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HER NAME WAS EUROPA

Anja Dornieden, Juan David Gonzales Monroy

Anja Dornieden Juan David Gonzales Monroy
Si les aurochs, espèce éteinte au 17 eme siècle, sont les ancêtres des bovins d’aujourd’hui, certains auront souhaité ressusciter ces animaux au prestige mythique. Lutz Heck, un zoologue Allemand et proche de Herman Göring, avec qui il partageait la passion de la chasse et le songe de repeupler les forêts d’Europe de ces bêtes cornues, s’y est employé. Avec photos manipulées à vue par leur soin, glissement d’intertitres sur transparents, toute une approche documentaire dont le sérieux est le garant d’une profonde ironie critique jamais déclarée, le couple de ces cinéastes méticuleux nous fait traverser les ouvrages illustrés de ce savant bien particulier. Mais aller aussi à la rencontre de scientifiques d’aujourd’hui, au Pays-Bas, qui cultivent semblable rêve. Méditation sur celluloïd (autre espèce en voie de disparition) sur la survivance, ce film ne boude jamais, pour notre plus grand plaisir, les puissances de la beauté, fussent-elles fantomatiques.
(Jean-Pierre Rehm)

Entretien avec Anja Dornieden et Juan David Gonzales Monroy

Vous vous intéressez à l’extinction des Aurochs et aux tentatives au XXe siècle de recréer l’espèce artificiellement. Comment est né ce projet ?
Nous avons entendu parler du projet de reconstitution de l’espèce entrepris par les frères Heck pour recréer les Aurochs en Allemagne. Leur projet avait reçu le soutien du régime Nazi mais la guerre y a mis un terme. Toutefois nous avons découvert qu’on trouvait encore des descendants des aurochs « reconstitués » (désormais appelés aurochs de Heck) à différents endroits en Allemagne. Notre première réaction a été d’aller voir ces vaches. Nous avons trouvé un petit troupeau privé à Thüringen et nous avons décidé de le filmer. Nous nous sommes tout d’abord dit que ça pourrait suffire pour faire un film, mais nous nous sommes vite rendu compte qu’on ne pourrait pas vraiment comprendre en quoi ces bovins étaient différents ou exceptionnels par rapport à d’autres bovins domestiques. Nous en sommes arrivés à la conclusion qu’on devait faire plus de recherches et trouver plus de bêtes pour voir s’il serait possible de se rapprocher des bovins originels. Le propriétaire du troupeau nous a fait entrer en contact avec Willi Schmidt, qui gardé aussi des aurochs de Heck et se faisait appeler « l’homme qui murmurait à l’oreille des vaches ». À cette période, nous avons eu vent de la Taurus Foundation et de leur projet aux Pays-Bas pour tenter de reconstituer de nouveaux aurochs. Étudier ce nouveau projet nous a permis de voir à quoi ressemble une expérience de ce type en l’état actuel des connaissances et de la technologie. Ce projet nous a également permis de ramener ces événements historiques dans le présent afin d’explorer
à quel point les interventions humaines sur les écosystèmes ont (ou n’ont pas) changé avec le temps.

Vous procédez à une enquête où interviennent éléments historiques liés au passé nazi allemand et recherches actuelles sur les espoirs de recréer une espèce disparue. Comment avez-vous travaillé la conversation entre deux époques aux fondements idéologiques si opposés ?

Nous avons découvert un livre écrit par Lutz Heck intitulé Animals – My Adventure (Tiere – Mein Abenteuer). Dans cet ouvrage, tout comme le projet de reconstituer l’espèce des aurochs, il raconte son expérience pour chasser et rassembler des animaux partout dans le monde afin de les ramener au Zoo de Berlin. Ces histoires s’accompagnent de photographies des bêtes. Nous nous sommes dit que ces images et la façon dont elles étaient présentées en disaient long sur sa position et son rapport aux autres animaux. Nous avons décidé d’utiliser le livre et ces photographies tout au long du film comme une sorte de passerelle nous permettant en permanence de ramener le passé dans le présent. De plus, l’ouvrage ne parle pas du lien de Heck avec les Nazis et de leur soutien à ses projets. Donc nous avons ressenti le besoin d’inclure cette information. Cette omission est révélatrice de la façon dont les idéologies tentent de supprimer le passé pour créer le présent. Pour nous, il était important de montrer que le passé ne disparaît pas et qu’ila un impact sur le présent même lorsqu’il est caché, ignoré ou redoré.

Vous exposez les ressorts de la fabrication du film tels que les problèmes liés à la pellicule et les questions de choix scénaristiques. Pourquoi ce parti pris ?
Nous savions qu’une fois qu’on se concentrerait sur les aurochs, nous traiterions plus d’une idée que d’un animal réel. L’animal a complètement disparu au XVII° siècle et personne de nos jours n’en a jamais vu, donc notre film allait devenir une sorte de portrait impossible. En d’autres termes, dès le début notre film était voué à l’échec car nous ne pouvions pas montrer de vrais aurochs. De fait, nous avons décidé d’être transparents vis-à-vis de cet échec annoncé. Nous tenions à rendre compte dans le détail de notre tentative de faire quelque chose qui n’allait pas marcher, en tout cas pas dans le sens de créer quelque chose de complet ou d’exhaustif. Cela nous semblait également refléter les processus que les scientifiques et les artistes rencontrés avaient traversé en essayant de créer une image complète de l’animal. Malgré la connaissance ou les outils à leur disposition, ils n’engendreront jamais de vrais aurochs. Ils composent tous avec des interprétations, soit des données, soit des fossiles, soit des peintures.

Vous avez opté pour un noir et blanc crayeux. Pour quelles raisons ?
Les première images que nous avons tournées étaient en noir et blanc et en 16mm. Nous avons pour habitude de travailler en pellicule et à l’époque où nous commencions le projet, il nous restait des bobines en noir et blanc. Notre idée première était de filmer le petit troupeau de Heck en noir et blanc et de faire un développement manuel. Quand on a découvert le livre de Lutz Heck et qu’on a vu ses images d’animaux en noir et blanc, ce choix s’est imposé à nous. Qui plus est, comme je vous le disais, comme nous savions que notre film allait être incomplet, il nous a semblé juste d’utiliser un format qui laisse de côté certaines informations. Le film a été tourné en 16mm. La pellicule argentique est votre outil de travail. Vous êtes très engagés par ailleurs dans le Labor Berlin, dédié au travail autour du film argentique.

Quels sont pour vous les enjeux aujourd’hui de tourner en pellicule ?
Nous avons tendance à dire que nous aimons la pellicule parce que c’est une matière vivante, dans le sens organique du terme, qu’on peut toucher et avec laquelle on peut
interagir physiquement, mais également parce qu’elle semble avoir son propre libre arbitre. Mais de nos jours, il nous semble que la pellicule est vivante parce qu’elle est moribonde. Pas seulement au niveau commercial. Chaque bout de pellicule est en état de décomposition constant, ce que l’on peut constater avec nos yeux et nos mains. La pellicule se meurt devant nous et c’est un aspect empirique important de nos jours. Tellement de choses qui nous entourent meurent et disparaissent à l’abri des regards, et on n’en ressent les effet que bien plus tard. Mais pour nous, travailler la pellicule et la voir disparaître petit à petit nous rappelle la précarité de notre situation d’êtres vivants. Si nous prenions soin de la pellicule, nous pourrions en prolonger la vie et lui donner une utilisation collective. Mais elle
doit passer par un processus naturel qu’on ne peut ignorer. Être témoin de ce processus est important pour nous.

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

Allemagne / 2020 / 76’

Version originale : anglais, néerlandais.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Anja Dornieden, Juan David González Monroy.
Image : Anja Dornieden, Juan David González Monroy.
Montage : Anja Dornieden, Juan David González Monroy.
Son : Anja Dornieden, Juan David González Monroy, Christian Obermaier.
Production : Anja Dornieden (Ojoboca GbR), Juan David González Monroy (Ojoboca GbR).
Filmographie : Enthusiasm, 2021. The Skin Is Good, 2018. Comfort Stations, 2018. Heliopolis Heliopolis, 2017. The Masked Monkeys, 2015. Wolkenschatten, 2014. Gente Perra, 2014. Come and dance with me, 2013. A flea’s skin would be too big for you, 2013. Eigenheim, 2012. The Handeye (Bone Ghosts), 2012. Oro Parece, 2012. Awe Shocks, 2011.

ENTRETIEN AVEC LES RÉALISATEURS