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LA IMAGEN DEL TIEMPO

Nous voilà à La Havane, juste après la mort de Fidel Castro, au moment où, presque un gag, une ambassade américaine ré-ouvre à Cuba. Temps de changement, moment clef où l’isolationnisme prend fin en direction de perspectives largement inconnues. Mais plutôt que de trancher entre, d’une part, l’aplomb du documentaire, ou, de l’autre, la sûreté d’une fiction, c’est une forme en mouvement que Jeissy Trompiz a choisi pour son premier film, alternant images prises sur le vif et morceaux d’une fiction en cours, puisque La Imagen del Tiempo raconte, comme de fameux exemples avant lui, l’histoire d’un tournage. L’affaire se complique du fait que le grand-père du réalisateur (fictif ?) a tourné des images dans les années 50 et 60, matériel magnifique visible ici aussi : le film à venir doit tenir la comparaison. D’ordinaire, on le sait, la mise en abîme ou l’usage d’images d’archive servent de ralentisseurs : manière de freiner « l’enthousiasme », d’enrouler sur elle-même et d’étrangler la vitesse du cinéma, de faire peser le poids de points d’interrogation sur la tête des protagonistes, de sans cesse refaire le point. Jeissy Trompiz s’en sert tout à l’inverse : voilà les questions devenir des accélérateurs, l’archive devenue défi à relever. Comme chez Vertov, si l’on veut. Et comme chez lui, c’est la jeunesse aux manœuvres, c’est l’urgence du film, devenue affaire plus pressante qu’à se contenter d’un scénario. C’est un film qui raconte l’Histoire en même temps qu’il la devance. (J.P.R.)

Votre film, La Imagen Del Tiempo, est un hommage à la Havane, doublé d’une métaphore sur la situation actuelle de l’île. Au début, une voix off explique : « L e personnage est comme le pays aujourd’hui, à la fois à l’arrêt et en train de changer, de courir à droite à gauche sans but, tout comme Cuba. » Était-ce le point de départ du film ?
Oui, c’est une métaphore. Cuba illustre bien la situation politique actuelle en Amérique Latine. Le capitalisme et le socialisme ont perdu toute crédibilité, et il n’y a pas de troisième voie (l’heure est peut-être venue de créer une nouvelle révolution). Cuba est en pleine mutation, mais personne ne sait quels en seront les effets. Je voulais montrer ces changements du point de vue de personnages qui sont eux-mêmes en train de changer, de prendre des décisions, de faire face à des situations incertaines, comme c’était mon cas à cette période de ma vie.
Pour moi, le cinéma est l’art du temps par excellence : ce qui est filmé bascule immédiatement dans le « passé », alors qu’au moment du tournage, on pense déjà à ce que cela donnera dans le « futur » (une scène de film). J’étais fasciné par l’idée de capturer le « présent » au cinéma, c’est pourquoi je tourne sans suivre de scénario prédéfini, je laisse les acteurs improviser. C’est au montage que se définit l’histoire du film, après cette phase où mon instinct me dicte ce que je dois saisir au présent.

Vous mélangez des images documentaires de la ville, de la joie de la population à l’arrivée de la délégation américaine lors de la venue d’Obama, plus de cinquante ans après la rupture diplomatique, avec des images d’archives en 8mm, et les préparatifs d’un film de fiction. Pourquoi avez-vous choisi d’entremêler ces différents styles d’images et de narration ?
Je n’avais pas envie de faire un pur film de fiction ni un documentaire. Je voulais faire un film comme un organisme ouvert, dont on peut voir à la fois l’intérieur et l’extérieur. Je pense que les films de fiction représentent parfois mieux la réalité que les documentaires. Avec ce film, j’ai aussi voulu jouer avec ce côté « fondu enchaîné » entre documentaire et fiction. Ainsi, la plupart des personnages s’inspirent de personnes réelles que je connais. Je ne prétends par représenter la vérité sur ce qui se passe à Cuba. Ce qui m’intéresse plutôt, c’est montrer l’état d’incertitude dans lequel Cuba est resté plongé ces dernières années. Les images d’archives (récentes ou plus anciennes) me permettent de braquer l’objectif sur le passé et le présent de Cuba, et de montrer deux périodes majeures de changement dans le pays : la révolution et l’après-révolution.

Vous ouvrez un dialogue avec les spectateurs, que vous appelez « mes amis invisibles ». Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Le réalisateur parle sans cesse avec les personnages et avec les spectateurs, mais on ne le voit jamais, pas plus qu’on n’entend Laura (le personnage manquant dans le film). On aperçoit à peine le grand-père espion dans les images d’archives. Quand le directeur appelle les spectateurs ses « amis invisibles », il reconnaît leur condition partagée : Ils ne peuvent pas se voir. On pourrait comprendre cette phrase comme une invitation à se rapprocher, à créer une forme de communication horizontale.

Le scénario repose sur la rencontre entre un homme, Alejandro, et une femme, Lucia, qui cherchent tous les deux Laura, pour des raisons différentes. C’est une histoire de coeur en forme de lettre d’amour à Cuba. Pourtant, vous vous moquez, non sans ironie : « Les films d’amour, c’est des conneries, pas vrai ? »

Laura est une métaphore de Cuba. Elle est comme Godot dans En attendant Godot de Beckett, une sorte de prétexte, le mélange des attentes des personnages. En effet, cette histoire d’amour n’est pas dénuée d’ironie, et c’est un portrait, ou une lettre adressée au Cuba où j’ai vécu.

Dans sa quête, le couple rencontre des personnages singuliers, comme les jumeaux noirs, des athlètes toujours en mouvement. Tout comme le film est sans cesse traversé par la présence d’Alejandro et de Lucia, qui marchent dans la ville. L’énergie des corps, en corrélation avec l’énergie de la ville, construit une sorte de chorégraphie sous forme de prose, une ode au corps, aux états d’esprit. Quelles étaient vos sources d’inspiration durant le tournage ?

Je n’aime pas parler d’influences ou d’inspirations, mais je ne peux nier qu’elles existent. Je suis influencé par Godard, Antonioni, David Lynch et bien d’autres. Plus spécifiquement pour ce film, je tiens à citer Tomás Gutiérrez Alea (Memorias del Subdesarrollo), Pietro Marcelo, Chris Marker et Jonas Mekas. Mais ma référence principale reste En attendant Godot de Beckett. Je me suis demandé ce qui se passerait si Alejandro et Rita ne pouvaient pas attendre leur Godot, Laura, et qu’ils étaient obligés de la chercher. C’est pourquoi j’ai créé cette errance dans la ville, comme s’ils étaient dans un labyrinthe.
Mais au fond, ce film est pour moi l’occasion de prendre conscience de ma propre perception du monde, de mon propre point de vue, plutôt que de tenter d’imiter un quelconque modèle.

Votre film propose une réflexion sur la temporalité, sur les différents temps (passé, présent, futur), et sur notre relation au temps. « L e paradis, c’est le présent ». Vous citez ces mots de votre grand-père, un agent double pour les gouvernements anglais et allemand. Pourquoi avez-vous imaginé cette histoire ?

J’ai entendu parler de l’histoire de Garbo, un agent double pendant la Seconde Guerre mondiale, qui s’est échappé après la guerre et qui a vécu jusqu’à sa mort au Vénézuela, près de l’endroit où je suis né. Quand j’ai découvert son histoire, je me suis demandé ce que ça fait de devoir « oublier » son passé, l’éliminer totalement. Quand j’ai commencé à numériser des films amateurs en 8mm et en 16mm trouvés à Cuba, je me suis dit que Garbo aurait très bien pu être un réalisateur du dimanche, cherchant à maintenir sa mémoire en vie, comme eux et comme Morel dans le roman La Invención de Morel (L’Invention de Morel) de Bioy Casares, un personnage obsédé par l’idée de sauvegarder une partie du présent pour l’éternité.

Propos recueillis par Fabienne Moris

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Fiche technique

Cuba, Venezuela, Italie / 2019 / Couleur et Noir & blanc / 65'

Version originale : espagnol. Sous-titres : anglais. Scénario : Jeissy Trompiz. Image : Raúl Prado. Montage : Liana Domínguez. Son : Angel Alonso (Sound Designer), Felix Riera (Sound Production). Avec : Edel Gouvea, May Reguera, Jeissy Trompiz, Lluis Sellares.
Production : Alamar Films (Jeissy Trompiz), Teresa Labonia.
Filmographie : Autumn of Socialist Nation (the collapse of the Sovietic Union), 2019. Damnation, 2018. The Flood, 2017. Child fish, 2017. Two feet, 2017. I live in the downtown, 2009. They call me Drupi, 2008.