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Un chat rêve du Nord

Neuf jeunes femmes et hommes, dont huit originaires de cinq pays d’Amérique latine et un Français, sont invités à partager une résidence théâtrale d’une semaine dans la maison du cinéaste et de son chat Orphée, en banlieue parisienne. Discussions à plusieurs autour de la table de la cuisine, exercices à deux dans le salon, les journées se plient et se déplient entre sessions de travail intense et moments de pause, de suspens. De ce projet théâtral, on ne saura presque rien, car Un chat rêve du nord s’aventure loin de tout projet de documentation. Ce que Diogo Oliveira s’applique à percevoir et à partager, c’est la vie même de l’organisme collectif qui s’éprouve entre les murs de sa maison : circulations d’affects, variations d’intensité, plasticité des rapports, accords et dissonances des rythmes de chacun. Rythmes aussi des musiques que chacun apporte avec lui, et dont la succession constitue la trame mobile sur laquelle se tisse la matière de l’existence. Pour filmer cet insaisissable, le cinéaste s’est mis à l’école d’Orphée : silencieux, aux aguets, infiniment souple. La mise en scène alterne captations sur le vif, au plus près des corps, et mise en scène ouvragée dans la profondeur de l’espace domestique. Du rêve, le montage se donne la liberté et la puissance de renversement, de retournement : de l’étranger et du familier, du fait et de la fiction, de ce qui monte à l’intérieur, en soi, à ce qui se montre aux autres, sur un visage. À la question « Comment vivre ensemble ? », Roland Barthes répondait par un fantasme : celui d’une communauté des « idiorrythmies », soit d’une forme de vie commune qui laisserait chacun exister selon son propre rythme. Ce fantasme, un chat à son tour l’a rêvé, Diogo Oliveira l’a réalisé. (C.N.)

Un chat rêve du nord réunit plusieurs personnes dans une maison travaillant à un projet commun. Comment le définiriez-vous ?

Notre projet commun était principalement le partage d’une expérience intime de vie et de travail. Neuf personnes provenant d’Amérique du Sud et un Français, et toute cette diversité intrinsèque de langues, de sons et de corps, se sont installés pendant dix jours chez moi pour une résidence théâtrale. J’ai voulu les filmer de près, tout le temps, intrigué par ce nouvel espace composé de cultures différentes. Par ailleurs, j’ai décidé de mettre en place un dispositif complémentaire, celui de la lecture filmée d’une lettre en français pour explorer le rôle fictif d’un étranger dans un autre pays.

Comment envisagiez-vous ce foyer de recherche, d’expérimentations et de création ?

Notre maison, où je vis toujours, a été pensée il y a trois ans comme un espace de vie commune et aussi un espace d’accueil et de création. Notre idée, dès le départ, était d’avoir la possibilité d’ouvrir, dans notre espace privé, nos projets communs et individuels à des collaborateurs externes. Au fil de ces trois années, nous avons reçu des collaborateurs divers (du cinéma, du théâtre, de la musique et de la littérature) et ensemble, nous avons pu développer ces projets. C’est une source très riche pour nos recherches.

La singularité de ce huis clos vient aussi des différentes langues parlées jouant des origines des protagonistes. Quelle importance leur accordez-vous ?

Étranger en France, mes relations construites tout au long des années cherchent aussi à recréer un sentiment de familiarité lié aux différents codes de mon pays et de ma région d’origine. Ce n’est pas complètement un hasard qu’une grande partie de mes amis partage avec moi ce sentiment et cette même origine ; d’où cette pluralité de langues très riche et chaleureuse dans le film. En même temps, ce n’est pas facile de saisir cette pluralité. Comment trouver une langue commune pour m’exprimer dans ces conditions ? Comment définir un endroit commun à tous les personnages du film ? Le film essaie de construire ce non-lieu rêvé et parlé en plusieurs langues.

 

Le film semble se construire au fil du tournage, à l’image d’un work in progress, mais la mise en scène est également précise. Comment l’avez-vous organisée ?

Nos journées étaient organisées entre les moments de création théâtrale avec Florencia Dansilio et Florencia Lindner, quand je filmais librement, et les moments de pause quand j’essayais de créer des petites histoires avec la caméra (cadres, raccords). Grâce au travail de chacun, à un moment donné, cette séparation était tellement subtile que j’avais i’impression qu’elle n’existait même plus. Je pense que la précision vient de là. L’utilisation du dispositif de la lettre me donnait la même impression. En opposition au jeu théâtral, je proposais à chacun cette lecture directe d’un texte non fictionnel à la première personne. La frontière entre fait et fiction, personnage et vie réelle est devenue presque invisible.

Un chat rêve du nord met aussi en place des projections de cartes, de photos devant lesquelles les protagonistes interviennent. Pourquoi ce choix ?

Ce moment du partage de photos et de cartes devant le vidéoprojecteur a été proposé par Florencia Dansilio au milieu de notre semaine ensemble. J’ai décidé de filmer l’intégralité de la présentation sans aucune intervention parce que je pensais que ce matériel pourrait servir pour la construction des personnages sans forcément faire partie du montage final. En regardant le matériel dans sa totalité, je me suis rendu compte que les mêmes images projetées sur leurs corps et leurs histoires avaient un rapport direct avec les images tournées dans la maison. Le jardin au Chili d’Esteban, le coucher de soleil à Bogotá, la « siesta » argentine : tout était là, chez nous.

Le film est composé de plusieurs fragments, de scènes hétérogènes. Comment y avez-vous réfléchi au montage ?

À la fin de la première étape de montage, qui a duré environ un an dans sa totalité, j’avais une version différente de celle-ci. J’avais articulé les séquences d’une façon un peu plus rigide. C’est en regardant une séquence spécifique où les participants parlent de l’acte de rêver que je me suis aperçu que j’avais une sorte de rêve filmé dans le matériel brut. Un rêve collectif, pourquoi pas. À partir de là, je me suis permis plus de liberté dans le montage et dans mes articulations entre les séquences, sans jamais oublier  que j’étais en train de raconter une histoire.

Le temps reste indéfini et peut être suspendu comme dans la séquence de poses. Cette idée était-elle à la base d’Un chat rêve du nord ?

Dans la deuxième étape du montage, oui. En travaillant les images et les sons, je trouvais curieux ce temps anachronique qui défilait devant moi à travers les dialogues, les objets etc. On peut rêver d’un avenir, le projeter, et en même temps rêver d’un temps passé. Cette séquence en particulier me touche beaucoup dans ce sens. Comme la séquence de la coupe de cheveux. Cette action me fait avancer dans un temps chronologique, mais, si je suis dans un rêve, ces cheveux récemment coupés peuvent réapparaître plus longs peu de temps après.

Des musiques traversent le film de manière impromptue, des silences prolongés également. Comment avez-vous pensé leur place ?

La résidence était très musicale. Le partage de chansons variées était une façon pour chacun de présenter son propre univers et ses références sonores. J’ai pu connaître un répertoire très riche allant d’un tango argentin à une cumbia colombienne, par exemple. Techniquement, j’avais presque tout le temps des dialogues et de la musique ensemble. Et l’un des participants, Esteban Anavitarte, est aussi musicien. Cette playlist continue faisait la liaison entre les moments de nos journées ensemble.

En revanche, la présence du chat et de la caméra, ma présence, était silencieuse et discrète, d’où mon choix d’explorer cette piste dans le film. L’absence de son est aussi importante que sa présence. Cette expérimentation est fondamentale pour la composition finale du film, ce binôme caméra/chat représente une ouverture plus concrète du film vers un extérieur, un nord inconnu.

Comment interpréter le titre justement, Un chat rêve du nord, le point de vue d’un chat ?

Orfeu, notre chat, participe à nos résidences d’une façon très particulière. Normalement très présent dans la maison, il disparaît presque toute la journée quand on reçoit un grand nombre de personnes et ne revient que lorsque nous sommes très concentrés sur une activité spécifique. Il observe et se balade autour de l’action. Ce comportement a attiré mon attention, j’y voyais une similarité avec ma façon de filmer. Trouver la bonne distance au sujet filmé en essayant d’être discret mais attentif.

Le film est produit par Matière-Revue dont vous êtes un des fondateurs. Quel est l’objet de cette association ?

En 2016, grâce à l’invitation à occuper un atelier pendant deux ans à Paris, nous avons pris la décision de créer un espace collaboratif et d’investigation artistique. Pendant cette période, nous avons pu constater que l’espace en soi, notre atelier, dans sa forme même, était influencé par les activités qu’on y organisait : expositions, projections de films, workshops. Toutes nos expérimentations étaient collectives et c’est cet aspect qui nous intéressait. On y voyait une autre façon de créer, qui différait de nos travaux en solo. En 2018, on a pris la décision d’élargir encore plus cette expérience. On a loué une maison à Cachan où nous vivons et où nous continuons le travail de Matière-Revue.

Propos recueillis par Olivier Pierre

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Fiche technique

France / 2020 / Couleur / HD, Stereo Dolby Digital / 73’

Version originale : portugais, français, espagnol.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Diogo Oliveira.
Image : Diogo Oliveira.
Montage : Diogo Oliveira.
Son : Diogo Oliveira.
Avec : Carolina Alfradique, Vincent Pouydesseau, Luciana Araujo, Esteban Anavitarte, Florencia Dansilio, Florencia Lindner, Ines Dahn, Manuel Rodriguez.
Production : Matière Revue.
Distribution : Matière Revue.

 

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR