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Ficción Privada

Ficción Privada : le réalisateur s’interroge sur qui furent ses parents, une indienne mariée à un argentin, qui tous deux fuirent les contraintes de leur pays respectifs. Privée, certes, mais fiction ? Peut-être s’agit-il pour Andrés di Tella d’annoncer dès l’ouverture que toute vérité finale est impossible, que toute recherche sera forcément partielle et partiale, incomplète, reposant autant sur ses propres souvenirs et sa propre vision de ses parents que sur la réalité telle qu’ils la vécurent. Que ce sera donc, in fine, au travail de l’imagination, sous ses formes différentes, de suppléer aux béances du passé.
Ces écueils, di Tella les affronte, en faisant acte de filiation et en se posant comme simple chaînon de transmission entre ses parents, disparus à plusieurs années d’écart, d’un côté, et sa fille, de l’autre, à qui il montre des vieilles photos dans la séquence d’ouverture. Le réalisateur multiplie les approches : les vieilles photos, mais aussi les images d’un film qu’il tourna sur son père suite à la mort de sa mère ; ou encore, ouvrage de fiction, la lecture de leurs lettres par deux jeunes comédiens, amoureux dans la vie et ayant l’âge qu’avaient ses parents au moment de leur rédaction. Les acteurs se lisent les textes, mais en débattent également, en risquent l’interprétation : que laisse deviner une correspondance à ceux qui n’en connurent pas les circonstances ? (N.L.)

Vous déclarez dans Ficción Privada que votre mère est morte il y a 20 ans. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de faire ce film aujourd’hui ?

 

Un jour l’Empereur a demandé à Tchouang-Tseu de dessiner un crabe. Tchouang-Tseu répondit qu’il lui faudrait cinq ans et une maison avec douze serviteurs pour y parvenir. Cinq ans plus tard, il n’y avait toujours pas de dessin. « Il me faut cinq ans de plus », dit Tchouang-Tseu. L’Empereur accepta. Après dix ans, l’Empereur commençait à s’impatienter et il exigea qu’on lui remette le dessin sur le champ. Tchouang-Tseu prit alors un pinceau et en un instant, en quelques traits rapides, il dessina un crabe, le plus beau crabe qu’on eût jamais vu. La question est : combien de temps a-t-il fallu à Tchouang-Tseu pour dessiner le crabe ? De la même façon, on pourrait dire que ce film est né à la mort de ma mère, il y a vingt ans. Mon père m’a confié une chemise contenant les lettres que ma mère et lui s’étaient échangées dans leur jeunesse, lorsqu’ils menaient une vie de nomades, de Madras au désert d’Israël, et de Londres à Buenos Aires. Mais la blessure était encore trop ouverte, ou l’encre pas encore tout à fait sèche. Je n’ai pas pu lire les lettres. L’envie de faire le film est venue plus tard, il y a presque trois ans, quand mon père est mort à son tour. Je me suis alors souvenu de la pochette avec cette correspondance que je n’avais pas pu lire. Mais l’histoire était déjà en train de s’écrire en moi.

 

Très clairement dans le prologue, puis d’une façon plus souterraine, vous présentez Ficción Privada comme un acte de transmission à votre fille. Pourquoi lui adresser le film ?

 

Ce n’est qu’à la mort de ses parents que l’on comprend que beaucoup de questions que l’on se pose resteront sans réponse. Mais en même temps, on est libre d’imaginer leur vie, de partager leurs dilemmes, d’une façon qui aurait été impossible de leur vivant. Les documents qui témoignent de l’existence de mes parents, alliés à ce que j’imagine de leur vie, tel est l’héritage que je souhaite transmettre à ma fille. Ce que je connais d’eux, et ce que j’ignore, marque le début d’un dialogue sur la vie. Cela fait écho à ce qu’elle ne saura jamais sur moi, ou moi sur elle. Au début, elle ne sait pas grand-chose sur l’histoire qui s’apprête à être racontée. D’une certaine façon, elle représente aussi le spectateur. Ou peut-être est-ce l’inverse : elle me lit l’histoire de mes parents.

 

Le prologue est construit autour d’un ensemble de photographies que l’on ne reverra plus dans la suite du film. Pouvez-vous éclairer ce choix ?

 

Le « prologue » avec les photographies dure environ dix minutes. C’est presque un film en soi. Je pense que les spectateurs apprécient cette bifurcation, ce brusque tournant et ce nouveau départ. Ils sont forcés d’ajouter eux-mêmes des éléments, de se faire leur propre interprétation de ce qu’ils sont en train de voir. Ces photographies d’inconnus trouvées dans la rue réapparaissent plus tard dans l’histoire, mais leur mystère met en exergue la plus familière des histoires : celle de nos propres parents. C’est assez troublant de se rendre compte qu’il y a des questions auxquelles on ne peut pas répondre au sujet des gens qui nous sont les plus proches.

 

Votre film contient des fragments de films plus anciens, de nouvelles images tournées pour ce projet, des photographies… Comment avez-vous conçu le montage ?

 

Ficción Privada est devenu le troisième volet d’une trilogie familiale imprévue, entamée avec La Télévision et moi (2002) et poursuivie avec Photographies (2007). Le premier volet parlait de la relation conflictuelle entre mon père, Torcuato, et son propre père, un immigré et homme d’affaires italien, dont il a n’a pas suivi l’exemple. Photographies parlait du combat de ma mère, Kamala, pour se libérer de sa famille hindoue traditionnelle dans le Madras des années 1950, de mes propres efforts pour comprendre ses origines, et faire face au racisme dont j’ai pu être victime. Toutes les images que j’ai tournées pour ces deux films (sans qu’elles apparaissent nécessairement dans leur version finale) sont devenues avec le temps des « images d’archive ». Ces mêmes images se voient dotées d’une nouvelle charge émotionnelle ahurissante. Le montage a été conçu comme une sorte de composition musicale, avec l’émotion comme leitmotiv. Les nouvelles images se sont mêlées aux anciennes, en faisant des sauts en arrière et en avant dans l’histoire de Kamala et Torcuato, à travers l’océan du temps. Une vie ne se résume jamais à une série de repères biographiques, il s’agit plutôt d’une énergie émotionnelle qui fluctue continuellement et dont il faut retrouver chaque jour le sens. Les choses ne se produisent pas une seule fois avant de disparaître ; elles ont des réverbérations qui perdurent. « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé » (dixit William Faulkner). D’une certaine façon, à travers le mécanisme du film, mon père et ma mère reprennent vie.

 

Vous avez demandé à deux acteurs de jouer le rôle de vos parents, de lire leurs lettres, mais aussi d’en débattre, de donner du rythme à leurs mots… Pourquoi avez-vous choisi de faire appel à de jeunes acteurs pour raconter l’histoire de vos parents ?

 

L’histoire de mes parents est sans aucun doute unique. Cette histoire d’amour interculturelle entre une femme noire venue d’Inde et un homme blanc venu d’Argentine était tout à fait inhabituelle dans les années 1950, lorsqu’ils se sont rencontrés. Le racisme et l’incompréhension étaient pour eux une lutte quotidienne. Mais en même temps, avec le recul, leur histoire est assez représentative du vingtième siècle et particulièrement pertinente d’un point de vue politique, car elle pose les fondations de notre mode de vie actuel. Confier leurs vies à un jeune couple d’aujourd’hui était une façon d’évoquer leur jeunesse : ils étaient jeunes quand ils ont écrit ces lettres, des années 1950 aux années 1970. C’était aussi une manière de mettre en avant cette pertinence contemporaine. Plutôt que de se contenter de lire les lettres, Denise Groesman et Julián Larquier les incarnent. Pendant le tournage, l’histoire de Kamala et Torcuato a d’une certaine façon contaminé les acteurs. Ils se sont approprié les mots de cette correspondance. Des sentiments nés il y a tant d’années sont soudain revenus à la vie.

Il ne faut pas oublier qu’il y a trois autres acteurs dans cette « pièce ». Ma fille et moi-même, bien sûr : nous sommes des « personnes réelles » mais aussi des « personnages » qui prononcent des répliques, tantôt spontanées, tantôt écrites à l’avance… Le film bénéficie aussi de la présence de mon ami, le grand écrivain et réalisateur Edgardo Cozarinsky, qui connaissait mes parents. Sa présence signale une dette personnelle et artistique, et témoigne du sujet sous-jacent de Ficción Privada : comment nous devenons ce que nous sommes.

 

Pouvez-vous commenter le titre ? Le mot « fiction » est particulièrement frappant.

 

On ne peut raconter l’histoire de ses propres parents qu’au moyen de l’imagination. Même si Ficción Privada repose sur des documents existants – des lettres que mes parents ont réellement écrites – il est impossible de ne pas tomber dans le piège de la fiction. Alors pourquoi ne pas y aller franchement ? Toute relation est dans tous les cas une « fiction privée », avec des pactes et des codes qui lui sont propres. Les lettres ne sont que des fragments de leur vie. Ce que vous voyez dans le film n’est que la partie émergée de l’iceberg. Comment chaque spectateur va-t-il imaginer le reste : cet énorme bloc de glace qui repose, invisible, sous la surface ? En mobilisant sa propre imagination, ses propres associations, sa propre réponse émotionnelle. Comme toujours, l’autobiographie est un vecteur qui permet à chaque spectateur de voir sa propre vie sous un jour nouveau. En fin de compte, Ficción Privada est l’histoire de vos parents.

 

Propos recueillis par Nathan Letoré

 

 

 

 

 

 

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Fiche technique

Argentine / 2019 / Couleur / Mixed Media / 78’

Version originale : espagnol, anglais.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Andrés Di Tella.
Image : Juan Renau.
Montage : Valeria Racioppi.
Musique : Sami Buccella.
Son : Guido Berenblum.
Avec : Edgardo Cozarinsky, Denise Groesman, Julian Larquier Tellarini.
Production : Gema Films (Gema Juarez Allen & Alejandra Grinschpun).
Distribution : Ramonda Ink (Pascale Ramonda).

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR