Jorge Leon
« Février 2020, un homme témoigne. Sa parole, recueillie par un inspecteur, rend compte d’une logique d’aliénation implacable dans laquelle il est pris depuis son arrivée en Belgique en 2015. La toile de fond de ce calvaire : Bruxelles, capitale de l’Europe, une ville en construction. » Ainsi Jorge León présente-t-il ce bref film de commande. Sans prétendre rien nous révéler des horreurs pratiquées dans nos frontières normalement régies par la loi, il fait le choix de la sobriété, de l’évocation suggestive, par une suite de plans d’un chantier désert, alors que le récit de ce travailleur fantôme se déroule en off.
(Jean-Pierre Rehm)
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UNDER CONSTRUCTION
Jorge León
Entretien avec Jorge Leon
Votre film se base sur un rapport de justice. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce document ? Comment en avez-vous appris l’existence et décidé de l’adapter ?
Il s’agit d’un témoignage recueilli dans le cadre d’une procédure judiciaire nécessaire pour toute personne désireuse d’entamer les démarches afin d’être reconnue comme
victime de la traite des êtres humains. Sans cette déclaration obligatoirement signée par le ou la plaignant.e la procédure ne peut être activée. Le film fait suite à un film précédent intitulé 10 Min., réalisé en 2009, à travers lequel j’ai découvert l’existence de ces feuilles d’auditions judiciaires. Dans le cas de 10 Min., il s’agit du témoignage d’une jeune femme embarquée malgré elle dans un réseau de prostitution particulièrement violent. En 2020, en pleine période de confinement, j’ai été contacté par un des centres d’aide aux victimes de la traite des êtres humains en Belgique – le Centre Pag-Asa – qui m’a proposé de penser un film empruntant ce même procédé dans le souhait de pointer, cette fois, la situation préoccupante dans le milieu- très genré- de la construction. J’ai accepté de répondre à la demande car cette situation fait écho aux politiques extrêmement préoccupantes menées en Belgique et plus généralement en Europe en matière de migration. A l’heure où je vous écris, des centaines de personnes sont enfermées dans l’église du Béguinage à Bruxelles, elles poursuivent une grève de la faim à laquelle les autorités restent sourdes. La plupart de ces personnes sont en séjour illégal en Belgique alors qu’elles y travaillent depuis de nombreuses années sans reconnaissance légale et donc sans permis de travail. Ce déni de leur existence et de leur contribution à l’économie du pays conduit inévitablement à des abus de la part de certains employeurs qui tirent profit de cette précarité. A travers la singularité d’un parcours, Under Construction pointe un symptôme comme une conséquence directe d’une certaine politique migratoire.
Vous faites lire ce rapport, plutôt que de faire parler le témoin qui s’y exprime. Pourriez-vous expliquer ce choix ?
Les procès verbaux d’audition sont rédigés par des inspecteurs de police ou, dans ce cas-ci, par des inspecteurs des services de sécurité sociale. Ce document est rédigé
par un fonctionnaire, la parole du plaignant est déjà transformée, ce qui confère au témoignage une qualité particulière. Les mots utilisés, les formulations sont colorés
par cette médiation. Il m’a semblé plus juste de conserver cet aspect-là de la déclaration, d’exposer les faits dans leur précision sans exposer la personne. Par ailleurs, je n’ai pas le droit de rencontrer le plaignant. Son identité est maintenue secrète pendant toute la durée de la procédure. Les documents qui m’ont été fournis ont été « anonymisés » mais tant pour 10 Min. que pour Under Construction les plaigant.e.s ont marqué leur accord pour que le film existe. En réalisant ces deux films à plus de dix ans d’intervalle j’ai été amené à lire de nombreuses feuilles d’audition et je suis frappé par la logique de terreur, par la tentative de déshumanisation mise en place. J’en arrive au constat que la traite des êtres humains répond à une certaine méthode qu’il est important de mettre en lumière. Les centres d’aide aux victimes de la traite s’emparent de ces deux films afin de sensibiliser les professionnels travaillant en lien direct avec cette problématique. Leur but est de tenter d’identifier et de démonter ces mécanismes afin défendre au mieux les victimes.
La majeure partie du film montre des chantiers vides. Pourquoi avoir choisi ce matériel visuel-là ?
La question de l’anonymat est omniprésente tout au long du processus. Il m’a semblé plus juste de filmer des lieux de travail dénués de toute présence humaine afin de
laisser la place à une parole trop souvent confinée aux salles d’audience des Palais de Justice. J’ai essuyé de nombreux refus avant de trouver une entreprise qui m’autorise à filmer sur un chantier en connaissant le sujet du film. La crainte d’une confusion entre les lieux évoqués dans le témoignage et le lieu filmé a suscité des réticences révélatrices… Je souhaitais inscrire la ville, la Cité, au coeur du film. J’ai finalement été autorisé à filmer dans le centre de Bruxelles, sur un chantier qui m’offrait des vues « imprenables » sur la capitale de l’Europe…Ceci dit, quand bien même j’aurais souhaité filmer les ouvriers au travail, cela m’était formellement interdit excepté pour la séquence finale qui réunit des ouvriers de la Ville de Bruxelles travaillant sur un autre chantier emblématique: La Bourse. Ces ouvriers ont marqué leur accord, en signe explicite de solidarité.
Propos recueillis par Nathan Letoré.
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Fiche technique
Belgique / 2020 / 12’
Version originale : français.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Jorge León.
Image : Thomas Schira, Jorge León.
Montage : Marie-Hélène Mora.
Son : Gianluca Kegelaert Baccaro, Vincent Nouailles, Antoine Citrinot.
Production : PAG-ASA ASBL.
Distribution : François Rapaille (CBA).
Filmographie : Mitra, 2018. Before We go, 2014. Vous êtes servis, 2010. Between two chairs, 2007. Vous êtes ici, 2006. De sable et de ciment, 2004.
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