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LA ROUTE DE CAYENNE
THE ROAD TO CAYENNE

Christophe Clavert

Christophe Clavert
Après Little President (FID 2020), Christophe Clavert reste fidèle à la tradition des opprimés et aux plaisirs de la dialectique. Premier tableau, en extérieurs : évadé d’un centre de rétention administrative, un jeune Africain sillonne les campagnes de France dans l’espoir, malgré la police à ses trousses, de gagner Paris. Second tableau, en contrechamp intérieur : dans un appartement parisien de la fin du XIXe siècle, sous l’oeil exotique et indifférent d’un perroquet flaubertien, trois bohèmes commentent en s’enivrant une actualité politique mouvementée. Fantaisie buissonnière et bouffonne, La Route de Cayenne n’en fait pas moins le constat amer, et très sérieux, d’une persistance politique à travers les âges : celle d’une République coloniale dont Cayenne et son bagne seraient la capitale inavouée.
(Cyril Neyrat)

Entretien avec Christophe Clavert

Little President (FID 2020) s’attachait à la figure de Khalid Mansour, journaliste et réfugié dans la jungle de Calais, et se terminait par un rappel de l’histoire coloniale. Il semblerait qu’ici vous en prolongiez le geste. Vous y jouez du champ contrechamp entre, aujourd’hui, un réfugié en fuite sur les routes, et un intérieur parisien de 1894. Comment s’est écrit ce film ? Pourquoi cette année précisément ?

C’est le hasard, ou du moins les circonstances de production qui ont fait que ces deux films se suivent dans leurs présentations publiques. En fait les deux ont été terminés en même temps, début 2020. Mais le scénario de La Route de Cayenne était très antérieur au projet de Little President. Il a été écrit il y a sept ou huit ans et est resté, comme on dit, au fond d’un tiroir faute de trouver l’argent pour le tourner.
L’origine du film est une nouvelle de Maupassant, Le Vagabond, qui raconte le parcours d’un charpentier normand parti chercher du travail ailleurs en France et qui n’en trouvant pas mendie pour pouvoir retourner chez lui. Une autre nouvelle de Maupassant, Le Voleur, a donné le cadre général de l’autre partie, en intérieur (rien n’indique qu’il soit particulièrement parisien !), avec les trois bohèmes anarchisants. Et c’est des premières pages du Jardin des supplices d’Octave Mirbeau que viennent les dialogues de cette partie. Enfin, c’est par le sujet de ces dialogues – le rapport entre violence et État – que l’idée est venue d’évoquer l’assassinat du président Sadi Carnot par le jeune anarchiste italien Sante Geronimo Caserio en 1894. Les deux périodes historiques évoquées dans le film, les débuts de la Troisième République et l’époque actuelle, ont ceci de commun que, bien que la société y soit gouvernée par des États démocratiques, on y observe un fort recul des libertés civiles et sociales. C’est, dans la Troisième République, le moment des lois dites « scélérates », la répression contre l’extrême gauche et notamment contre les anarchistes. C’est aussi une époque de forte contestation sociale. Un moment où la classe politique est remise en cause du fait de sa corruption et de son affairisme. Et c’est enfin une période de montée en puissance du nationalisme et d’une xénophobie liée à l’immigration (comme l’a décrit Gérard Noiriel dans son livre Le Creuset français). L’assassinat de Carnot sera d’ailleurs un nouveau prétexte de lynchages contre des immigrés italiens dont il y a déjà plusieurs exemples dans les années précédentes. Concernant les faits historiques cités dans la partie XIXe rien n’est inventé. L’article du Petit Journal est cité tel quel. Et il n’a rien à envier au populisme démagogique de certains médias d’aujourd’hui.

Vous introduisez une dimension comique, vous êtes vous-même acteur, et les personnages jouent sur différents registres de jeu. Pouvez-vous commenter ces partis pris ?

Le comique n’était pas tout à fait absent de Little President, même si c’était en mode mineur, et il était déjà présent de manière plus directe dans d’autres de mes films comme dans Mon coursier hors d’haleine. La dimension satyrique existe déjà dans les dialogues de Mirbeau. Concernant les registres de jeux, j’ai toujours aimé les objets hétérogènes et je ne crois pas à la transparence du jeu. Même si cela peut déconcerter, j’aime le relief, disons musical, qu’amène l’alternance entre différents registres. Je l’admire dans la dernière période de Renoir (Le Testament du docteur Cordelier, Le Déjeuner sur l’herbe, Le Petit Théâtre de Jean Renoir…), qui le maîtrise je crois mieux que personne. J’ai déjà joué dans plusieurs de mes films, dès le premier en fait. Bien sûr uniquement pour des raisons pratiques : cela fait une personne en moins dont il faut gérer le planning et une personne de moins à payer, grandes économies de temps et d’argent…

On y rencontre des animaux, chat, chien, et surtout un perroquet. Comme des commentateurs muet ?

Comme regards extérieurs en tout cas, car il ne sont pas tout à fait muets, qui questionnent par leurs présences l’attitude et les comportement des humains. Les vaches tiennent aussi un large rôle. Et pour en revenir aux registres de jeux, les animaux en introduisent un autre, purement dans le mouvement. Ils ne trichent jamais et donc ne sont jamais faux. Enfin, en tous cas, les non-professionnels, comme c’est le cas ici ! L’idée du perroquet m’est venue par celui d’une tante, un gris du Gabon prénommé Poupée qui est une grande bavarde. Elle a un grand panel d’expressions comme « c’est bon ça » quand elle nous voit manger, « au dodo » quand elle a décidé que nous devions aller nous coucher, « oh la la » dans des circonstances diverses et encore bien d’autres. Enfin elle sait aussi chanter la Marseillaise ; ce que j’avais l’intention de lui faire faire dans le film au moment où les trois bohèmes, fins ivres, se lèvent et prennent les armes pour débusquer le fantôme. Mais évidemment il était compliqué de la faire venir sur le lieu de tournage. J’avais donc presque renoncé à la présence d’un perroquet quand nous avons trouvé Yagot, beaucoup moins bavard, du moins sur le tournage, mais très bon pantomime.

Le film développe une vision à rebours de l’histoire, où les temps se rejoignent. Pouvez-vous expliciter cette intention ?

Non pas à rebours de l’histoire mais dans une boucle temporelle. Disons que les réactions, attitudes face à certains évènements se répètent. Qui ne connait pas (son) histoire est condamné à la répétition. On trouve cela aussi bien chez Freud que chez Marx. Dans le film il s’agit plutôt d’une intuition car je n’avais aucune intention de vouloir dire. La construction relève plutôt d’une logique de rêve ou de cauchemar. Disons qu’il y a un intrus (qui n’est pas encore un cadavre) dans le placard et qu’il circule entre les époques. L’annonce peut-être d’un futur refoulé colonial.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

France / 2020 / 32’

Version originale : français.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Christophe Clavert.
Image : Emanuelle Le Fur.
Montage : Christophe Clavert.
Musique : Lucie Taffin.
Son : Jérôme Ayasse.
Avec : Facoro Coulibaly, Guillaume Coqui, Olivier Coulon-Jablonka, Arnaud Claude, Yanira Yariv, Bernard Meulien, Lucie Taffin, Juliette Taffin.
Production : Antoine de Clermont Tonnerre (Mact Productions).
Filmographie : Fenêtre sur cour, 2021. Little President, 2020. Une courte histoire de Khalid, 2019. C’était la jungle, 2018. Le menhir de Gobianne, 2018. Vendredi par exemple, 2015.
La fuite du jour, 2011. Mon coursier hors d’haleine, 2009. Un voyage en Italie, 2007. Souvenirs d’un voyage dans le Maroc, 2005. La bonne affaire, 2003.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR