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Sandlines, the Story of History

Sandlines ou les lignes tracées dans le sable. Ainsi furent décrites les accords de Sykes-Picot, qui jetèrent les bases d’un siècle d’ingérence extérieure au Moyen-Orient et d’une histoire de violence qui dure toujours. C’est cette histoire qu’aborde le célèbre artiste Francis Alÿs ici, mais de biais, en rusant non avec l’Histoire mais avec sa représentation. Dans les collines environnant Mossoul, un Sykes haut comme trois pommes négocie avec un Picot prépubère. La nation irakienne, à l’identité toujours fragile, n’est ici composée que d’enfants, et son peuple figuré par des troupeaux de chèvres et de brebis.
Sandlines, on le comprend vite, choisit l’expérience sémiologique, le jeu sur les valeurs diverses des signes. C’est que le récit historique n’est pas ici premier : plutôt son appropriation par un groupe d’enfants mobilisé pour se raconter, à sa manière, une histoire qu’ils ne connaissent qu’imparfaitement. Compte donc plus la multiplication des formes figuratives : enfants acteurs, marionnettes, symboles tracés dans le sable et piétinés ou non par les troupeaux du coin. Mais l’Histoire ne fait pas ici système : Alÿs laisse aux enfants la liberté d’apporter le dérèglement, d’insuffler dans le récit sa part de jeu, et n’hésite pas à se mettre en scène en train de faire répéter certains de ses acteurs. Car ce qui se joue, en miroir de la capacité d’enfants à s’approprier un exercice étrange devenu ludique, est rien moins que la capacité d’une collectivité à s’approprier son propre récit. (N.L.)

Pouvez-vous nous dire comment et d’où est né ce projet ?

 

Sandlines, The Story of History est ma sixième production en Irak, la première datant de février 2016, quand le tiers du pays était encore occupé par Daech. Ma démarche a été timide : je suis passé d’une approche documentaire au docu-fiction, pour arriver ensuite à la fiction historique que prétend être Sandlines. Le film naît autant du désir de raconter aux enfants leur propre histoire que de l’apprendre moi-même. Mais je voulais surtout voir comment, dans leur imaginaire d’enfants, ils s’approprieraient leur histoire, comment ils la parodieraient en se moquant du monde adulte.

 

Vous avez travaillé avec les enfants d’un village près de Mossoul : pourquoi avoir choisi cette région plutôt qu’une autre, ou plutôt qu’une mosaïque de régions irakiennes ?

 

C’est lors d’un tournage précédent que, au hasard d’un repérage, j’ai découvert Nerkzlia, ce tout petit village situé a une vingtaine de kilomètres de Mossoul. En entrant dans la vallée, j’ai tout de suite eu un bon contact avec Bachar – qui deviendra l’Ottoman dans le film -, et quand on fonctionne à l’intuition, la première impression est capitale. Ensuite, la configuration de l’endroit répondait à l’image que j’avais en tête pour le déroulement du film: une petite vallée encadrée par cinq collines (une par famille) et par laquelle transite toute l’activité du village: le plateau idéal pour intégrer naturellement toutes sortes d’accidents pendant le tournage.

Pourquoi un seul endroit ? Parce que ce genre de tournage repose entièrement sur – ou dépend entièrement de – la complicité qu’on arrive à construire avec les enfants, ce qui demande de passer ensemble le plus de temps possible. Pour prendre le temps de se connaître, d’établir un climat de totale confiance et pour que les gosses se sentent a l’aise au point de s’approprier des personnages. Et qu’ils oublient la caméra et se retrouvent à mener le jeu.

 

 

Pourriez-vous revenir sur le dialogue enregistré, entre une femme adulte et un enfant, qui ouvre le film ? Dans quelles conditions s’est-il déroulé ? Pourquoi avoir choisi d’ouvrir le film avec ?

 

C’est ce qu’on appelle « une phrase volée », je crois, un bref échange enregistré pendant qu’on préparait les caméras et qu’on testait les micros. En l’entendant, je me suis dit qu’elle illustrait parfaitement toute la relativité du concept de nation pour un enfant Irakien, dans notre village en tout cas. Et comme le film parle de ça, de cette invention coloniale que fut la création de l’Etat irakien, ça donne d’emblée le ton de l’histoire.

 

 

Vous incorporez un couple de jeunes filles,  que vous créditez au générique comme narratrices, et qu’on pourrait aussi considérer comme témoins. Pourquoi cette figure double ?

 

Ce sont les filles qui ont le dernier mot de l’histoire, mais elles sont aussi les « témoins » de la tragédie que fut l’histoire de l’Irak au XX siècle, et dont les acteurs furent essentiellement des hommes. Comme elles disent, vers la fin:

Ceci est une histoire de cupidité 

qui devint une histoire de discorde

et c’est une histoire de discorde

qui devint une histoire d’ignorance.

 

Une autre figure de témoin, mais aussi de victime, sont les troupeaux d’animaux : moutons, chèvres. Pourquoi avoir accordé aux animaux une place aussi centrale ?

 

 

Dans le film ils représentent la masse, le peuple, mais pas dans le sens allégorique habituel d’un animal de sacrifice ou d’instinct grégaire, mais plutôt comme l’image d’un être pur, plus pur que les hommes en tout cas.

Aussi, les moutons et chèvres sont les compagnons indissociables de nos petits acteurs, qui disparaissaient chaque matin avec leur troupeau dans les montagnes. Il était donc évident qu’ils devaient trouver leur place dans notre fiction.

 

Vous rendez petit à petit votre propre position de réalisateur perceptible dans la seconde partie du film. Pourquoi cette décision ?

 

Bonne question, on se l’est posée souvent pendant le montage avec Julien !  Je crois que nous voulions casser l’histoire, la ramener dans le présent, faire que nos acteurs redeviennent des enfants d’un village déterminé à un moment particulier de son histoire à lui. Nous voulions réveiller le spectateur, le faire sortir pour un instant de la fiction et le rappeler à la réalité immédiate de ces enfants, à la vie quotidienne de ce village qui fut une grande partie de la source d’inspiration – et d’improvisations – du film.

 

Pourriez-vous revenir sur le titre ?

 

Une ligne dans le sable est littéralement ce qu’ont tracé les Anglais et les Français en signant secrètement les accords Sykes-Picot en 1916, accords par lesquels ils se répartirent en zones d’influences respectives les immenses territoires occupés depuis des siècles par l’Empire Ottoman alors agonisant. Et comme il y a eu par la suite beaucoup d’autres lignes dans le sable, la dernière en date étant celle tracée par Daech, c’est devenu Sandlines, des lignes dans le sable. Et les enfants racontent la petite histoire de l’Histoire, the story of History.

 

 

Propos recueillis par Nathan Letoré.

 

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Fiche technique

Mexique, Irak / 2020 / Couleur / HD, Stereo / 61’

Version originale : arabe, anglais.
Sous-titres : anglais, français, arabe.
Scénario : Francis Alÿs.
Image : Julien Devaux, Ivan Boccara, Francis Alÿs.
Montage : Julien Devaux.
Design sonore : Felix Blume.
Avec : Mohamed, Ali et les enfants du village de Nerkzlia.
Production : Francis Alÿs, Ruya Foundation.
Distribution : Francis Alÿs.

 

ENTRETIEN AVEC LES RÉALISATEURS