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PATCHING TOPIAS

Louise Deltrieux

Louise Deltrieux
Crise du climat, destruction des milieux, les temps sont à l’inquiétude. Et les tentatives de vie alternatives pour y faire face abondent, tout comme les théories sur l’effondrement de l’ère industrielle qui se croisent et se contredisent : collapsologie, solastalgie, éco-anxiété… Mais comment y trouver son chemin ? Pour Louise Deltrieux, l’enquête intellectuelle et personnelle commence. Une investigation qui aboutira à cet essai allègre, en animation, à la fabrication artisanale revendiquée, comme en témoigne la modestie de ses dessins. Cette volonté affichée d’un low-tech résonne avec sa matière même, où se mêlent sources et points de vue en une seule voix, la sienne. Un film en forme de dialogue intérieur traversé par les doutes et toutes les « topies » du titre. Une expérience ici agencée en un patchwork vif et stimulant.
(Nicolas Feodoroff)

Entretien avec Louise Deltrieux

Artiste visuelle, vous avez notamment une pratique de film. Avec Patching Topias, vous nous emmenez sous forme d’enquête dans un voyage en collapsologie et autres théories d’effondrement de la civilisation industrielle. Votre intérêt pour ces questions ?
Un peu avant l’apparition de la collapsologie, je m’étais lancée dans des lectures sur l’écoterrorisme aux États-Unis à la fin des années 1990, et j’étais effarée de voir à quel point ces activistes avaient été criminalisés alors qu’ils défendaient un bien commun, les forêts. L’Earth Liberation Front a même été classé « menace terroriste domestique la plus élevée » par le FBI après le 11 septembre. Ces recherches, associées à la découverte du mouvement anti-civilisationniste, puis la lecture d’Effondrement de Jared Diamond, et enfin la rencontre avec des éco-activistes de Eugene pour mon film No Tree Will Fall, m’ont amenée à m’intéresser aux théories de l’effondrement. Parallèlement, j’étais en résidence sur une île au Canada, et j’ai commencé à filmer des personnes qui vivent off-the-grid (Welcome Home), et toutes avaient plus ou moins le même discours sur la trajectoire de notre civilisation, sans pour autant se définir comme survivalistes. À mon retour en France, j’ai lu le livre de Servigne et Stevens (Comment tout peut s’effondrer), et j’ai plongé tête la première dans la collapsologie, cette fois sur un plan vraiment personnel, sans projet artistique derrière, ça m’a beaucoup affectée. Puis j’ai décidé d’intégrer un troisième cycle de recherche en art, pour redonner un cadre à ces lectures, pour « en faire quelque chose », rediriger un minimum ce sentiment d’impuissance, et pouvoir prendre du recul sur ces théories, en me resituant en tant qu’artiste vis-à-vis de ces questions. C’est dans ce cadre qu’est né le film.

Vous empruntez ainsi la forme autobiographique et vous optez pour l’animation et le dessin au feutre. Selon quelles nécessités ?
Je suis allée chercher le médium qui me paraissait le plus simple d’accès, et le plus réconfortant, avec ce côté enfantin du feutre, pour mettre à distance la gravité des sujets qui sont abordés. Le recours au dessin me permettait aussi une plus grande liberté dans l’imaginaire, dans la fabrication des images. Pour la dimension autobiographique, je ne l’avais jamais utilisée dans mon travail, mais il se trouve que ce sujet m’a tellement impactée, jusque dans ma santé mentale, qu’il m’était impossible de parler de collapsologie sans parler aussi de ce chemin très personnel, que l’on se fraie à travers les théories de l’effondrement. Il m’importait de retranscrire ce parcours solitaire, qui ne pouvait passer que par une approche intime. Je voulais sortir de la forme documentaire que j’avais pratiquée avant, pour pouvoir proposer quelque chose de différent dans le paysage de la collapsosphère, à un moment où apparaissaient déjà pas mal de formats audiovisuels sur le sujet.

Le titre ? Faut-il l’entendre en résonance avec l’intérêt par ailleurs manifeste dans votre travail pour le tricot et ses enjeux contemporains ?
Le titre fait référence à plusieurs choses. Topia, c’est le lieu, le lieu qui n’existe pas dans l’étymologie d’u-topia. Il évoque donc la possibilité, non tant d’une utopie globale, monochrome et inatteignable, que d’une mosaïque de lieux disparates, des « patches », au sens où l’entend l’anthropologue Anna Tsing. Le patch en écologie désigne une zone homogène, un petit écosystème, qui diffère de son environnement. En anglais, le mot renvoie aussi bien à une parcelle de terre qu’à un morceau de tissu. C’est un terme qui fait référence à quelque chose d’à la fois fragmenté, isolé, mais aussi composable, ravaudable. Et donc le motif du patchwork, qui consiste à assembler des chutes éparses pour créer une forme nouvelle, apparaît comme un modèle souhaitable, comme une réponse à ce monde en miettes que nous laisse la collapsologie. Le patchwork a aussi été ma méthodologie de travail. Il s’agissait de recoller les morceaux, dans tous les sens du terme, mais aussi de rendre compte de cet état de confusion dans lequel nous place la collapsologie, qui peut être dépassé, si l’on s’émancipe de son récit monolithique, en le détricotant, et en rapiéçant tout cela pour se l’approprier et retrouver son agentivité. Et évidemment, la métaphore du patchwork me plaisait aussi pour sa dimension textile, puisque le tricot, dont je parle dans le film et qui occupe une place importante dans mon quotidien, fait désormais partie intégrante de ma recherche artistique.

C’est un film réalisé seule. Un geste de résistance ?
Je travaille toujours seule. Mais même quand je fais des films seule, il y a des gens dedans : je rencontre des gens, je les filme, il y a une ouverture vers l’autre. Ici, le recours au dessin m’a permis de faire un film sans avoir à sortir de chez moi. C’était une question de contexte, puisque l’idée de l’animation est arrivée pendant le premier confinement, et qu’il fallait faire avec les moyens du bord. Mais même sans ce contexte, je pense que j’aurais fait les mêmes choix, parce que c’était cohérent vis-à-vis de ma recherche, cette volonté d’autosuffisance. À ce moment-là, mon travail se télescopait complètement avec ce que l’on était en train de vivre, et je me suis demandée ce que pouvait être un cinéma effondré : quelles images peut-on fabriquer par temps d’effondrement ? L’intention était d’inscrire le film dans une démarche qui soit low tech, DIY, avec en effet une forme de résistance. J’ai dessiné sur une table lumineuse improvisée avec un tiroir de commode et ma lampe de luminothérapie, la voix off a été enregistrée dans un placard… On est dans une esthétique un peu bricolée, qui pour moi correspond à ce que j’appellerais une esthétique effondrée. Il fallait que l’objet que je produise reflète la fragilité dans laquelle nous placent les théories de l’effondrement.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

France / 2021 / 59’

Version originale : français.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Louise Deltrieux.
Image : Louise Deltrieux.
Montage : Louise Deltrieux.
Son : Louise Deltrieux.
Production : Louise Deltrieux (Louise Deltrieux).
Distribution : Louise Deltrieux.
Filmographie : Welcome Home, 2019. No Tree Will Fall, 2016. Summer Already, 2016. Wolfman, 2015. Grizzly, 2014. Eux, 2014.