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ОСЕНЬ

FALL

Vadim Kostrov

Vadim Kostrov
Dans Orpheus (FID 2021), Vadim Kostrov revenait, jeune adulte, dans la ville de sa jeunesse : Nijni Taguil, cité industrielle de l’Oural. Un an plus tard, c’est un nouveau retour dans la même ville, mais dans un tout autre temps. Le petit Vadim, dix ans, porte un cartable et une casquette jaune. Le grand Vadim suit sa déambulation de plan en plan, de jour comme de nuit, dans la lumière changeante d’un début d’automne. Zooms, surimpressions, velouté DV, variations du point, Vadim Kostrov travaille formes et couleurs en peintre solitaire. L’enfant guide le cinéaste qu’il est devenu dans l’épaisseur du temps. Les feuilles et l’acier se confondent dans la même couleur rouille. Si le char soviétique, monument à la gloire de l’industrie locale, n’est qu’un jeu de plus pour l’écolier qui chevauche son canon, le jeune et mélancolique cinéaste se passe de commentaire pour déposer dans l’image de plus sombres et douloureuses harmonies.

Entretien avec Vadim Kostrov


Orpheus (FID 2021) avait pour sujet votre retour, en tant que jeune cinéaste parvenu à l’âge adulte, à Nijni Taguil, la ville industrielle où vous avez grandi. Dans Fall, un jeune garçon nommé Vadim traverse la ville avec son cartable. Pourquoi ce nouveau retour, cette fois comme enfant, ou avec un enfant comme guide ? Où ce film puise-t-il sa source ?

Après avoir terminé Summer et Winter, les deux premiers films de ma tétralogie des saisons, j’ai ressenti le besoin de poursuivre mon voyage à travers les saisons, et de retracer le cycle complet de mon enfance à Nijni Taguil. Il me semblait qu’après cela, je pourrais quitter le pays – et j’ai effectivement emménagé à Paris récemment. L’idée du film m’est venue quand j’ai trouvé cette épigraphe dans la Bible : « Bannis de ton cœur le chagrin, et éloigne le mal de ton corps ; car la jeunesse et l’aurore sont vanité. » (Ecclésiaste 11:10) Pour Fall, j’ai filmé le même garçon que dans Summer : Vova Karetin. Il avait huit ans à l’époque de Summer, et aujourd’hui il en a dix.

Que cherchiez-vous en brossant, à travers les yeux et le corps d’un enfant, le portrait d’une ville industrielle dans la lumière et les couleurs de l’automne ?

Bien sûr, tout comme Summer et Winter, Fall a pour point de départ ma propre vie. Les paysages que j’ai saisis ne sont pas de simples décors, mais des lieux qui ont vraiment compté pour moi, des lieux qui me sont chers. Fall illustre le moment où, à 10 ans, j’ai déménagé dans un autre district (que celui que j’ai montré dans Summer) et où j’ai changé d’école. C’est l’époque où, passant de la maison de ma mère à celle de mon père, j’ai commencé à vivre presque sans aucun contrôle de mes parents. Je me souviens d’errances durant lesquelles j’observais le monde alentour qui prenait une place de plus en plus grande dans ma conscience – et ça n’est probablement pas étranger au traumatisme du déménagement. C’était à l’automne 2008, et je peux dire que je me sentais alors déjà adulte. Ce film traite de ces moments où, pour la première fois, on se sent seul avec soi-même, et on comprend progressivement qui l’on est. On commence à regarder devant soi aussi loin que possible et à imaginer, à se demander : qu’y a-t-il au-delà de ce bâtiment, de cette ville, de ce pays ? Mon film est sur cette sorte d’intronisation dans le monde ; et c’est en rencontrant la beauté et les imperfections de ce monde qu’on l’accepte petit à petit. On s’ouvre humblement au monde, avec toutes les horreurs et toute la douleur qu’il recèle et qu’il nous reste à découvrir, et le monde nous accepte en retour. Dieu sait que vous devez emprunter cette voie, qui ne sera ni parfaite ni facile, et il vous bénit en vous donnant ces dernières étreintes avant que la vanité ne se manifeste.

Le motif des quatre saisons est une vieille tradition dans l’histoire de la peinture (Bruegel, Poussin…). Vous utilisez votre caméra comme un peintre, en travaillant les textures, les couleurs automnales. Pouvez-vous nous parler de cette dimension picturale très forte dans votre film, et de votre rapport à la peinture en tant que cinéaste ?

Bien sûr, pour moi, il est très important de savoir comment, sur quel support je vais réaliser un film, et quelles en seront les teintes dominantes. Je suis très sensible à la météo, à l’heure de la journée, aux couleurs de la nature qui changent de jour en jour – et c’est particulièrement le cas en automne. L’une de mes intentions était de montrer l’automne dans la ville de mon enfance dans toute sa beauté : des premières feuilles jaunies sur les arbres, en passant par les changements progressifs, pour révéler toute la palette de cette saison. Ces transformations de couleurs sont totalement naturelles, et comme pour Summer et Winter, le travail sur la couleur se fait lors de la prise de vue, directement dans la caméra. Je n’ai rien modifié en post-production.
Pour moi, la texture matérielle propre de la mini dv est très importante, et elle a de ce point de vue un potentiel artistique bien plus important que les nouvelles caméras haute résolution. Tourner un plan ne se réduit pas à enregistrer des données ; il s’agit d’imprimer quelque chose de vivant sur une matière tangible, réelle – en l’occurrence la bande magnétique d’une mini-cassette dv.
Je trouve également très important de tourner mes films tout seul ; je peux ainsi contrôler et éprouver l’ensemble du processus. Je déplace la caméra, j’utilise le zoom, je change la mise au point. Mes sensations sont aiguisées et je me laisse porter par un flot d’inspiration, en me fiant non pas au mental mais aux sentiments, à l’intuition, à la foi. Je ne sais pas totalement ce qui va s’ouvrir à moi, mais je fais un acte de foi, je me fie à un pressentiment. Et, à un moment donné, quelque chose de nouveau surgit devant moi, une dimension nouvelle apparaît, c’est comme une révélation.

Le principe du film est simple : on suit un enfant qui se promène dans la ville, qui est comme notre guide dans ces longs plans contemplatifs. Comment avez-vous choisi les lieux de tournage, l’itinéraire du jeune garçon ?

J’ai choisi ces lieux et ces trajets pour Vova en fonction de mes propres souvenirs, de mes propres itinéraires. Au début, des paysages, puis le chemin de l’école, qui fut aussi le mien. On peut dire la même chose de tous les autres lieux et trajets. Tous sont les miens.

Pouvez-vous nous parler du tournage ? Comment avez-vous travaillé avec cet enfant ? Pouvez-vous parler de cette scène où il s’attarde un moment sur le canon d’un char, comme s’il s’agissait d’un terrain de jeu ordinaire ?

Le tournage a été fluide et naturel. Je donnais simplement certaines instructions à Vova, et il les exécutait. Comme dans mes précédents films sur les saisons, et comme dans Orpheus, je n’avais pas besoin d’un acteur, de quelqu’un qui sache « jouer ». Il me fallait une présence, c’est tout. Avec le film, j’ai créé un espace où Vova pouvait se contenter d’être, et cet espace était d’ailleurs très proche de son propre espace. Le film est devenu une extension harmonieuse de sa propre vie quotidienne et lui a apporté de nouvelles expériences.
À propos de la scène du char, je me souviens avoir dit à Vova que nous allions tourner sur le char, et qu’il en a été très heureux : pour lui, c’était le meilleur des terrains de jeu. Il m’a confié avoir souvent voulu y aller, mais que des travaux rendaient impossible l’accès à la place où trônait ce char commémoratif. Je me souviens de ce moment de mon enfance où je suis monté sur une sculpture en forme de char T-72 sur la Place des Constructeurs de Chars. J’ai grimpé jusqu’au canon, jusqu’au point où ça devenait trop effrayant, et j’ai projeté mon regard dans une longue, très longue avenue, en me disant : qu’y a-t-il au bout de cette avenue, derrière ces maisons, derrière cette ville ?
Même dans un cauchemar, je n’aurais pas pu penser que ces véhicules immobilisés allaient à nouveau tirer, envahir des villes paisibles et détruire, écraser des personnes vivant dans des maisons comme la mienne, parlant une langue proche de la mienne… Je n’ai jamais perçu ce monument comme quelque chose de menaçant et, plus encore, porteur de mort ; c’était à mes yeux un objet figé, pétrifié, archaïque, un souvenir des jours de guerre qui me semblaient alors à jamais derrière nous. Je percevais ce monument comme un objet de jeu – à l’instar d’une balançoire, d’un manège –, et je sais que c’est une perception très commune chez les enfants nés après la chute de l’Union soviétique. Le char, à tout moment de l’année, était truffé d’enfants. Certains grimpaient dessous, d’autres se faufilaient dessus, couraient partout autour, et j’étais l’un d’entre eux. Au moment du tournage, d’autres enfants sont venus jouer sur le char, comme s’ils avaient reçu un signal : « On peut le faire ! » Le fait que Vova soit monté sur le char les a incités à le faire. Plus tard dans ma jeunesse, ce char est devenu pour moi un spot de skateboard. On a roulé et roulé sur cette place, on y a fait des wallrides, quelqu’un a même sauté du char et tout cela semblait si naturel… Aujourd’hui, ce serait impensable avec cette guerre terrible, insensée…
NON À LA GUERRE.

Propos recueillis par Cyril Neyrat

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Fiche technique

Russie / 2022 / Couleur / 99’

Version originale : sans paroles
Sous-titres : anglais
Scénario : Vadim Kostrov
Image : Vadim Kostrov
Montage : Vadim Kostrov
Son : Vadim kostrov, Yuriy Lomsadze
Avec : Vova Karetin
Production : Gleb Piryatinskiy (Mal de mer films).
Filmographie : Orpheus, 2021
Summer, 2021
Winter, 2021
Narodnaya, 2021
After Narodnaya, 2021
Comet, 2021
Loft-Underground, 2020.