Entretien avec Maëva Ranaïvojaona, Georg Tiller et Raharimanana
1. À travers le message poétique qu’une jeune femme adresse à son père disparu, le film aborde les déchirures et les contradictions de Madagascar. Comment est né ce projet ?
Georg Tiller : À l’origine, nous sommes allés faire des recherches à Madagascar pour un tout autre projet : un film consacré à l’architecture précoloniale et à la pratique du Famadihana, le « retournement des morts ». C’est un rituel au cours duquel les familles exhument la dépouille de leurs ancêtres, dansent avec eux et changent leurs linceuls. Certains éléments de ce rituel apparaissent dans Zaho Zay. La plupart de mes films sont un mélange de voyages, d’observation et de recherches, mais avant tout, j’essaye de rester ouvert aux rencontres et aux expériences vécues en cours de route. Nous nous sommes vite retrouvés engloutis dans un monde bien plus vaste que nous ne l’avions imaginé.
Maëva Ranaïvojaona : La famille de mon père est malgache, mais je n’y étais pas retournée depuis toute petite. C’est comme si ce film nous appelait, alors que nous essayions de nous concentrer sur cet autre projet. Les paysages que nous explorions se montraient particulièrement insistants : « Regarde comme ce désert serait parfait pour tourner un western », « Tu n’as pas envie de cacher un cadavre dans ce gouffre rocailleux ? » Le personnage principal, lui aussi, semblait nous appeler, sous les traits de mon oncle, qui joue le Tueur aux dés. Son détachement, son visage saisissant, sa façon d’évoluer dans l’espace, tout semblait nous crier : « Ne vois-tu pas ce beau tueur silencieux ? » Nous avions une bonne caméra sous la main. Impossible d’y échapper.
2. Le film entremêle des séquences documentaires tournées dans une prison de Madagascar, et celles d’un voyage imaginaire, hanté par la figure fantasmée du père disparu qui règne sur l’île.
GT : Au début du film, nous n’avions aucun soutien des autorités, ce qui signifie aussi que nous avions toute liberté de faire ce que nous voulions. De nombreuses scènes avec le père ont été tournées durant nos premiers grands voyages à travers l’île. C’est comme si nous étions partis en reconnaissance pour des lieux de tournage, avec l’oncle de Maeva en guise de chauffeur et de vedette.
MR : Après avoir développé le personnage du tueur solitaire, nous nous sommes interrogés sur son histoire. Nous étions fascinés par le personnage et par les paysages, mais cela ne suffisait pas à faire un film. Avant que nous ne quittions l’île, mon cousin m’a suggéré de faire un film pour une ONG sur le système pénitentiaire saturé à Madagascar. D’une part, nous avions ce criminel imaginaire et charismatique errant à travers l’île, et d’autre part, nous avions accès à une des prisons les plus incroyables et dérangeantes du monde. Une fois encore, le film réclamait toute notre attention et notre implication totale.
3. Le film est porté par la voix off du personnage principal, écrite brillamment par le poète et écrivain malgache Raharimanana. Comment s’est passée l’écriture ? Et comment avez-vous collaboré ?
Raharimanana : J’ai reçu une proposition absolument inédite, celle d’inventer une histoire sur un film déjà « monté », avec une idée de base très précise de Georg et de Maéva : explorer la fascination qu’exerce un père criminel sur sa fille aimante.
Les images racontent un réel que je connais bien, les paysages et l’univers carcéral de Madagascar. Ma page blanche était une carte blanche. J’ai fouillé chaque plan, écouté les images, j’ai voulu entendre la voix avant de créer son histoire. On a ensuite réinterrogé le montage avant de réécrire. On a ajusté, donné un sens à l’ensemble pour à la fin accoucher du film.
M.R. : En faisant des recherches sur le Madagascar précolonial à la bibliothèque Bullac à Paris, je suis tombée sur un petit livre, Rêves sous le linceul de Raharimanana. Cette écriture qui mélangeait une poésie dense très imagée et un lexique d’une grande violence m’a tout de suite harponnée et j’ai lu jusqu’à la fin, debout dans les rayons. Une fois le montage de Zaho Zay avancé, le choix pour l’écriture de la voix off était évident : nous avions besoin de créer une narratrice qui n’existait pas à l’image, une âme tourmentée par les petites et la grande histoire de l’Ile Rouge, politisée et particulière : Raharimanana.
4. La voix de la narratrice, caractérisée par un mélange subtil entre un registre lyrique et un lexique cru et brutal, avance à coups de formes répétitives, de variations, de mouvements circulaires qui accompagnent l’évolution de l’histoire, en créant une structure musicale qui rappelle d’une certaine façon la tradition orale. Pourquoi avez-vous opté pour ce traitement ?
R. : Pour moi, le cinéma est aussi de la musique. La voix d’un acteur peut marquer à jamais. La narratrice pratiquement absente de l’écran m’obligeait à lui donner une voix forte. Alors j’ai travaillé chaque syllabe comme une note de musique qui s’accorde ou se heurte à d’autres. Le film devenait partition. Certains plans exigeaient un impact sonore cru et brutal. D’autres m’imposaient le lyrisme ou le mystère. Par une tension progressive, je voulais arriver à cette berceuse très connue à Madagascar, « Ravorona » (L’oiseau), qui invite à un merveilleux voyage. L’oralité est présente dans mon écriture, mais je crois surtout que la musicalité est incontournable du cinéma. On regarde un film, mais on l’écoute aussi.
5. L’exploration de l’île suit les pas du père disparu de la protagoniste, transformé par le truchement de l’imagination de sa fille en assassin Betsileo sans pitié. Comment avez-vous élaboré cette figure mythique ?
G.T. : En faisant des recherches sur l’histoire précoloniale complexe de Madagascar, nous nous sommes intéressés à la tribu Betsileo. Madagascar comprend dix-huit groupes ethniques, dont certains ont une apparence, des traditions et des croyances très différentes. Les Betsileos vivent dans les régions montagneuses, la partie de l’île où réside la majeure partie de la famille de Maeva, nous avions donc envie de jouer avec l’imagerie et l’histoire orale Betsileo. Le meurtre et le vol occupent une place importante dans leur culture. Le vol de zébus (les bœufs malgaches) est une sorte de rituel d’initiation pour les jeunes hommes. Les crimes de vengeance sont très répandus.
6. Si l’on imagine que dans tout récit, chaque personnage est un alter ego de l’auteur, dans ce film écrit à six mains, qui serait le personnage principal de la jeune femme ?
R. : On peut l’imaginer, oui, mais seulement l’imaginer, car l’écriture est aussi un plaisir, un exercice de style qui n’a rien à voir avec son auteur, une invitation au voyage, etc. Mais je sais aussi que le sujet a un écho profond en moi car en 2002, j’ai vu des choses insoutenables dans les prisons malgaches. Alors oui, je pourrais peut-être me dire que c’est mon alter ego – mais mon père incarcéré n’était pas un criminel, c’était un homme emprisonné pour ses idées politiques. Je pense plutôt à toute femme face à l’absurde et à la monstruosité des situations extrêmes, guerre ou pauvreté, corruption ou criminalité généralisée. Il y a une phrase qui résume tout pour moi dans ce film, c’est « Comment peut-on être femme dans un pays qui broie ses enfants ? »
M.R. : La narratrice est elle-même écrite à six mains. Nous avons filmé à deux ce qu’elle voit et ce qu’elle imagine. Raharimanana lui a donné une parole pour qu’elle s’exprime. Cerbère avec deux têtes en moins, c’est juste un chien.
7. Les dés symbolisent souvent la chance ; ils reviennent comme un leitmotiv dans le film. Le tueur les utilise pour décider du sort de ses victimes. Quelle clé pourriez-vous nous donner pour interpréter cet élément du film ?
M.R. / G.T. : Amateurs de podcasts sur les faits divers, nous avons surtout cherché un trait caractéristique pour notre tueur : un élément obsessionnel, futile, et pourtant décisif. Les jeux de hasard occupent aussi une place importante dans la culture malgache. En outre, finir en prison à Madagascar, c’est vraiment jouer de malchance, car le système judiciaire ne fonctionne pas du tout pour les gens sans ressources. On peut très bien rester emprisonné pendant des années avant même d’être jugé. Et plus généralement, le film noir, et le western noir en particulier, nous a beaucoup influencé. Nous envisageons Zaho Zay comme un « film noir malgache ». En cherchant d’autres films qui reprennent le symbole des dés, nous avons surtout été intrigués par un court-métrage peu connu de Raoul Ruiz : « Zig-Zag – Le jeu de l’oie » (1980).
8. Le film s’ouvre et s’achève sur des images de ruines au son d’une berceuse, qui insuffle la nostalgie d’une enfance joyeuse, aujourd’hui perdue. Pouvez-vous commenter ce choix ?
G.T. : Nos deux pères ont émigré lorsqu’ils avaient une petite vingtaine d’années, vers les pays qui nous ont vus naître. Le passé de nos pères reste donc un mystère insoluble pour nous. Bien sûr, on connaît souvent peu de choses de l’enfance de ses parents, mais dans notre cas, la distance culturelle et géographique ajoute un autre mur infranchissable, une autre cause de nostalgie d’un passé à jamais disparu. Je me dis souvent qu’on ne se remet jamais vraiment du traumatisme de l’enfance.
M.R. : Cette berceuse est très connue à Madagascar. Dans la version traditionnelle, on demande à un oiseau de venir chercher son enfant pour le réconforter. Dans le film, nous avons utilisé une version plus moderne de la chanson, qui dit : « Oiseau blanc venu d’ailleurs, prends mon enfant ». L’influence du colonialisme, jusque dans les aspects les plus profonds et les plus intimes de la vie malgache, est un phénomène désolant et tragique. Dans notre film, la berceuse prend un autre sens émouvant, lorsqu’on apprend que la narratrice est elle-même en prison. Le personnage donne une autre interprétation au texte : l’oiseau blanc colonial ne lui a pas pris son bébé mais son enfance, à jamais envolée.
Propos recueillis par Marco Cipollini.