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PIERRE GUYOTAT, LE DON DE SOI

Jacques Kebadian

Jacques Kebadian
Pierre Guyotat, chez lui, entre 2002 et 2009 : scènes de la vie d’un écrivain. D’abord il range sa bibliothèque : chaque livre est sujet à commentaire, réminiscences, questionnement. Puis on le voit au travail, préparer avec un assistant l’édition de ses Carnets à partir de manuscrits des années 60. On le retrouve enfin dans sa chambre, assis sur son lit, dissertant sur les Rois de France puis élaborant un texte à haute voix, en une captivante auto-dictée. Parce que Pierre Guyotat se donne sans retenue ni fard à l’attention sans artifice de Jacques Kébadian, ce film des plus précieux fait éprouver comme rarement l’intimité d’une vie d’écrivain : sa besogne et sa passion. (Cyril Neyrat)

Entretien avec Jacques Kebadian

Vous avez beaucoup filmé Pierre Guyotat, pendant de nombreuses années. Pouvez-vous nous raconter ce compagnonnage filmique ?

Ma rencontre physique avec Pierre Guyotat s’est faite l’été 1999, au moment où il allait publier Progénitures chez Gallimard. Le Livre, son dernier ouvrage avec Vivre, recueil de textes et d’entretiens, datait de 1984. Progénitures était son « grand œuvre ». Léo Scheer, qui venait de créer sa maison d’édition, avait demandé à Marianne Alphant de réaliser un grand entretien avec Pierre. Occasion pour lui de parler de son art, de sa façon de travailler et aussi d’éclairer les lecteurs sur ce monde poétique et cette langue musicale. C’est comme ça que je l’ai rencontré, grâce à une amie qui travaillait avec Léo Scheer et qui savait que ce tout nouvel éditeur cherchait quelqu’un pour filmer l’entretien. Pierre Guyotat, de son côté, avait envie de savoir qui j’étais, je lui ai montré D’une brousse à l’autre, long métrage sur les sans-papiers qui avaient occupé l’église Saint-Bernard. Le film est sorti en 1997. La façon de filmer, d’être en empathie avec mes personnages, les thèmes abordés, tout cela a dû plaire à Pierre, c’est comme ça que je me suis retrouvé à filmer pendant une semaine en Normandie puis après chez lui et chez Marianne à Sartrouville. Ces nombreuses heures tournées au final ont donné Explications, un film de six heures après montage… Mais Léo Scheer n’avait pas eu envie d’un DVD, qui aurait été comme un double du livre. Dommage ! Le film existe et pourrait voir le jour.
Mais j’avais une caméra, la confiance de Pierre et la complicité de Patrick Bouchain, qui avait obtenu de Jack Lang cinq trimestres d’enseignement entre 2001 et 2004 à l’université de Paris VIII, où Pierre Guyotat a donné ses « Leçons sur la langue française ». Des leçons de deux heures filmées frontalement devant le tableau noir et Pierre assis à sa table avec une mini barricade de livres empilés qui illustraient les auteurs et le siècle abordé. Au fur et à mesure des choix qu’il avait faits, sa façon de les lire avec sa main qui accompagne la musique de la phrase, de les commenter en donnant le contexte historique où cela avait été écrit, je me disais que c’était cela qui avait forgé sa propre langue, qui avait nourri son imaginaire. Il s’agissait vraiment d’une initiation. C’était vraiment très beau ! Et cela reste encore à découvrir.
Ces deux tournages, en plus des lectures filmées, ont confirmé cette chance exceptionnelle que j’avais de pouvoir accompagner Pierre dans les différentes expériences qu’on lui proposait alors pour la radio, notamment le « Carnets nomade » de Colette Fellous, à Istanbul en 2002, où Pierre demande que je l’accompagne avec ma caméra. Ce sera la matière de mon prochain film où j’essaierai ce mélange des genres entre documentaire filmé et radiophonique. Et puis les merveilleuses émissions sur la musique avec Bernard Comment pour les entretiens et Jacques Taroni pour le choix des interprétations et le montage, qui elles aussi ont formé le grand artiste polyphonique qu’est Pierre Guyotat. Et cette confiance a duré jusqu’en 2009 où j’ai retrouvé cette complicité et cette confiance pendant les dictées d’Arrière-fond.

Après Guyotat en travail en 2011, vous proposez un second film consacré à l’auteur de Coma, décédé en 2020. Il atteint un rare degré d’intimité avec la personne d’un écrivain, avec son existence singulière et avec son travail – l’invention du texte. Comment accède-t-on à une telle intimité, obtient-on un tel « don de soi » de la part de l’écrivain ?

Pierre Guyotat avait demandé à ma sœur Aïda, artiste peintre, mais aussi devenue au fil de ces années amie de Pierre, de venir écrire sur l’ordinateur la dictée de son nouveau livre Arrière-Fond. Quelques jours après le début de ce travail, ma sœur me dit : « tu devrais venir filmer, c’est vraiment passionnant la manière dont le texte surgit et en même temps tous les à-côtés du texte qui s’écrit, les commentaires sur l’actualité, un questionnement sur cette période de l’adolescence tellement riche en atermoiements autour des questions sexuelles, presque une psychanalyse en direct… ». Pierre est d’accord pour que je trouve ma place dans ce dispositif. Dans la chambre bureau de Pierre, Aïda est hors champ à qui il dicte son texte. J’installe la caméra au fond de la chambre dans l’axe du lit et de la porte ouverte sur le salon d’où parviennent les rumeurs de la ville, pouvant passer du plan d’ensemble pour s’accorder à l’ampleur de ses gestes, au gros plan dans les longs moments où la dictée s’arrête et que nous sommes dans la camera obscura de son cerveau, où les images se forment avant de surgir avec des mots… Je pense que pour arriver à ce degré d’intimité, il a fallu de sa part une grande confiance car en plus du texte qui sera publié, il y a toutes ces analyses et commentaires qui sont enregistrés sans censure aucune. Je commence à tourner le 12 septembre et par alternance jusqu’à fin août, 40 séances de quatre heures sur les 170 qu’Aïda a tapées et qui ont été nécessaires pour mettre le point final. Ce que je décris là peut s’appliquer aussi au premier film Guyotat en travail. Les séances de travail dans le Jura près de la fenêtre ne sont pas filmées de face mais de trois quarts laissant le regard filer sur l’extérieur ; c’est peut-être là l’influence de Robert Bresson qui ne filme jamais « ses modèles » de face… Dans cette partie filmée en août il n’y a plus cette inquiétude que l’on sent dans le nouveau film, car dans le Jura en août Pierre est détendu, le livre est presque terminé et l’inquiétude d’y arriver est derrière lui, il sait que le livre est là, qu’il le tient.

Le film est composé de quatre situations qui chacune saisit Pierre Guyotat chez lui, dans un rapport différent à la littérature et à son travail d’écrivain. Comment avez-vous choisi et articulé ces quatre situations ?

L’unité de ce film c’est la nouvelle maison.
Le film a ceci de différent qu’il raconte l’histoire de son installation dans le nouvel appartement en duplex avec le classement des livres qu’il aime dans sa chambre bureau bibliothèque, renvoyant ceux qui ne l’intéressent pas à l’étage « en bas ». À travers ces livres c’est un récit autobiographique fragmentaire qui s’esquisse. Le deuxième lieu est le salon où il travaille avec Valérian Lallemand à la mise en forme de ses carnets de bords sur la période qui a précédé l’écriture de Tombeau pour Cinq cent mille soldats.
Et comme il faut aussi se sustenter il y a cette scène dans la cuisine révélatrice de sa vie quotidienne et des colères envers les journalistes…
Enfin la chambre, le lieu de la genèse d’une œuvre.

Propos recueillis par Cyril Neyrat

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Fiche technique

France / 2022 / Couleur / 111’

Version originale : français
Sous-titres : anglais
Scénario : Jacques Kebadian
Image : Jacques Kebadian
Montage : Jacques Kebadian
Son : Jacques Kebadian
Avec : Pierre Guyotat
Production : Jacques Kebadian.
Filmographie : Dis-moi pourquoi tu danses, 2015
La maison de Sophie, 2011-2013
Rase pas mon quartier, 2011-2012
Guyotat au travail, 2009
Construire autrement, 2008-2010
La bataille des paravents, 2005
La fragile armada, 2003-2004.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR