• Compétition Internationale

Pajeú

Terrifiée, une jeune femme garde les yeux rivés sur une inquiétante monstruosité, sorte d’esprit païen jailli d’un cours d’eau. Ainsi s’ouvre Pajeú, du nom de ce dernier, fiction fantastique qui emprunte les méandres de la rivière pour conduire le récit. Afin de se débarrasser d’un rêve qui contamine sa vie, Maristela enquête sur l’histoire du Pajeú, aujourd’hui oublié, enfoui dans les entrailles de la ville de Fortaleza. Le film fait des transformations urbaines successives conduisant à l’enfouissement du Pajeú un mystère aux accents surnaturels. Il organise un univers paranoïaque sobrement mis en scène. Les visions cauchemardesques servies par une bande son électro aux sonorités métalliques traduisent l’anxiété de la jeune fille qui sombre peu à peu dans un état dépressif : retrait jusqu’à l’isolement, sensations de paralysie, angoisse de la disparition, mélancolie. La frontière entre rêve et réalité s’efface. Pajeú intrique habilement les genres. Tour de force du film et de son économie de moyens, la quête de réponses de la jeune femme, brillamment interprétée, offre l’occasion de recueillir la parole des habitants de Fortaleza, de retracer l’histoire de cette ville, introduisant au cœur de la fiction une matière documentaire inattendue. Pajeú devient la chambre d’écho de générations inquiètes de la destruction de leur environnement, de leur impuissance face aux métamorphoses urbaines incontrôlables, de leurs préoccupations écologiques, de l’effacement de leur histoire. Quand Maristela prend le micro dans une ultime scène de karaoké solitaire, c’est pour chanter d’une voix dissonante la dépossession… jusqu’à la disparition. (C.L.)
Pedro Diogenes

Présentation du film par le réalisateur

Entretien avec Olivier Derousseau



1/ Northern Range est le fruit d’un long travail d’arpentage, échelonné sur plusieurs années sur toute une région autour de Calais et Dunkerque. En quoi ce territoire vous intéressait ?
Il s’agissait au commencement de se consacrer à un café à Dunkerque, le Seamen’s club, qui accueille des marins en transit au service de la marine marchande internationale. Les circonstances ont privilégié une dérive qui s’effectue entre Dunkerque et Calais. Cette zone concentre un ensemble de questions sentimentales, politiques et industrielles qui agissent sur le travail, à l’image d’un arrière pays ou d’un fond documentaire. Ce territoire est à la fois une zone humide gagnée sur la mer depuis le Moyen-Âge, plusieurs fois détruite et défigurée par la guerre ; un bout d’Europe coupé par un bras de mer – le détroit de Pas-de-Calais traversé chaque jour par 700 à 800 bateaux ; une zone industrielle peuplée de 14 sites Seveso classés ‘seuil haut’ et une centrale nucléaire qui fournit 6% de l’énergie du pays ; une frontière qui fixe des exilés sur le point de passer vers l’archipel britannique, mais aussi un ensemble de plages où il fait bon méditer, boire un coup et manger des frites.

2/ Parmi les lieux filmés, peu d’habitats, beaucoup d’espace naturels, mais aussi des friches, des chantiers, des industries, des centrales, des clôtures fermant l’accès aux différentes zones d’embarquement, et aussi des séances d’enregistrement. Comment s’est passé le montage ?
Je ne savais pas s’il était possible de procéder au montage avant de rencontrer Léo Richard, le monteur du film. Cette opération est aujourd’hui encore de l’ordre d’un mystère et d’une confiance dans la possibilité d’un travail en commun. Il y avait des directions, des motifs, des rimes à trouver et des composantes qui absolument devaient figurer : des fragments traduits en langue anglaise du dernier livre de Bernard Aspe, Les Fibres du temps ; la musique ; la dévastation enregistrée quelques jours après l’évacuation de « la Jungle » de Calais ; la mémoire d’un camarade disparu ; ce que les images ont vu du « changement climatique ». Ce qui est apparu vite est qu’il fallait montrer le travail du film, mais en évitant qu’il en soit le sujet. Il y a une logique de seuils sur laquelle nous sommes tombés d’accord très rapidement, je ne peux pas dire d’où cela vient, si ce n’est d’une somme d’accords et d’intuitions.

3/ La musique, jusqu’au titre lui-même dont une des lectures renvoie à la partition, à la gamme, traverse tout le film. Comment s’est faite la collaboration avec Olivier Brisson et Julien Bancilhon ?
En plus d’être des musiciens et des camarades, Olivier et Julien travaillent aussi en compagnie d’autistes. L’un à Tourcoing parmi de petits enfants, l’autre au sein de l’association L’Élan retrouvé avec de jeunes adultes dont certains pratiquent de la musique expérimentale. Je les ai invités à enregistrer une partition improvisée, pour un film à venir. Avec une promesse préalable : saisir l’entièreté des plages enregistrées comme des blocs dont le montage du film s’accommoderait. Ils n’avaient jamais joué ensemble, j’avais collé au mur des photocopies de dessins édités chez L’Arachnéen de Janmari, autiste ayant vécu à Monoblet en compagnie de Jacques Lin, Gisèle Durand et Fernand Deligny, ainsi qu’une phrase, Time is out of joint, extraite d’Hamlet de W. Shakespeare. Comme partition, c’est assez maigre, mais pour des gens habitués à vivre au milieu d’un mutisme relatif, ça semblait une bonne circonstance. L’enregistrement a duré une après-midi, puis il a fallu synchroniser six pistes avec les images, et voir comment commencer.

4/ Outre la musique, sorte de basse continue, de nombreuses voix sont entendues, s’orchestrant comme une sorte de rumeur. De même, Anne Sabatelli au son apparaît plusieurs fois. Comment cette matière sonore s’est composée ?
Nous étions au montage à coordonner douze pistes sonores. Cette « matière » appelle les images. Il s’agit effectivement d’une sorte de rumeur. Une rumeur située. C’est peu dire au fond que le son donne à voir, les plans sont assez pauvres et perdus au milieu d’un feuilletage historique. Le film avait besoin de s’ancrer géographiquement et le travail sonore nous y a aidé. Il y a quelque chose comme « la solitude du preneur de son » qui apparaît et aide à saisir la solitude des plans. La voix d’Anne Sabatelli caractérise une présence à l’œuvre et donne au film un affect profond mêlé d’indifférence que nous avons aimé au montage.


5/ Vous y faites figurer un homme qui a travaillé à vos côtés à de nombreuses tâches diverses. Comment cette présence et cet hommage se sont imposés ?
Le film était censé contenir à la fois un désastre industriel, un désastre politique – j’entends par là l’évacuation du « camp de la Lande » dit « la Jungle » à Calais, Dunkerque et ses dispositions festives, tout cela entravé par la disparition brutale d’un bon compagnon. Il nous a fallu conjuguer des séquences en évitant que l’une vienne servir de métaphore à l’autre. Il faut là remercier la lucidité du monteur. Il s’agit en effet d’un hommage, qui s’est imposé, d’un événement qui a rejoint le travail du film. Qu’il a fallu assumer. Il se trouve que j’appartiens à une génération qui a vu l’émancipation par le pognon et le saccage s’imposer comme une valeur normative. Nous dansions en Belgique au son du disco et de la cold wave, au milieu de squatteurs ayant tout jeté par la fenêtre. La politique nous a rattrapés en quelque sorte. Et même si ces années d’hiver ont été en réalité des années terribles, quelques uns, nombreux en fait, n’ont pas baissé pavillon. Ils ont brillé par une espèce d’honnêteté têtue et quasi sans objet. Cette présence dont il est question est celle d’un artiste sans œuvre qui a fait le don de soi, c’est inestimable. Quelques minutes lui sont consacrées, je suis très fier de lui.

6/ Beaucoup de plans fixes organisent le film, ainsi que des surexpositions fortes ou des mouvement plus brusques, comme autant de percées. Pourquoi ces figures d’écritures ?
Il fallait trouver un mouvement quasi organique, teinté d’une forme d’hébétude. Nous sommes allés chercher des plans qui en général ne se montrent pas. Des amorces, des mouvements ratés, mal cadrés, des atmosphères laiteuses ou très contrastées qui probablement montrent une forme de désarroi. Ça cherche et puis ça trouve, et puis ça cherche à nouveau. « Qui filme » est peut-être la seule question métaphorique du film.

7/ Des bronzes des Bourgeois de Calais de Rodin aux clôtures d’aujourd’hui, vous menez aussi un travail sur le temps de l’Histoire à l’œuvre, le temps commun. Comment avez-vous pensé cette dimension ?
Les Bourgeois de Calais sont une commande faite à Rodin pour commémorer une défaite de la ville face aux Anglais. La vocation historique de Calais est d’être une frontière britannique, « la serrure et la clef du royaume » disait Édouard III d’Angleterre. Depuis 2004, les « Accords du Touquet » viennent réactiver cette réalité et Rodin nous est apparu très contemporain. Mettre en rapport la magistrale affliction figurée dans ces bourgeois dépenaillés avec la construction d’un mur végétalisé anti-intrusion financé par le Royaume-Uni, simplement, sans commentaire, nous a semblé possible. Ce montage a permis de faire apparaître la désolation hivernale de « La jungle » saccagée ainsi que le caractère immémorial des meules visibles à quelques kilomètres. Cette combinaison hétérogène soutenue par la musique est un cri. Le dernier livre de Bernard Aspe, déjà évoqué, est consacré au temps commun en tant qu’il est inappropriable mais nécessaire pour envisager l’action politique. Quelques passages traduits en sont extraits et viennent ponctuer le film trois fois. La lecture de ce livre a été décisive.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

Brésil / 2020 / Couleur / HDV, Dolby Digital / 74’

Version originale : portugais.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Pedro Diogenes.
Image : Victor de Melo.
Montage :Guto Parente, Victor Costa Lopes.
Musique : Vitor Colares.
Son : Lucas Coelho de Carvalho.
Avec : Fatima Muniz, Yuri Yamamoto.
Production : Amanda Pontes, Caroline Louise (Marrevolto).
Distribution : Embaúba Filmes.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR