apprécié chaque instant. Souvent, elle s’endormait sur le plateau. À la voir sommeiller ainsi dans un coin dès que j’avais le dos tourné, je me suis dit qu’elle était vraiment très détendue. Un jour, j’ai même commencé à tourner la scène alors qu’elle dormait. À un moment donné elle s’est réveillée, elle a senti que la caméra tournait et elle s’est mise à interpréter le personnage comme si de rien n’était.

Tous les personnages du film semblent souffrir d’un traumatisme passé, qui peut être personnel ou collectif. Pourtant ces traumatismes ne sont jamais expliqués. Pourquoi avoir choisi de garder ainsi le mystère ?
Quand vous dressez le portrait d’un personnage dans un film, vous ne pouvez pas montrer tout ce qui lui est arrivé, mais vous pouvez choisir de mettre en avant quelques secondes ou minutes de son existence. Au cours de ces quelques secondes, vous montrez les raisons pour lesquelles le personnage agit d’une certaine façon. Si quelqu’un l’appelle et qu’il ne se retourne pas, il doit y avoir une raison. Le personnage peut être perdu si profondément dans ses pensées qu’il ne réagit pas, ou bien il ne fait pas attention car il est trop fatigué. Ou bien il a reconnu la voix de la personne qui l’a appelé et il ne veut pas lui parler car ils se sont disputés la veille. Quelle que soit la raison, il faut qu’on puisse la lire sur le dos du personnage. Le passé d’un individu transparaît toujours dans son apparence actuelle. C’est pourquoi plus on remplit le cadre de choses signifiantes, plus on est libre de spéculer sur ce qui se passe hors du cadre. Je pense que c’est une raison suffisante. Il existe une autre raison. Dans la vraie vie, je n’ai pas envie de poser des questions indiscrètes aux gens sur leur passé, et je ressens un peu la même chose avec mes personnages.
Et puis, il ne faut pas perdre de vue que ce n’est pas parce qu’on connaît le passé d’une personne qu’on la comprend nécessairement mieux. Même si on en sait beaucoup sur elle, cette personne reste une énigme. Nous restons tous des énigmes jusqu’à la fin de notre vie.

D’autres personnages prennent régulièrement des photos du personnage principal tout au long du film. Pourquoi avez-vous mis l’accent sur ce motif ?
Qui prend des photos ? Avant tout, les vivants. Et pourquoi en prennent-ils ? J’ai l’impression qu’ils le font pour laisser une trace. Ce désir de laisser quelque chose derrière soi traduit sans doute un désir de ne pas mourir. Je pense qu’on prend des photos précisément parce que dans un coin de notre esprit, la mort rôde. Je crois que les proches de Sachi, la protagoniste du film, la prennent en photo chacun dans un endroit différent parce qu’ils ont envie qu’elle soit présente. Il y a aussi ce moment où Sachi, qui s’était jusque-là laissée prendre en photo, décide de photographier quelqu’un à son tour. À ce moment précis, Sachi est un être vivant à part entière. Prendre une photo est un motif important pour suggérer des changements dans la vie intérieure de Sachi. Parmi les photos que j’ai prises récemment, il y en a une de Mizuho Osu et Ryo Anraku, qui interprètent le couple qui revient d’un enterrement dans le film. Je suis allé chez eux avec mon appareil et j’ai pris cette photo pour célébrer un évènement. En effet, ils se sont mariés ce jour-là. J’ai pris la photo juste avant leur départ pour la mairie. Au printemps dernier, alors que je commençais l’écriture du scénario, j’ai appris qu’une danseuse contemporaine venait de mourir. C’était une amie commune. Je me suis inquiété, alors j’ai appelé ce couple d’amis tard dans la soirée, et nous avons longuement parlé tous les trois au téléphone. Ils m’ont dit qu’ils n’avaient appris la nouvelle qu’après les funérailles, qui avaient eu lieu dans l’intimité. Ils n’avaient pas pu y assister. Le lendemain, je les ai rappelés pour leur proposer d’apparaître dans le film que je me préparais à tourner. J’ai pensé que cela leur donnerait l’occasion, le temps d’une journée, de revêtir une tenue de deuil et de se recueillir en pensant à leur amie. Un idéogramme chinois joue un rôle important dans cette scène. Il est tiré du titre d’un film réalisé par Ryo, dans lequel Mizuho et son amie ont joué. Ils se sont mariés un an jour pour jour après avoir appris la mort de cette amie. J’aimerais que la photo accompagne cet entretien. C’est une très belle photo, vous verrez.

Propos recueillis par Nathan Letoré

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Fiche technique

Japon / 2021 / 120'

Version originale : japonais.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Kyoshi Sugita.
Image : Yukiko Iioka.
Montage : Keiko Okawa.
Musique : Skank.
Son : Yongchang Hwang.
Avec : Chika Araki, Minako Niibe, Takenori Kaneko, Saho Ito.
Production : Jun Higeno (Iha Films).
Filmographie : Listen to Light, 2017. A Song I Remember, 2011