• Compétition Internationale

WHO IS AFRAID OF IDEOLOGY ?

En préambule, face caméra, debout sur une piste rocailleuse, la réalisatrice Marwa Arsanios s’interroge : que signifie faire partie d’un lieu ? que veut dire « être ici » ? que délimite le terme « nature » ? qu’est-ce qu’un « nous » implique-t-il ? Questions politiques ici déployées à partir d’expériences menées par des femmes en trois lieux distincts, tous bouleversés par la guerre. Dans les montagnes du Kurdistan d’abord, début 2017, la pratique de la guérilla par le mouvement autonomiste des femmes kurdes invite à vivre et à penser autrement l’espace, les plantes, la survie, l’écologie, les batailles économiques. Processus, apprend-on, découlant de soucis très pratiques : comment manger au sein d’un cycle de production biologique ? quand un arbre doit-il être abattu ? Ce sera ensuite à Jinwar, littéralement le « lieu de femmes », village de la Rojava au nord de la Syrie, construit à l’initiative de femmes et exclusivement à leur usage. Et, enfin, dans une coopérative située dans la Bekaa, frontalière avec la Syrie, devenue communauté-asile pour des réfugiées. Dans ces communautés résonne la question de la réappropriation des terres, des moyens de production, de subsistance, qui engagent la fabrication d’un paysage différent. Trois stratégies éco-féministes à l’œuvre, qui ouvrent à l’auto-gouvernance, à la constitution et à la transmission de savoirs. Trois expériences fragiles mais extrêmement précieuses, à l’image de ces pages d’herbiers aux plantes, à la fois cueillies et dessinées, qui tressent dans le film des façons de manifestes muets et flagrants. (N.F.)

Dans Who is afraid of Ideology?, vous enquêtez en trois lieux où des femmes résistent, s’organisent selon des modalités diverses, dans des contextes différents mais toujours reliés à une situation de conflit. Comment se sont opérés vos choix sur ces différentes situations ? Une perspective éco-féministe a-t-elle été un préalable ?
Cela vient d’une perspective éco-féministe ou plutôt une alliance entre des politiques écologiques et féministes. Il y a tout un mouvement éco-féministe depuis les années 1970, lié à une philosophie, une production académique mais aussi un activisme anti-nucléaire, anti-déchets toxiques. J’étais d’abord très intéressée par le mouvement autonome des femmes à cause de la question écologique et du paradigme écologique qu’elles ont développé dans des conditions de guerre et depuis leur vie de guerrières. Ce qui m’a menée à réfléchir à l’écologie considérée comme lutte politique qui ne peut pas être résolue par de simples actions individuelles, où la responsabilité est portée par les seuls individus, ce que les politiques libérales veulent nous faire croire, selon lesquelles c’est de la responsabilité des consommateurs etc… Cela nous fait réfléchir aussi au fait que les crises écologiques que nous traversons sont liées à un système d’oppression et de violence patriarcales qui a traité le corps des femmes et l’environnement d’une manière extractiviste pendant des décennies.

Le film a aussi été l’occasion d’échanges, et notamment par la constitution de groupes de lecture. Comment se sont articulés le processus d’écriture du film et les rencontres ?

On pourrait plutôt parler d’un processus de recherche que d’écriture. Cela s’est fait au montage car la majorité des textes provient d’entrevues faites tout au long de la recherche et lors de la préparation j’avais lu beaucoup de textes sur le sujet. En outre avec Dilar Dirik et Meral Cicek on avait traduit un texte de Pelshin (combattante, écoféministe et une des théoriciennes du mouvement) qu’on avait proposé à la discussion avec un groupe de lecture à Beyrouth. C’est un film qui repose sur beaucoup de conversations qui ne font pas partie du film directement, et c’est donc important de penser au “hors champ” , au “backstage” comme notamment aux moyens de productions.

Au Kurdistan, vous vous mettez en scène. Selon quelle nécessité ? Et vous proposez un travail très précis sur la présence et les voix. Pouvez-vous expliciter ce choix ?
Oui, pour continuer avec l’idée du « backstage », c’était nécessaire d’ouvrir le champ de réflexion sur ma position de chercheuse dans ce contexte, et d’articuler une position externe et d’écoute dans le processus de transmission de savoir. Il s’agissait aussi d’ouvrir le champ de production de cette transmission : comment se font les interviews, quels étaient les espaces que nous avions habités pour converser, etc., ce que cela signifie de filmer les femmes. Tout ce processus de recherche qui met l’accent sur le positionnement de la chercheuse qui écoute et qui n’est pas observatrice, et qui est contaminée par ces conversations, et n’a pas une seule distance critique. Comment travailler « avec » et non pas faire un travail « sur », c’est ce positionnement qui va changer la perspective de travail.

Vous poursuivez votre enquête en Syrie. Comment avez-vous procédé pour le tournage à Jinwar dans la Rojava, où le parti pris formel est assez différent ?
Dans ces lieux, il s’agissait plus de questions sur comment les paradigmes théoriques, philosophiques et politiques sont mis en pratique. Le village des femmes suit cela mais c’est aussi une question dialectique essentielle sur comment la politique ou les idées donnent forme à la terre, au sol, à la matière, et par effet retour la matière donne forme à la politique. C’est la question de la praxis, à partir du sol, du terrain, des lois, de la bureaucratie, donc de voir quelles formes l’idéologie produit. C’est une réflexion sur le Politique dans la Nature. Formellement tout cela a imposé un langage plus “documentaire” dans le sens où il y avait une nécessité à documenter même ce projet qui est dans l’actualité.

D’un lieu à l’autre, vous portez notre attention sur les plantes, que ce soit des dessins, des herbiers ou leur usage, comme fabrication d’aliment notamment. Pouvez-vous expliquer ce parti pris ?
C’est aussi regarder cette relation microscopique avec la terre et la nature. Ce savoir féminin qui a été éradiqué par une certaine “modernité” et un savoir ancestral en relation avec la nature. Il est toujours considéré comme secondaire. Cependant ce n’est pas pour dire qu’il faut aller vers le pré-moderne pour trouver la réponse à la crise environnementale, mais que ce savoir là existe et qu’il ne s’est jamais détaché de la terre. C’est un savoir médicinal qui pourrait bénéficier à la Terre et aux populations. Ça fait partie de l’idéologie du mouvement autonome, et c’est extrêmement présent dans les villages.

Et le titre ? Son caractère frontal ?
C’est une réponse au féminisme libéral soi-disant “non-violent” qui se prétend non-idéologique. L’idéologie est toujours en dehors de soi-même pour le libéralisme. Nous savons très bien qu’il est la source première du problème.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

Liban, Kurdistan, Syrie / 2019 / / Couleur / 51'

Version originale : arabe, anglais, kurde, turc. Sous-titres : anglais. Scénario : Marwa Arsanios. Image : Mazen Hachem, Juma Hamdo. Montage : Katrin Ebersohn. Son : Katrin Ebersohn.
Production : Mor-Charpentier (Sophie Delhasse). Distribution : Sophie Delhasse.