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FILME PARTICULAR

PRIVATE FOOTAGE

Janaína Nagata

Janaína Nagata
Janaína Nagata, cinéaste brésilienne, acquiert une bobine 16 mm sur internet sans en connaître le contenu : elle découvre un film de famille d’Afrikaners tourné en Afrique du Sud dans les années 60. Ces images a priori innocentes d’animaux sauvages, de repas et de moments de loisirs, deviennent l’occasion d’une magistrale entreprise de déconstruction décoloniale. Passionnant « desktop documentary », Filme Particular, premier film de la réalisatrice, revient sur les indices déposés dans ces images pour en révéler le contenu latent. Au fil d’une méticuleuse enquête entièrement réalisée sur la Toile, c’est toute l’histoire de l’Apartheid qui se dégage d’une simple bobine amateur. (Claire Lasolle)

Entretien avec Janaína Nagata

Filme particular a été réalisé à partir d’un film de found footage 16mm que vous avez acheté sur internet. Comment le film est-il né à partir de ces images ? Quelle était votre intention de départ, en achetant ces bobines ?

C’est une découverte entièrement accidentelle, que j’ai faite en 2018, alors que je cherchais une bobine pour réparer un vieux projecteur 16mm. En regardant sur internet, je suis tombé sur une annonce pour un lot en provenance de Rio de Janeiro qui indiquait : « Bobine + film privé ». Je viens des Beaux-Arts, et l’idée d’un travail plastique en motion picture était pour moi un fantasme de longue date, même si dans les faits, je n’avais pas du tout le projet de réaliser un film, et encore moins un long métrage. Mais quand j’ai visionné le fameux « film privé » qui était vendu avec la bobine, j’ai été immédiatement saisie. En apparence, c’était un film de famille tout ce qu’il y a de plus innocent, les images de voyage d’une famille blanche à travers l’Afrique. Sauf qu’en réalité, il y avait quelque chose de très étrange dans la façon dont ces images étaient filmées, qui les rendait perturbantes. Comme une violence du regard, une violence le plus souvent implicite, mais quelquefois presque littérale – en particulier dans le regard posé sur les Noirs.
A priori, j’étais plutôt étrangère au contexte de ce film. Et pourtant, il avait à mes yeux quelque chose de familier, comme s’il m’évoquait, indirectement, la réalité de mon propre pays. Très vite, j’ai abandonné mon projet d’intervention manuelle directe sur le film : pour un certain nombre de raisons, mais surtout à cause de l’étrangeté de ces images, je me suis aperçue que ce n’était pas la bonne approche. À ce moment-là, je ne savais rien de ce « film privé », sinon ce que je pouvais en interpréter moi-même, intuitivement, sur la base de mes impressions personnelles. Dans quelles parties de l’Afrique ces images avaient-elles été tournées exactement ? A quelles dates ? Qui était cette famille, manifestement riche et puissante ? Comment ce film s’était-il retrouvé au Brésil avant d’atterrir entre mes mains ?
Peu à peu, ces questions m’ont obsédée. J’ai commencé à mener des recherches sur internet : compte tenu de la distance, c’était le moyen le plus simple. Parallèlement, j’analysais le film plan par plan, en essayant de repérer des indices qui m’aideraient à situer les images dans le temps et dans l’espace. De fil en aiguille, ces recherches m’ont menée à de nouveaux lieux, à de nouvelles découvertes. Et puis, en plein milieu de ce processus, j’ai compris qu’il y avait quelque chose qui m’intéressait dans cette recherche elle-même. Qu’une sorte de récit pouvait naître à partir de ce que je découvrais au fur et à mesure. Car ce qui n’avait l’air que d’un simple film de famille, en fait, se révélait être un véritable document historique, dans lequel apparaissaient des personnalités importantes de l’histoire de l’Afrique du Sud, directement liées au système de l’Apartheid. Par ailleurs, la violence implicite des images pouvait être réinterprétée à l’aune des multiples archives de toutes sortes que je trouvais sur internet. J’ai donc décidé d’incorporer cette enquête virtuelle au film lui-même.

Vous analysez le contenu du film amateur à partir des résultats de votre recherche sur internet. Comment avez-vous abordé l’écriture ? Trouvez-vous que votre film rend justice à cette recherche ?

Oui et non. Cette recherche en ligne m’a occupée pendant une longue période, et elle a été suivie par une enquête historiographique intense, qui n’apparaît pas dans le processus tel qu’il est montré par le film. Le bureau d’ordinateur qui sert de cadre à la recherche dans Filme Particular est une mise en scène élaborée au montage, à partir du récit écrit par Clara Bastos et moi-même. Nous l’avons conçu dans l’idée de retenir l’attention du spectateur, de le ou la guider vers certains détails présents dans les images. Cette longue séquence s’inscrit dans une structure fragmentaire, pensée pour produire de la simultanéité, notamment grâce au split screen qui permet de générer des contrastes, des comparaisons, mais aussi de recadrer les images du found footage. Cependant, malgré ces recherches approfondies, beaucoup d’angles morts et de mystères sont restés non résolus. Nous avons aussi cherché à interposer un certain nombre de filtres entre le spectateur et le film, à travers la bande-son, la voix Google, les annonces publicitaires, les problèmes de traduction, la lenteur des mouvements…
Le scénario visait à explorer les potentialités de la resignification, tout en montrant les limites du monde virtuel en tant que source supposée d’informations accessibles et illimitées. En interprétant cette recherche à la première personne, mais sans recourir à ma propre voix, j’ai cherché à créer un effet contradictoire, entre « présentiel » et « distanciel », entre virtuel et matériel. J’explorais le potentiel de l’étude comparative et de l’analyse de détails, tout en révélant les limites de ces mêmes procédés. C’est ce que traduit, dans le film, le regard distant qui est au centre de la recherche, ce regard étranger qui s’efforce constamment de pénétrer la signification profonde des images, sans parvenir à dépasser la superficialité du monde virtuel. C’est pour montrer ces limites que j’ai remplacé ma voix par une voix Google : la lecture d’informations historiques par une voix synthétique peut paraître cynique, mais pour moi, c’est avant tout un outil d’égalisation sonore, qui génère une désagréable sensation de vide – en tout cas pour un lusophone.

Comment s’est passé le travail sur la bande-son ? Quels étaient les enjeux ?

La bande-son est sans doute l’élément le plus interventionniste du film. J’essaie d’annoncer à l’avance tous mes gestes et toutes mes actions, pour créer une sorte de pacte avec le spectateur : c’est le cas lorsque je signale qu’il s’agit d’une bande-son additionnelle. En l’occurrence, une improvisation expérimentale de Mariana Carvalho, enregistrée en direct au cours d’une projection des images 16mm originales. Je tiens à préciser que cet enregistrement a eu lieu assez tôt dans la production du film, au moment où il devait encore être un court-métrage.
Nous avons cherché à susciter un sentiment d’étrangeté chez le spectateur qui découvrirait le film amateur pour la première fois, une atmosphère particulière, qui suggère que les images ne sont pas totalement innocentes. Je voulais que l’expérience ait quelque chose d’ennuyeux ou de perturbant, pour que le spectateur ne puisse pas être entièrement à son aise dans le récit. Au moment où nous l’avons enregistrée, j’étais très influencé par les films de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, en particulier Du Pôle à l’équateur, où les images de populations « exotiques » (observées à travers le regard d’un officier colon) sont associées à une bande-son dérangeante, presque nauséeuse. J’ai trouvé l’effet intéressant, et plus intéressant en tout cas que le cliché du piano qui accompagne généralement les images d’archives. Par ailleurs, Filme Particular se déroule en grande partie dans un environnement virtuel, avec de nombreuses scènes entièrement silencieuses à la base. J’en avais conscience, mais je voulais que ces moments silencieux soient quand même signifiants, au-delà de la seule absence de son. Dans la seconde partie du film, la bande-son cherche aussi à souligner les gestes du « narrateur », ce personnage quasi-fictif que j’ai créé et qui mène cette recherche.

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

Brésil / 2022 / Couleur / 91’

Version originale : portugais, anglais
Sous-titres : anglais
Scénario : Janaína Nagata, Clara Bastos
Image : Bruno Risas
Montage : Clara Bastos
Musique : Mariana Carvalho
Son : Gustavo Veluttini
Production : Julia Alves (Sancho&Punta), André Manfrim (Filmes de Taipa).

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE