Grodek : c’est le nom d’une des premières boucheries de la Première Guerre mondiale, en septembre 1914, entre les armées russe et austro-hongroise. Engagé comme infirmier, témoin du carnage, le poète autrichien Georg Trakl avait tenté de se suicider pour échapper aux hurlements des soldats blessés – avant de mourir trois mois plus tard, précocement dément, à 27 ans. Grodek fut son dernier poème. Sa concision en fait l’une des plus terribles visions des horreurs de la guerre. De ce cri rouge et noir, le film de Devin Horan est la saisissante traduction filmique. « Mais en silence s’amasse sur les pâtures du val / Nuée rouge qu’habite un dieu en courroux / Le sang versé, froid lunaire ; / Toutes les routes débouchent dans la pourriture noire. » Au lieu de donner à entendre le poème, le cinéaste le transpose en un agencement d’images, textes et musiques qui retrouve la fulgurante densité des vers de Trakl. L’articulation du cinéma et de la peinture tend un arc entre deux paysages que tout oppose, de l’image pré-impressionniste d’une nature intouchée (Courbet) à la vision expressionniste d’un cosmos aux couleurs saturées par la violence et les passions humaines (Nolde). Rouge et noir : du paysage tourmenté émerge le visage de Trakl, dans un autoportrait peint avec les mêmes couleurs de sang et de nuit. Rouge et noir encore le long plan d’un soleil qui se couche et disparaît dans les nuées, tandis qu’une voix récite deux textes, de Dostoïevski et de Bataille, faisant le même constat d’une humanité vouée à l’autodestruction. Aux soldats des tranchées de 1914 en ouverture répond, à la fin du cinépoème, l’image terriblement contemporaine de deux soldats morts en Ukraine, face contre terre dans une mare de sang. En à peine neuf minutes, c’est la plus salutaire leçon d’histoire.
(Cyril Neyrat)
- Compétition Flash
- 2022
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GRODEK
Devin Horan
Entretien avec Devin Horan
Le film est une relecture – ou un “remake”, pour reprendre votre terme – d’une œuvre que vous aviez dédiée au poète expressionniste autrichien Georg Trakl. Pour quelle raison êtes-vous revenu à ce film et au testament poétique de Trakl, Grodek ?
En 2014, je terminais un film sur le suicide de Trakl. Mais ça a été un échec artistique dont j’ai détruit toute trace peu après. J’avais du mal avec ce trou dans ma filmographie, aussi j’ai toujours voulu corriger mes erreurs et réaliser une meilleure version de ce film, une version épurée au plus près des intentions de base. Savoir comment m’y prendre pour trouver les bonnes idées m’a pris très longtemps (si tant est qu’elles soient effectivement bonnes).
Outre la référence au dernier poème de Trakl, deux autres auteurs sont cités dans le film, avec une citation de Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski et d’autres de L’Expérience Intérieure et Propositions de Georges Bataille (qui figuraient dans Acéphale N°2. “Nietzsche et les fascistes”). Comment avez-vous choisi ces passages ?
Ces mots m’ont accompagné pendant de nombreuses années. Je pense qu’il s’agit de visions justes du comportement humain. Je souhaitais également utiliser des extraits de Paul Fussell, de son livre La Grande guerre et la mémoire moderne : “Ainsi la dérive de l’histoire moderne domestique le fantastique et normalise l’indicible. Et la catastrophe qui en est à l’origine est la Grande Guerre.” Mais ça n’avait pas sa place. “Ce n’est pas moi qui frappe – c’est la terre entière” sont des mots qui me hantent. Peut-être que le personnage principal du film est la terre.
Le film articule treize images, tissant des liens entre le tableau de Gustave Courbet Le Ruisseau du Puits noir, La Vallée de la Loue, celui de Emil Nolde Soir d’automne, l’auto-portrait de Georg Trakl et un court extrait du Killed by Lightning du réalisateur russe Yevgeny Yufit, fondateur du Nécro-réalisme. Qu’est-ce qui a guidé le montage ?
Après y avoir réfléchi depuis 2015, j’ai finalement réalisé ce film en peu de temps, en février et mars de cette année. Il y a un mouvement du jour au crépuscule et à la nuit, et de l’idylle au cauchemar. Quelque part dans son agencement, en particulier dans le contraste entre le Courbet et le Nolde, j’espère que résonnent les mots de JG Ballard : “Il était désormais impossible de distinguer les paysages mentaux des paysages terrestres, comme ça avait été le cas à Auschwitz et Hiroshima, Golgotha et Gomorrhe.” Les images de Yufit d’humanoïdes idiots errant dans des champs et des forêts sont parmi les meilleures choses que j’ai vues au cinéma. Pour la fin du film, j’avais besoin d’une sorte de mouvement, par conséquent j’ai samplé une de ces images et j’ai été ravi de me rendre compte que ça ressemblait à un géant dans un paysage. Ça m’a rappelé le “Colosse” de Goya. J’ai aussi utilisé une photo de mon père dans la jungle au Vietnam quand il avait dix-neuf ans.
Après le générique, une ultime image émerge furtivement du noir, en écho à celle des soldats de la Première Guerre Mondiale qui précède le titre du film. D’où vient ce choix ?
J’avais le désir d’ancrer ce film dans le présent. La guerre en Ukraine a commencé alors que j’étais en montage. Il existe cette citation de Fussell, ou plutôt de Fussell empruntant à Alfred Kazin : “La Guerre n’importe où, n’importe quand – La Guerre qui ne finit jamais, la Guerre comme l’expérience ininterrompue de l’homme du vingtième siècle. »
Cette image m’a ému, la façon dont les garçons morts sans visage semblent essayer de se couvrir, la façon dont ils sont écrasés par leur tenue de combat lourde, presque robotique. Leur position est humaine mais l’équipement ne l’est pas. Ce n’est pas sans rappeler les vers du poème Grodek sur des guerriers agonisants, leurs bouches en morceaux et leurs têtes ensanglantées. Et le poème se termine par “les générations à naître.”
Dans le film figure la musique de Heinz Holliger et Karlheinz Stockhausen. Comment avez-vous travaillé sur la construction de la bande-originale ?
J’ai une écoute naïve. Le morceau de Stockhausen s’intitule Nachtmusik, c’est la partie nocturne du film, véhiculée par la musique plutôt que l’image. J’avais lu que le morceau de Holliger, Turm-Musik, avait été écrit après qu’il avait lu les biographies d’artistes ayant des troubles mentaux, et c’est tiré d’un grand cycle dédié à Friedrich Hölderlin intitulé Scardanelli Zyklus. Hölderlin a écrit des visions de déclin (“c’en est fini des dieux, la terre est morte”) avant Trakl, et il existe des recoupements forts entre les deux. Puis la décision finale a consisté à voir ce que donnait la musique avec les images. Pour moi, ça sonnait bien. Le fragment de Holliger sur le titre du film donnait l’impression d’un arc-en-ciel qui se désagrège.
Propos recueillis par Marco Cipollini
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Fiche technique
Italie / 2022 / Couleur / 10’
Version originale : anglais
Sous-titres : français
Scénario : Devin Horan, Margherita Malerba.
Image : Margherita Malerba
Montage : Devin Horan
Son : Margherita Malerba, Johannes Bady
Production : Devin Horan (Maly Okot).
Filmographie :
The Book of Hours, 2023
The Animals Are Sick With Love, 2022
Pages of Natural History, 2019
Akra, 2017
Late and Deep, 2011
Boundary, 2009.
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