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HAVE YOU SEEN THAT MAN ?

Yotam Ben-David

Yotam Ben David
Un champ, la nuit. Un homme étendu mort. Les yeux écarquillés, de jeunes garçons contemplent son cadavre, leur torche illuminant la pénombre tombante. La nuit, une torche, un regard d’enfant : tout ce dont Yotam Ben-David use pour se lancer à la recherche de la vérité. Tour à tour, un garçon toque aux portes du village et demande aux femmes qui lui ouvrent si elles connaissent cet homme. Autant de réponses que de femmes, autant de registres narratifs, autant de vérités alternatives, successives, ou complémentaires. En mosaïque, les destins qui attendent un villageois : anthropologie historique d’un village en noir et flamme.
(Nathan Letoré)

Entretien avec Yotam Ben-David

Votre film est construit autour de la mort d’un homme et de l’enquête que mène un enfant à ce sujet. Pourquoi était-il important que ce soit la figure d’un enfant qui mène l’enquête ?

Des circonstances très étranges et fortuites sont à l’origine de ce film. Lorsque j’assistais au FIDMarseille en 2018, mon film Thunder from the Sea a remporté le prix de la Fondation Culturelle Meta qui consistait en une résidence de 10 jours pour tourner un film dans le petit village de Slon en Roumanie. Jusqu’alors, tous mes films se déroulaient dans la région où j’ai grandi, en hébreu et avec mes amis et ma famille en guise d’acteurs. Comme je n’étais jamais allé en Roumanie, pays que je ne connaissais qu’à travers le cinéma, c’était une nouvelle aventure pour moi. Dix jours ne nous auraient pas suffi pour connaître la région ou sa population, par conséquent j’ai essayé de faire le plus de recherches que possibles à distance. En un sens, il était évident que le film prendrait la forme d’une enquête.
Comme j’avais quelques mois pour me préparer pour ce nouveau territoire, j’avais commencé à développer un scénario s’appuyant sur mes quelques connaissances du lieu. Mais dès mon arrivée, on m’a dit qu’il était interdit de tourner à l’endroit où je voulais, et sur lequel reposait tout le scénario. Après plusieurs tentatives de relocalisation et de réécriture, je me suis rendu à l’évidence : je devais complètement abandonner le scénario que j’avais préparé, et écrire quelque chose de nouveau – sachant que le tournage aurait lieu dans à peine quelques jours.
Lors de mes tentatives pour tourner l’ancien scénario, je suis passé de jardin en jardin et j’ai parlé à plusieurs vieilles dames. C’est même ainsi que j’ai fait la connaissance de Daniel – l’acteur principal du film, ainsi que sa de grand-mère. J’étais fasciné par l’expression de son visage et la sagesse de son regard, et j’ai immédiatement su que je voulais qu’il joue dans le film.

Nuit et torches sont des éléments essentiels de votre film. Pourquoi avoir choisi un tel dispositif de tournage de nuit, avec le feu comme source de lumière principale ?

Les thèmes de la lumière et de l’obscurité dominent dans d’autres de mes films. Je crois que je m’intéresse à l’interaction entre ce que l’on cache et ce que l’on montre. En particulier ici – je voulais faire un film qui parle du processus d’interprétation, qui consiste à trouver du sens à partir d’éléments aléatoires. Pour moi, le film traite de l’acte de conter des histoires, de trouver du sens lorsqu’on combine différents éléments ensemble, des liens qu’on établit entre deux éléments contigus.
Je me suis intéressé à l’effet que ce jeu d’ombre et de lumière aurait sur le spectateur dans le cadre de ce processus de découverte. J’aimais l’idée de lumières qui circulent dans le village et comment on tente d’interpréter ce qu’on voit à chaque instant. Comment l’image change à chaque fois, révélant d’autres détails qui nous permettent de comprendre qu’on avait peut-être tort l’instant d’avant. Nous sommes en permanence dans cette démarche de comprendre ce que l’on voit, même si on ne cesse de douter de notre perception, ce que je trouve particulièrement intéressant. C’est également une sorte de métaphore de mes propres questionnements, de ma découverte de ce nouveau lieu auquel je suis étranger.

Tandis que les femmes répondent aux questions de l’enfant sur le pas de la porte, la
caméra s’aventure petit à petit dans les différentes maisons pour en révéler l’intérieur, éclairé par une torche. Pourquoi ce choix ?

Le plus beau dans cette courte visite a été de parler aux villageois, en particulier aux vieilles dames. Nous sommes allés de maison en maison à la recherche d’actrices et d’histoires du coin. Assis dans les petites chambres où les grands-mères du village vivent, je me suis intéressé à la décoration de ces lieux qui respirent l’humilité. Généralement outre un lit simple et un réchaud, il y avait un mélange de broderies faites main, une iconographie chrétienne ainsi que des photos et des appareils électroniques plus modernes et contemporains. Ce mélange m’a semblé représenter parfaitement ce village et la tension entre les traditions du passé et l’influence de la technologie. Ce qui avait trait à l’autre thème principal du film : le temps. Le film traite du déclin, des cultures et de l’oralité qui disparaissent ainsi que du combat incessant entre tradition et modernité. Dans ces demeures, ces contradictions sont flagrantes : dans un coin on trouve une vieille croix ou une couronne d’épines, dans un autre un réveil électrique – et dans un troisième coin un hologramme encadré datant des années 80, autant de reliques de différentes périodes.

Vous montrez le voyage de cet enfant à travers des gros plans des lieux par lesquels il passe, dans lesquels il reste hors champ. Pourquoi vouloir montrer le village de manière si fragmentée, avec quelques animaux mais sans la moindre présence humaine ?

Quand j’ai compris que je devrais écrire un nouveau scenario en peu de temps, j’ai cherché toute sorte de sources d’inspiration, dont la mythologie roumaine. Je savais que je voulais jouer avec la frontière entre le réel et le mystique et dans une des histoires qu’on m’a racontées, il y avait une créature qui se transformait en bel homme qui apparaissait la nuit aux filles pour les séduire. Il existe de nombreuses variantes de cette histoire et nombre de détails, mais j’ai été particulièrement marqué par la description de ce personnage qui descend par la cheminée tel une boule de lumière ou de feu pour prendre ensuite l’apparence d’un homme, seulement visible de ces jeunes filles. J’ai voulu développer cette idée, pour jouer avec la forme et l’absence de forme de cet enfant, dont on ne saura jamais s’il existe vraiment ou s’il s’agit d’une créature mythique errant dans le village la nuit, frappant aux portes – un garçon ou une boule de feu éphémère en pleine nuit.
Je tenais également à montrer le village à travers de petits détails. C’est un endroit où les gens et la nature se mêlent et partout il y a des animaux et des arbres fruitiers. Ça m’a fait penser à une version sombre et inversée du jardin d’Éden, peut-être après que tous les hommes en ont été exclus. En règle générale, j’y ai ressenti un profond sentiment biblique, peut-être en raison de la présence de symboles chrétiens partout, ou en raison de l’atmosphère médiévale des maisons et de l’agriculture locale qui continue d’appliquer des méthodes ancestrales, ou bien parce que je suis juif dans un endroit qui n’en a pas connu depuis bien longtemps – je ne saurais le dire, mais la bible en tant qu’ensemble esthétique d’idées a aussi joué un rôle sur place.

La fin rompt avec le dispositif précédemment établi : pourquoi avez-vous tenu à terminer sur ce lieu ?

Le film tout entier repose sur l’impression initiale d’un lieu tel que vu brièvement par un visiteur. La matière avec laquelle je travaillais relevait d’une expérience sensuelle du lieu. La plupart des hommes et des jeunes ont soit quitté le village pour travailler à l’étranger, soit ils prennent le bus tôt le matin pour travailler dans les grandes villes. La journée, il ne reste au village que ces femmes fortes qui s’occupent de tout et travaillent aux champs, ainsi que les enfants qui traînent dans les rues et s’ennuient. Mais à la nuit tombée, on entend résonner dans toute la vallée la musique et les fêtes, chaque soir à un endroit différent – des instruments de musique, ça danse, ça boit, jusque tard dans la nuit. Ce contraste entre déclin et vivacité était très fort et je voulais qu’on retrouve ces deux extrêmes dans le film. Qu’il commence avec une image très forte de mort et de déclin, mais qu’il se termine sur la danse circulaire de la vie.
Le film joue avec des structures circulaires et répétitives. À l’inverse d’une nouvelle, j’ai plutôt envisagé ça comme une chanson folklorique – avec des couplets qui se répètent. J’avais en tête ces chansons folkloriques où la répétition crée une accumulation et qui souvent à la fin sous-entend un recommencement. L’homme au bar suggère que peut-être nous assistons au commencement, ou bien qu’il est ressuscité. Puis cette danse – sur laquelle on est tombés presque par hasard – est une incarnation si puissante de cela – regarde-t-on les événements temporels se dérouler de façon linéaire ou plutôt comme un cercle, une danse qui se répète encore et toujours.

Propos recueillis par Nathan Letoré

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Fiche technique

France, Roumanie / 2020 / 15’

Version originale : roumain.
Sous-titres : anglais, français.
Scénario : Yotam Ben-David.
Image : Ana Draghici.
Montage : Yotam Ben-David.
Son : Flora Pop.
Avec : Adrian Dragoi, Daniel Manta, Vladut Manta, Ionut Manta.
Production : Jérôme Blesson (La Belle Affaire Productions), Eva Pervolovici (META Cultural Foundation).
Distribution : Jérôme Blesson.
Filmographie : Thunder from the sea, 2018. Long Distance, 2015. Remains, 2013.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR