• Compétition Internationale

NOUS DISONS RÉVOLUTION
LET’S SAY REVOLUTION

Elisabeth Perceval, Nicolas Klotz

Elisabeth Perceval Nicolas Klotz
L’Héroïque Lande (FID 2017) l’attestait avec panache : le feu et la fuite sont les éléments premiers du cinéma de Nicolas Klotz et Elizabeth Perceval. À partir d’une nouvelle de Faulkner poétisant la fuite d’un esclave, de Brazzaville à São Paulo en passant par Barcelone, Nous disons révolution embrase le présent en quatre mouvements nommés « courses ». Avant d’être une espérance pour un monde malade, la révolution est d’abord celle d’une pratique de cinéma. Elle a lieu dans la salle de montage, où Klotz et Perceval font feu de tout bois : sur et entre les fragments d’un matériau à la fois hétérogène et têtu, récolté au fil des ans, des voyages et des rencontres, se greffe un bouquet de textes et de musiques qui, frottés aux images, allument la mèche de la révolte. Klotz et Perceval ont retenu de Deleuze qu’on peut aussi courir, fuir sur place. Cela s’appelle danser, devenir flamme : à soi-même sa propre révolution. Des hommes et des femmes dansent, longuement, fiévreusement. La danse des corps devient transe filmique, la fuite s’exhausse en fugue aux motifs tressés et relancés de course en course. Les hommes qui ne dansent pas parlent, récitent, se racontent pour et avec les cinéastes. Et, danse ou parole, c’est dans cette manière de partager l’espace et le temps du travail, de faire du
cinéma en commun – un commun –, dans l’abandon amoureux à ce partage que le film agit politiquement. Jusqu’à faire éprouver une samba processionnaire dans les rues de São Paulo comme une manifestation de puissance collective inaliénable. Emporté par cette puissance, c’est alors le film lui-même qui semble fuir, déborder ses propres limites. Entre fable et document, improvisation et composition, entre colère et joie, toutes les frontières brûlent.
(Cyril Neyrat)

Entretien avec Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval

Long poème politique en quatre mouvements, Nous disons révolution s’est élaboré à partir d’un matériau récolté au fil des ans et sur plusieurs continents ? Comment celle matière s’est-elle constituée, accumulée ?

Poème, bien sûr. La poésie transforme la perception des sens, elle ne s’embarrasse pas de ce qu’on appelle documentaire ou de ce qui est appelé fiction. Alors, oui, poésie, comme au temps des premiers étonnements, à partir des rencontres, des amitiés, des amours, des lectures, des lieux qui nous nourrissent et qui ont fait que ce film existe.
Politique, comme mode de perception de la réalité qui nous entoure. A travers des élé-ments simples, humains, familiers, quotidiens qui rencontrent aussi le mythique, les légendes, les cérémonies. Politique, depuis le travail cinématographique engagé dans un partage du sensible avec les personnes que nous filmons. C‘est un mélange d’apprentissage, d’aventure et de plaisir.
Un film en chantier, ouvert, surgi de la vie avec la vie. Commencé depuis un scénario, Ceremony, chantier archéologique de trois ans, resté inachevé – Des voyages au Brésil pour le festival de Sao Paulo – Une invitation à venir travailler à Brazzaville – En Espagne, où dans Ceremony, l’esclave Sasportas échappé d’une plantation en Afrique, débarque une nuit dans le port de Barcelone – Puis Paris, le long du canal St Martin où s’était installé un camps de réfugiés… Nous disons révolution est un film en partie rêvé, entre impro-visation et préparation, vérité et mensonge, documentaire et fiction. Sachant que les images dans les rêves supposent toujours une scène, un écran de projection et de représentation.

Le film est né dans la salle de montage, où vous avez articulé à la matière première un certain nombre d’autres matériaux – textes, musiques. Pouvez-vous revenir sur ce travail de montage ? Quelle en a été l’impulsion première, les grandes étapes, la méthode ?

Au commencement il y avait une nouvelle de William Faulkner qui a inspiré le scénario de Ceremony, puis plusieurs tournages mi-préparés, mi-improvisés, à Brazzaville et à Barcelone. Nous avons ensuite exploré une partie du matériel de Barcelone sous la forme d’une installation sur 4 grands écrans, ouvrant de nouveaux horizons à nos méthodes de montage. Et puis il y a deux ans, un court texte de Paul B. Preciado, Nous disons révolution, a mis sous tension tous ces matériaux avec les rushs que nous venions de tourner à Sao Paulo. Nous avons monté, écrit, enregistré, re-enregistré, pendant deux ans. Renversant, inversant l’ordre habituel – écriture, tournage, montage – sans faire de hiérarchie entre les étapes de travail. Nous avions le sentiment de tourner le film dans notre salle de montage. Chaque fois que nous imaginions de nouvelles choses à tourner, nous nous rendions compte que nous avions déjà tout ce que nous cherchions dans nos disques durs. Parfois juste des photographies de repérages à Barcelone. Ou des plans tournés à Paris pour un autre film en cours d’écriture. Les textes, c’est vraiment le secret d’Elisabeth. Elle a de nombreux carnets dans lesquels elle prend toutes sortes de notes. Lectures, films, discussions, actualité, rêves. Le travail de montage provoque des trajets dans ses carnets qui provoquent ensuite de nouvelles idées de montage et de nouveaux enregistrements.

En quoi consiste la production d’un tel film ?

A partir du moment où nous décidons de commencer un film, nous n’attendons pas les financements et nous pouvons avancer assez loin parce que nous travaillons avec très peu d’argent. D’autant plus que nos films s’inspirent toujours de ce qui se passe dans notre vie et des rencontres que nous faisons. Pour ce film, c’est une invitation faite par le Centre Pompidou il y a 3 ans à présenter notre filmographie intégrale fin 2021. Ensuite Rasha Salti de La Lucarne d’ARTE s’est engagée oralement début 2020, puis définitivement dé-but 2021. Une aide à la production du CNAP Image/Mouvement en juin 2020. Et la ren-contre avec un producteur formidable, Bertrand Scalabre, qui a accepté de nous accompagner depuis le premier montage que nous lui avons montré il y a un an et demi. C’est aussi plusieurs personnes très proches, Thomas Guillot un jeune ami qui collabore avec nous sur toute une série de choses, Mikaël Barre qui mixe nos films et Loup Brenta qui les étalonne.

Brazzaville / Barcelone / Sao Paulo : le trajet du film dessine une géographie en trois pôles. Pourquoi ces trois villes, qu’est-ce qui motive ce tracé ?

Afrique, Europe, Amérique du Sud. Comme L’Héroïque Lande, Nous disons révolution est une épopée habitée par l’exil mais aussi par l’esclavage, la colonisation et la mondiali-sation. C’est un film trans-historique qui commence par la fuite d’un esclave et nous emporte vers l’hypothèse d’une révolution collective majeure face à l’effroyable extinction dans laquelle nous sommes déjà engagés. Anthropocène, Capitalocène, la 6e Extinction. C’est sans doute aussi pour ça que nous avions besoin de temps, pour réaliser au sens littéral le degré de catastrophe dans lequel nous vivons. Alors plutôt que de partir de cet-te idée-là, en nous disant voilà le sujet de notre film, maintenant comment on va faire ?, c’est là où le film nous emmène. Nos films peuvent se tourner très vite, mais vivent en nous, avec nous, longtemps. Les animaux à la fin du film sont arrivés à la toute fin du travail de montage. Ils étaient cachés dans notre disque dur et se sont soudain échappés. Certains textes sont arrivés en cours de mixage. Et c’est aussi dans les dernières semaines du montage que nous avons appris que la célébration chantée-dansée dans le quartier Bela Vista de Sao Paulo était un hommage aux esclaves africain.e.s arrivé.e.s au Brésil par la traite des Noirs entre 1549 et 1888. En 2016 nous avions déjà tourné un film à Sao Paulo (Mata Atlantica, FID 2016) qui évoquait la forêt primaire qui s’étendait de l’Argentine au Paraguay et recouvrait Sao Paulo avant qu’elle devienne la mégalopole qu’elle est aujourd’hui. Les forêts de la fuite, de l’évasion et du marronage, traversent Nous disons révolution depuis Brazzaville en passant par Barcelone jusqu’à Sao Paulo.

Le film s’agence et progresse en suivant le fil conducteur de la fuite, de la relation chasseur-chassé, qui traverse quatre mouvements eux-mêmes nommés « courses ». D’où vient ce parti pris ? Comment a-t-il guidé l’élaboration du film ?

Le rythme est un des moteurs du film. Courses, ellipses, ruptures, accélérations. C’était nouveau pour nous, qui travaillons habituellement sur la durée des plans. Au départ il s’agissait de bobines. Au sens pellicule, montage. Le film devait se construire en 5 ou 6 bobines. Ce qui avait l’avantage de ne pas nous enfermer dans l’idée de « raconter une histoire ». L’histoire est là, quoi qu’il arrive, puisque nous travaillons toujours à partir du documentaire. La fiction arrive ou pas, après, souvent bien après, au montage. Les partis pris de mise en scène que nous explorons dans ce film ne servent donc pas des personnages enfermés dans un récit. Mais un certain rapport au cinéma et notamment à la lu-mière. Nous avons travaillé avec les seules lumières existantes dans les lieux où nous tournions. La vidéo permet ça. Avec la caméra DV que nous utilisions à Brazzaville ou la Blackmagic Pocket à Barcelone et Sao Paulo. Pour revenir à la question, les bobines se sont transformées très naturellement en « courses » dans la dernière étape du montage. Et les titres se sont imposés. Notamment celui de la troisième course, White Paranoïa, qui est construite autour d’un dialogue de Frantz Fanon, d’un article de Judith Butler décrivant la construction d’un « visible raciste » par la police après l’assassinat de Rodney King, et du récit d’un soulèvement d’esclaves à Saint Domingue.

Au cœur de chacun des mouvements il y a la danse des corps, solitaire ou collective. Danse dont le film accueille l’énergie dans la durée, jusqu’à devenir transe. Ce parti pris était déjà au cœur de L’Héroïque Lande (FID 2017). Il semble ici avoir animé le recueil du matériau, bien avant le montage. Pouvez-vous commenter ce caractère central de la dan-se dans ce film et dans votre travail ?

Au tout début du film à Brazzaville, un des personnages demande s’il va s’agir d’une comédie musicale. Très bonne question ! D’ailleurs la première danse, tournée dans un bar à la périphérie de Brazzaville, est une évocation de l’esclave libéré de ses chaînes. Et dès qu’il cesse de danser, sa marche se retrouve à nouveau entravée. Il y a des chansons comme chez Brecht, des chants collectifs comme chez Sun Ra, de la danse comme chez Ford et Minnelli. De la même manière que la parole s’exprime à travers de multiples voix et formes d’adresses, les corps se déplacent de multiples manières. Filmer la danse c’est filmer les corps en mouvement dans l’énergie et la beauté qui les traversent dans l’instant. Les danses d’Ella Ganga et de DeLaVallet Bidiefono sont improvisées, sans musiques, pendant un atelier que nous faisions avec eux à partir de quelques séquences du scénario de Ceremony. Pour paraphraser la célèbre parole de Nietzsche – Je ne pourrais croire qu’à un film qui saurait danser. La danse, c’est la puissance de la fuite et de la libération. Une manière de refuser tous les enfermements, toutes les formes de prisons, mentales autant que physiques. Elle agit par contagion, elle peut soulever les foules.

Propos recueillis par Cyril Neyrat

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Fiche technique

France / 2021 / 128’

Version originale : espagnol, français, wolof.
Sous-titres : anglais, français.
Scénario : Nicolas Klotz, Elisabeth Perceval.
Image : Nicolas Klotz.
Montage : Elisabeth Perceval, Nicolas Klotz.
Musique : Ulysse Klotz.
Son : Mikael Barre.
Production : Bertrand Scalabre (Unexpected Films).
Filmographie : Paria (2000), La blessure (2004), La question humaine (2007), Low Life (2011),
L’héroïque Lande (2017), Fugitif où cours-tu ? (2018),
Saxifrages, quatre nuits blanches (2021)

ENTRETIEN AVEC LES RÉALISATEURS