Yu Araki
Un intérieur japonais traditionnel, cadré frontalement à la Ozu. Au son, l’archive de l’alunissage d’Apollo 11. Un locuteur japonais prend le relais et annonce le programme à venir : le commentaire, en direct et à deux voix, d’une cérémonie nuptiale sur la base lunaire de Nagasaki. Pourquoi Nagasaki ? Parce que Puccini y a situé, au premier acte de Madame Butterfly, le mariage de l’Américain Pinkerton et de la geisha Cio-Cio San, dont Honeymoon propose une délirante et explosive variation. Pourquoi sur la lune ? Parce que cette bombe filmique est, littéralement, une science-fiction, et que l’éloignement spatio-temporel aiguise l’observation de l’expérience. Celle-ci consiste, via l’analyse de la cérémonie comme tableau vivant, en une déconstruction à la fois savante et loufoque du « japonisme », soit de la fascination exercée par le Japon sur la première modernité européenne. Au mari et à l’officiant de Puccini, Yu Araki a substitué deux personnages historiques animés de la même nippophilie : Adolf de Meyer, photographe excentrique, et Frederick Starr, anthropologue américain. Ethnologie, étymologie, histoire, onomastique : tandis que la régie télévisuelle détaille le tableau, le commentaire dialogué devient délire encyclopédique, funambulisme exégétique. Le noyau de l’expérience déconstructiviste, c’est le seiza, soit la position assise à genoux, posture formelle peu confortable mais obligée des acteurs de la cérémonie. Lorsqu’ils finissent par se relever, leur démarche ankylosée rappelle celle des astronautes explorateurs d’Apollo 11. Trouvaille géniale, chute en apesanteur d’un film qui, à l’invention d’un burlesque minimaliste, allie le plus généreux partage de l’intelligence et du savoir.
(Cyril Neyrat)
- Compétition Flash
- 2021
- Compétition Flash
- 2021
HONEYMOON
Yu Araki
Entretien avec Yu Araki
Votre film repose sur une apparente contradiction entre le lieu supposé être représenté, une base lunaire, et ce qui apparaît à l’écran, une simple pièce au style japonais. Pouvez-vous expliquer cette contradiction ?
Je n’ai pas suivi de véritable formation en matière de « mise-en-scène dramatique » ; jusqu’ici, j’ai surtout réalisé mes films en autodidacte. Mais s’il y a bien une chose que j’ai apprise, c’est que « la contradiction crée le drame ». Pour ce film en particulier, l’idéal aurait été de tourner directement sur la lune, mais pour diverses raisons, notamment budgétaires, nous avons dû y renoncer.
Il était impossible d’aller sur la lune, mais je savais grâce à Sen no Rikyuu, qui s’est plongé dans l’univers spirituel de la cérémonie du thé, que l’alcôve d’un intérieur japonais traditionnel est capable d’exprimer tout un microcosme. Il se trouve que je réponds à vos questions depuis Kyoto ; on ressent aussi l’existence d’un microcosme dans le jardin de pierres du temple Ryoan-ji, tout ceci est lié.
Évoquer une chose qui n’est pas là grâce à une chose présente à l’écran, inviter le spectateur à imaginer qu’il y a quelque chose alors qu’il n’y a rien : voilà le cinéma que j’ai envie de faire. Quand vous essayez de relier dans votre esprit ce que vous voyez avec une chose qui en est très loin, cela fait naître une nouvelle image, et l’expérience de cette image est l’idéal auquel je tends.
En écrivant cela, je me rends compte que ça sonne bien, mais en vérité, j’ai fini d’écrire le scénario le jour même du tournage, et j’ai ajouté tout le récit en postproduction. Au départ, j’avais en tête quelques éléments fondamentaux que je désirais filmer ; sur cette base, j’ai réglé la question du décor et les détails du film. Puisque j’ai fait les choses dans cet ordre, le résultat est forcément un peu étrange et décalé.
Certaines incohérences structurelles, comme l’utilisation de l’aria « Un bel dì, vedremo » (« Un beau jour, nous verrons ») de Puccini à la fin, sont intentionnelles. En stéréo, on entend à gauche Geraldine Farrar dans un enregistrement de 1916, et à droite Miura Tamaki, dans un enregistrement de 1917. J’ai utilisé ces deux versions dans la grande scène finale, parce que je voulais intégrer au thème du film ce qui se trame dans le fossé qui sépare ces deux compagnons, de nations et de cultures différentes.
En dépit de ce genre de contradictions, la seule chose qui restera complètement synchronisée, c’est le fait que les spectateurs regardent mon film en s’asseyant dans la position japonaise traditionnelle, face aux personnages assis dans la même position !
Trois personnages issus de pays et d’époques différents interagissent. Pouvez-vous nous en dire plus sur eux, et pourquoi vous les avez choisis ?
J’ai fait ce film dans le cadre d’une exposition sur le 150ème anniversaire des relations franco-japonaises. Trois photographies m’ont donné envie de faire ce film.
La première est un autoportrait d’Adolf de Meyer pris en 1900, lorsqu’il a visité le Japon (https://www.metmuseum.org/art/collection/search/271722). Quand on regarde cette photo ancienne de près, on s’aperçoit que de la poussière blanche s’est incrustée sur le cliché. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai immédiatement vu un rapport visuel entre les deux homophones en japonais que sont « seiza », la position assise traditionnelle au Japon, et « seiza », la constellation.
La deuxième photographie est un portrait de Frederick Starr (https://en.wikipedia.org/wiki/Frederick_Starr) pris en 1911, qui le montre vêtu d’un kimono. Il a l’air élégant dans cette tenue, et semble habitué à s’asseoir de la façon japonaise traditionnelle. Le fait qu’il s’appelle « Starr » m’a aussi ramené à l’idée de constellation.
La dernière image est la couverture de l’album de pop japonaise Scott & Rivers, enregistré par Rivers Cuomo, le chanteur du groupe américain Weezer (soit dit en passant, j’adorais leur album Pinkerton, que j’écoutais en boucle quand j’étais au lycée), enregistré en 2013.
Quand j’ai réuni ces trois photos, j’ai eu l’impression que les différences dans la sensation de distance de chacune de ces personnes vis-à-vis du Japon s’exprimaient dans leur posture ; cette trame me permettait d’aborder le japonisme à ma façon.
Scott et Rivers étaient les deux personnages le plus proches de nous dans le temps, mais comme Adolfo Do Meyer est né en 1868, Frederick Starr en 1858, et que John Luther Long a publié Madame Butterfly en 1898 (Madame Butterfly est le seul personnage de fiction dans cette liste, mais l’auteur se serait inspiré d’un personnage réel), j’ai trouvé que cela me laissait tout le loisir d’imaginer une fiction dans laquelle ces trois personnages se croiseraient sous l’ère Meiji. Je venais de voir Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino, et ce film a peut-être influencé ma façon d’imaginer une structure dans laquelle des personnages réels et fictifs partagent l’écran.
On n’entend jamais les acteurs, mais seulement les voix de trois animateurs de radio qui commentent ce qui se passe à l’écran. Pourquoi avez-vous choisi que la narration du film prenne la forme d’une émission de radio ?
Comme je vous le disais, j’ai terminé par le scénario. Comme les trois personnes à l’écran sont des acteurs non professionnels, j’ai préféré ne pas leur imposer de mémoriser de longs dialogues. De plus, le son n’avait pas été enregistré correctement pendant le tournage, j’avais des doutes sur le résultat final, et j’ai finalement eu cette idée du reporter échangeant avec les commentateurs.
Par exemple, quand vous regardez du golf à la télévision, il y a un certain décalage, et ce n’est pas grave si l’on n’entend pas ce qui se passe sur le parcours. Comme le film se passe dans un futur proche, dans lequel des technologies comme Zoom ont progressé, nous avons pensé que ce serait une bonne chose de garder ce décalage dans la transmission depuis la lune, et nous avons choisi ce format. Pour les interférences, je me suis inspiré des vidéos de la NASA sur la mission de l’astromobile Perseverance que j’ai vues l’année dernière.
Vous filmez toujours les acteurs de face, sans jamais faire de gros plans. Pourquoi ce choix particulier ?
C’est un hommage à la photo d’Adolfo Do Meyer que je viens de mentionner, qui est prise de face. Lors du tournage, j’ai fait quelques gros plans, mais j’ai rapidement opté pour un style plus documentaire, et je ne les ai donc pas retenus dans le montage final. Par contre, je les ai utilisés dans la bande-annonce. Comme celle-ci dévoile des détails qui ne sont pas dans le film, c’est un peu comme s’il s’agissait d’un court-métrage autonome. On comprend aussi le jeu de mot du titre en voyant la bande-annonce, je vous invite à y jeter un œil : https://vimeo.com/562089544
Le dernier plan du film est au ralenti. Les commentateurs finissent par se taire et la musique prend le pas sur l’action. Pourquoi ce choix, pour cette scène paroxystique ?
En fait, le film entier a été tourné en 120 images par seconde, et seul ce passage a été reconverti à la vitesse initiale. L’envers du décor, c’est que nous avons tourné en pleine crise de la Covid, en octobre 2020, et nous étions très à cheval sur les mesures sanitaires. Afin d’éviter les espaces confinés, les attroupements, le contact rapproché, j’ai pensé que tourner une seule longue prise au ralenti, avec de nombreuses caméras, serait plus facile pour les acteurs. Il y a un joli jardin attenant à cette pièce, et je me suis assuré que l’équipe du film pouvait s’y installer pendant les prises. On peut dire que le film est une réponse créative aux contraintes d’un tournage dans les conditions particulières de 2020. Quant au fait que les commentateurs regardent en silence, n’est-ce pas lié à l’étiquette qui veut que « l’on regarde un opéra en silence », et n’est-ce pas une marque de respect envers cette aria de toute beauté ?
Entretien avec Nathan Letoré
- Compétition Flash
Fiche technique
Japon / 2021 / 29’
Version originale : japonais.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Yu Araki.
Image : Kenichi Negishi.
Montage : Yu Araki.
Son : Ichiro Fujimoto.
Avec : Taro Nettleton, Qinhua Yang, Jack Mclean, Kosuke Matsunobu, Toshiaki Hicosaka, Tomoko Inoue. Production : Nami Yamabana (Pola Museum of Art).
Filmographie : Fuel, 2019. Mountain Plain Mountain, 2018. Wrong Revision, 2018. Bivalvia: Act I, 2017. Road Movie, 2014. Angelo Lives, 2014. 971 Horses + 4 Zebras, 2007.
- Autres films / Compétition Flash