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BIR SAVUNMA
A DEFENSE

Aylin Kuryel

Aylin Kuryel
« En 2016, des centaines d’universitaires ont signé une pétition pour demander l’arrêt des violences étatiques auprès des Kurdes en Turquie. Ils ont été accusés de propagande terroriste. Une Defense fait le portrait d’une de ces universitaires qui s’entraine à plaider avant sa parution devant la cour en 2019. Sa maison devient le décor d’un psychodrame où elle joue tour à tour l’État, la juge, l’universitaire et la cuisinière. Autoportrait d’un genre particulier, il souligne comment l’État s’immisce chez quelqu’un, le forçant à s’inventer des mots, un corps et ses gestes. »
Aylin Kuryel

Entretien avec Aylin Kuryel

Vous mettez en scène la préparation de votre défense pour une comparution à venir qui implique d’incarner toutes les parties prenantes du jugement. Comment vous est venue l’idée de ce dispositif ?

Un groupe d’universitaires a créé Academics for Peace en 2012 en Turquie afin de contribuer au processus de paix actuellement en cours entre le gouvernement et les Kurdes. Nombre d’activités ont ainsi été organisées depuis. En 2016, la pétition lancée par Academics for Peace, “Nous ne serons pas impliqués dans ce crime !”, a été signée par 1 128 universitaires de différentes villes et universités en réaction aux violations des droits humains et aux morts de civils qui ont suivi l’interruption du processus de paix. Il s’agit d’une nouvelle période sombre pour la Turquie avec peu de place pour réagir dans la partie occidentale du pays. Signer cette pétition n’était qu’une façon de faire entendre nos voix pour la paix. Peut-être aussi un moyen de se rassembler, alors que les rues faisaient de plus en plus l’objet de restrictions. Peu après, les signataires ont été incriminés et jugés pour propagande terroriste. Nombre d’entre eux ont eu un lourd tribut à payer. Des centaines d’universitaires ont été renvoyés de leur université et n’ont plus eu la possibilité de retrouver du travail. Certains ont fini en prison ; des centaines d’autres n’ont plus le droit de travailler ; tous ont été confrontés à une justice individualisée. A Defense donne à voir une partie très ciblée et personnelle de ce processus long et compliqué : moi qui me prépare à ma défense pour ma comparution en 2019, en tant que signataire et universitaire de Turquie travaillant à l’étranger. Nous enregistrions le processus de préparation à la défense sans penser que cela puisse donner un film ultérieurement. Et c’est bien plus tard, lors du montage, que j’ai réalisé comment chacun est forcé de trouver des méthodes pour être capable de se défendre contre la loi : essayer de sous-entendre des choses sans vraiment les nommer, s’identifier stratégiquement à l’adversaire et mettre en scène l’avenir.

Vous créez un espace de répétition qui n’est pas sans faire penser à celui d’une actrice. Pouvez-vous commenter ?

Le temps de préparation à la comparution m’a fait penser aux « oraux blancs » qu’on organise avec les camarades avant nos soutenances, pour lesquels on joue le rôle du jury et des défendants. Sauf qu’ici, on n’a pas face à soi un comité universitaire qui vous pose des questions sur votre recherche, mais l’Etat qui tente de vous intimider et veut entendre vos remords. Créer un espace de répétition et se poser en tant qu’actrice qui incarne plusieurs rôles donne un certain pouvoir. Ça n’aide pas seulement à se préparer mais aussi à se moquer de la situation. Il y a également la question de la mise en scène de cette répétition dans le cadre d’un film, ce qui donne lieu à d’autres questionnements : Comment établir un lien entre une micro-histoire et l’histoire collective, même très fragmentée ? Comment alterner entre voix personnelle et voix collective ?

Vous mettez en parallèle les étapes de la préparation d’un plat dans l’intimité de votre appartement et celle de votre défense publique. Pourquoi ce parti pris de mise en scène ?

Différentes expériences sont ressorties de ce long processus de violation des droits des universitaires, qui réagissaient eux-mêmes à la violation des droits des citoyens kurdes. Je peux parler de l’absurdité avec laquelle l’Etat rentre par effraction chez une universitaire, pour la contraindre à changer son discours, son corps et ses gestes. Il se trouve que je préparais un gâteau mosaïque lorsque je jouais le rôle du juge et me préparais aux éventuelles questions du tribunal. Le biscuit s’est brisé en morceaux, au fur et à mesure que j’essayais de rassembler les bouts de mes souvenirs. C’est une image à la fois terre-à-terre et symbolique. Elle permet sans doute d’évoquer que ce sont des moments où la présumée frontière entre le domaine privé et public, entre l’intime et la bureaucratie, entre le personnel et le collectif s’estompe davantage.


Pourquoi avez-vous choisi d’user d’un régime d’images vernaculaire et amateur ayant trait aux journaux filmés ?

Il est totalement absurde d’être accusé de propagande terroriste pour avoir signé une pétition qui réclame la fin de la violence et la paix, bien que ce ne soit guère surprenant étant donné le climat politique. La colère qui en découle motive peut-être à consigner le processus, comme une forme d’intervention, afin d’en révéler l’absurdité. Par conséquent, le film relève davantage du journal visuel griffonné que d’une mise en scène préparée, où la caméra ne parvient pas à faire parfaitement le point tout le temps, la webcam de l’ordinateur portable donne un certain grain quand elle bouge sur les genoux, et on ressent le besoin de prendre des notes sans savoir quelle en sera la finalité. Se préparer à faire face à « la loi » n’est pas sans son lot de tension, de désordre et d’incertitudes. Les hésitations visuelles, émotionnelles et politiques, et parfois l’autocensure qu’on s’inflige sans même s’en rendre compte, sont au cœur de ces moments. J’ai monté le film dans un effort de préserver cet élément qui en constitue le cœur, autant que faire se peut.

Pouvez-vous nous renseigner sur la situation des intellectuels et universitaires aujourd’hui en Turquie, et plus précisément sur l’issue des jugements liés à cette pétition pour la paix que vous et vos pairs avez signée ?

Après des années de procès, en juillet 2019, la Cour constitutionnelle de Turquie a rendu un jugement selon lequel le droit d’expression des signataires avait bien été violé. Bien que la plupart des universitaires aient été acquittés depuis, ils n’ont pas pu reprendre une vie professionnelle. Comme nombre d’autres violations des droits en Turquie, la lutte sera longue pour rattraper les années où les universitaires ont été menacés, ont fait l’objet d’enquêtes judiciaires et administratives, ont été renvoyés de leur travail, ont vu leur passeport confisqué, voire ont été forcés de quitter le pays. Mais récemment, la Cour européenne des droits de l’homme a demandé « des comptes » à la Turquie concernant certains dossiers d’universitaires licenciés. Cela présage peut-être d’une décision plus forte à venir. En attendant, ces dernières années, on a vu naître des réseaux de solidarité créés par les universitaires, ainsi que de nouveaux combats contre les politiques néolibérales et tyranniques dans les universités, la dernière en date étant la forte opposition des étudiants et du personnel de l’Université du Bosphore contre la nomination du recteur par le gouvernement. En bref, la lutte continue.

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

Turquie, Pays-Bas / 2021 / 16’

Version originale : turc.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Aylin Kuryel.
Image : Fırat Yücel.
Montage : Aylin Kuryel.
Son : Aylin Kuryel.
Production : Aylin Kuryel (Aylin Kuryel).
Filmographie: The Balcony and Our Dreams, 2020. CemileSezgin, 2020. Heads and Tails,
2019. Welcome Lenin, 2016. Dreams of Military Service, 2016. Aysegul
in Rebellion, 2010. Taboo, 2008.