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TREMOR IÊ

Les dystopies, c’est connu, sont des détours pour pointer notre maintenant. Sans décors coûteux ni effets spéciaux, la Fortaleza dépeinte ici, choix décisif, est la ville d’aujourd’hui, si ce n’était ses gardes affublés d’étranges tenues
et la présence de slogans lancinants débités depuis des haut-parleurs. Voici donc le cadre sans équivoque, pour une action située dans le futur proche d’un passé récent – les manifestations de 2013 qui ont secoué le Brésil – où l’on suit Janaína, tout juste échappée de prison, et ses amies retrouvées. Traversées nocturnes dans une ville évidée sous domination paternaliste, hygiéniste et machiste, fondements de la lutte pour ce groupe marginalisé constitué de femmes noires ou lesbiennes ou pauvres, dans cet univers normatif, échos évidents à un certain Brésil. Les réalisatrices Elena Meirelles et Lívia de Paiva (FIDLab 2018), et leur troupe aux rôles divers (certaines sont alternativement à l’écriture, devant ou derrière la caméra) offrent comme un contre-feu un film nourri du croisement des genres. Le jeu est souvent hiératique, revendiquant une politique des corps, mêlant situations stylisées et ressorts du film d’action. Un film à l’économie modeste qui entend répondre à l’urgence, antidote aux sombres fictions politiques réalisées et au retour des spectres. L’humour y est parfois grinçant : voyez cette histoire des cendres du premier président issu du coup d’état de 1964. Mais aussi un chant impatient à la fureur sourde, au diapason des paroles martelées du rap ouvrant le film : « politise-toi, organise-toi, ne sois pas paralysé ». Pour accueillir les commencements possibles et les luttes à l’œuvre, comme en témoigne la dédicace finale à Marylucia Mesquita Palmeira, Marielle Franco et Luana Barbosa. (N.F.)

Bien qu’il se déroule dans un futur proche hypothétique, votre film semble néanmoins très lié à un ici et maintenant immédiat. Comment le projet est-il né ? A-t-il évolué à l’aune des dernières élections au Brésil ?
Le scénario a été écrit en 2017, alors que nous ne savions pas comment se déroulerait l’élection. Le film porte des signes des derniers événements politiques, car certaines étapes du processus politique actuel étaient déjà en gestation. Nous devions alors digérer la fureur d’avoir été témoins d’un coup qui avait mené à la destitution de Dilma, alors même que nous ne pouvions pas véritablement faire le deuil d’une période pleinement démocratique, puisque c’est son gouvernement qui avait instauré une loi anti-terroriste en réponse aux manifestations populaires. Maintenant, ce discours sur le terrorisme et la guerre contre le trafic de drogues sert à justifier des politiques sécuritaires qui autorisent le meurtre et la restriction des libertés de la communauté noire. Nous avons mêlé les époques car nous pensons que la violence change de visage, mais qu’elle demeure.

Les éléments de science-fiction sont rares, mais très évocateurs. Pourriez-vous nous en dire plus sur l’importance de cet aspect dans votre conception originelle ?
Nous avions besoin d’un cadre temporel, au sein duquel des histoires du passé pourraient être évoquées. Il devait fonctionner de manière à créer du sens, à relier ces soldats en blanc et ces discours du gouvernement aux histoires racontées au présent à l’écran. Quand nous réfléchissions au scénario, Lila nous a demandé : Qu’est-ce que ça donnerait si la police était abolie au Brésil ? Nous étions toutes d’accord qu’une autre forme de contrôle remplacerait cette corporation. La technologie change, mais est utilisée à des finalités proches ou identiques par les Blancs au pouvoir. Cette connexion du futur fictionnel aux histoires du passé et du présent indiquent une structure liée au contexte plus large, qui remonte au à l’histoire coloniale du pays.

La musique et la danse sont utilisées dans Tremor Iê comme vecteurs de fierté et outils de désobéissance. Quel rôle la bande-son et les performances ont-elles joué dans le processus créatif ?
La danse et la musique font partie du savoir du corps et racontent des histoires du passé. Ce sont aussi des rituels de partage, de guérison, et de renforcement : raison pour laquelle ils sont souvent criminalisés. Le film en parle. La bande-son a été faite en pensant la musique comme compagnon et partie intégrante de ces femmes. En plus des histoires, le film se base sur les rapports des actrices à l’activisme, à travers la musique, et ce qu’elle fait naître dans la culture populaire et afro-américaine. Les musiques originales ont été créées quand le premier montage était prêt, pour pouvoir les composer alors que les images apparaissaient, de la même manière que les instruments jouent pour les capoeiristas, menant ou influençant la partie.

La structure du film repose principalement sur le dialogue. Pouvez-vous nous parler de l’écriture, et de la participation de vos acteurs à ce processus ?
Deyse, Lila, et nous deux avons commencé par récolter des histoires qu’elles voulaient raconter, et nous nous sommes retrouvés avec ces deux histoires de violences perpétrées par la police en 2013 et en 2016, qui semblaient les plus urgentes à raconter. De là, et avec l’aide de Petrus, nous avons travaillé la manière de les dire, de les relater. Chimamanda Adichie a fait un très beau discours sur « les dangers du récit unique, » où elle alerte sur les dangers de réduire des vies à un stigmate et de les emprisonner là-dedans, et souligne comment le fait de raconter une histoire peut être un moyen de reconquérir une dignité perdue. Dans les moments de narration soutenue, les mots ont la possibilité de créer leurs propres images et d’éviter le silence des personnages qui racontent leur version et contestent le récit de leur violation.

Tremor Iê a un tempo très unique qui permet d’adoucir la brutalité des situations que traversent vos héroïnes. Comment avez-vous travaillé le montage ?
Nous n’avons pas mis en scène de violence – le mauvais journalisme et le monde réel suffisent – ce qui n’adoucit pas nécessairement la situation que traverse les personnages. Les mots prennent en charge leur actualisation, sans donner au spectateur le plaisir d’en être témoin. Ce qui adoucit les difficultés qu’affrontent les personnages est le pouvoir des connexions entre eux, même quand ils sont séparés par le pouvoir institutionnel, et le montage a travaillé cela. De plus, ce sont des personnes normales. Les lignes narratives évitent la simple linéarité et la causalité que la flèche historique des conquérants et des héros tente d’imposer ; elles assemblent des éléments hétérogènes, où la confusion et l’illusion des souvenirs, les désirs et l’intuition sont aussi importants que les événements réels dans leur vie.

Férocement indépendant, ouvertement féministe, résistant et créatif, le film défie aussi les codes de la « fiction engagée » classique. Quelles difficultés avez vous affrontées durant le financement et le processus de production ?
Ça n’a pas été facile de faire un long-métrage avec un budget de court-métrage. Toute l’équipe a dû faire face à cette difficulté, jusqu’à aujourd’hui. En termes du processus de production, nous avons eu quelques difficultés liées à certains décors, dues au contenu des dialogues des scènes tournées dans des zones militaire, mais qui critiquent les dictatures militaires passées.

Propos recueillis par Rebecca De Pas

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Fiche technique

Brésil / 2019 / Couleur / 88'


Version originale
: portugais. Sous-titres : anglais. Scénario : Deyse Mara, Lila M. Salú, Petrus de Bairros, Elena Meirelles, Lívia de Paiva. Image : Rao Ni, Lívia de Paiva. Montage : Lincoln Pericles, Lívia de Paiva, Elena Meirelles. Son : Jorge Polo. Musique : Lila M. Salú, Flávia Soledade, Ricardo Pereira dos Santos. Avec : Deyse Mara, Lila M. Salú, Micinete Lima, Jéssica Pereira, Ivna Lundgren, Flávia Soledade, Marília Queiroz, Taís Rocha, Sarah Nobre, Vitória Sena, Amanda Oliveira, Leane Souza, Carol Morais, Matheus William, Petrus de Bairros, Paula Haesney, Rodrigo Fernandes, Guto Parente, Tina Reinstrings, Cicera Maricota, Sandra Rodrigues Alves, Ana Rebeca, Getúlio Abelha.
Production : Tardo Filmes (Ticiana Augusto Lima).
Filmographie : Elena Meirelles, Lívia De Paiva : Before Encanteria, 2016. Lívia De Paiva : Windmaker, 2016