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L’île aux oiseaux

L’Île aux oiseaux ? Un petit centre vétérinaire spécialisé en ornithologie. Antonin y est affecté par les services sociaux pour effectuer sa réinsertion après une maladie qui l’a isolé et laissé sans compétence ni motivation. Il y prendra la relève de Paul, qui part bientôt pour la retraite après des années d’élevage de souris destinées à nourrir les oiseaux prédateurs du centre. Sandrine et Émilie, elles, sont vétérinaires et s’occupent des oiseaux, notamment d’une chouette traumatisée qui doit réapprendre à vivre.
Tout comme dans un western, Antonin est le nouvel arrivant qui sert de guide au spectateur, celui par qui notre regard découvre cet archipel un peu particulier. Le binôme de réalisateurs filme patiemment le travail et son assimilation, la transmission d’un rôle modeste et son acceptation. Les caméras se font parfois thermiques ou infrarouges pour capturer ce qui du monde animal échappe à l’oeil humain, fournissant, au passage, une représentation de la mort des plus saisissantes. Car la mort, celle qu’Antonin doit apprendre à infliger aux souris qu’il élève comme celle des oiseaux retrouvés avec du plastique dans l’estomac, est intégrée au rythme quotidien : son acceptation fait partie des étapes du retour au bonheur. Sous le couvert de la simplicité des cadrages et de la fluidité des rythmes, une multiplication d’ouvertures se fait ici sur le monde, sur la transmission et la guérison, sur la destruction et la régénération. Une île-école, en somme. (N.L.)

Comment est né ce projet ? Est-ce parti du lieu ? Du personnage d’Antonin ?

Maya Kosa : C’est grâce à un petit oiseau blessé, trouvé dans notre jardin, que nous avons découvert le lieu en 2013. Ne sachant que faire de lui, nous avons cherché un lieu où il pouvait être soigné. C’est ainsi que nous sommes tombés un peu par hasard sur le Centre ornithologique de Genthod. Le chaos du lieu, à l’opposé d’une ambiance de clinique vétérinaire aseptisée à laquelle on peut s’attendre dans un contexte suisse, nous a surpris tous les deux. Sergio a su à l’instant même qu’il voulait tourner un film dans ce décor d’une violence sonore inouïe. Les oiseaux sauvages étaient enfermés dans des volières, frôlées toutes les trois minutes par de grands oiseaux mécaniques, qui atterrissaient à quelques centaines de mètres à peine, à l’aéroport de Genève. Le bruit provoqué par les avions représente toujours un problème sur les tournages, alors que pour ce film, ce son est devenu un élément narratif important. Même si la première expérience du lieu fut forte pour tous les deux, mon intérêt pour le projet s’est véritablement manifesté avec la rencontre d’Antonin, qui était alors étudiant en cinéma à la HEAD (Haute Ecole d’Art de Design – Genève), école où nous avions également étudié quelques années plus tôt.

 

Pourriez-vous revenir sur ce personnage d’Antonin ? Quelle part a-t-il prise à l’écriture de son rôle, de sa trajectoire ?

MK: Mise à part la scène de l’aéroport, l’action  se déroule entièrement dans ce centre de soins pour les oiseaux sauvages. Le contexte est réel et les personnages sont les vrais employés du lieu, à l’exception du protagoniste principal, Antonin. Il joue le rôle d’un jeune homme en réinsertion sociale, formé par un certain Paul à l’animalerie, où on élève des rats pour nourrir les rapaces. Bien qu’il s’agisse d’un personnage de fiction qui agit comme un révélateur du lieu, en parallèle nous avons travaillé le portrait d’Antonin Ivanidzé, l’acteur. Il y avait dans sa biographie des éléments qui faisaient écho aux thèmes du film. Par exemple, son état physique affaibli à la suite d’une longue maladie, renvoyait à la souffrance des oiseaux hospitalisés. Nous avions également le sentiment que sa personnalité allait correspondre à l’âme du lieu. En privé, on s’aperçoit assez vite de la présence particulière d’Antonin. C’est quelqu’un qui ne peut pas cacher ce qui le traverse. Tout se lit sur son visage et dans l’expression de son corps. C’est beau et assez rare. Nous voulions un film vu par ses yeux. Pour travailler avec sa subjectivité, dès l’écriture, nous avions l’idée d’une voix-off à la première personne, mais sa forme définitive s’est imposée à la toute fin du montage. Pendant le tournage, nous avons demandé à Antonin de tenir un journal de bord sur sa formation auprès de Paul et plus largement, sur son expérience du centre. Au montage, nous avons constaté que le contenu de ce journal était trop éloigné de l’histoire qui se racontait dans les images. Nous avons précisé alors le travail d’écriture, en proposant à Antonin des exercices sur des sujets ciblés et en lien avec le récit. De cette étape, nous avons gardé certains passages poétiques qui s’intègrent à la voix-off finale, que nous avons co-écrite avec l’assistante de réalisation, Camille Vanoy.

 

 

Comment ont été inclus les autres personnages dans le tournage ? Comment avez-vous organisé le tournage en fonction de leur travail ?

 

Sergio Da Costa : Le tournage s’est divisé en deux parties. Sur sept semaines, les trois premières étaient dédiées aux soins des oiseaux.  En dehors de la vétérinaire et du directeur, il y a des bénévoles, mais aussi des personnes, comme Paul, dont l’activité s’inscrit dans un programme de réintégration socio-professionnelle et de soutien à des jeunes en décrochage scolaire. C’est le cas de Sandrine, l’assistante de la vétérinaire. Le soin avec lequel ces deux femmes manipulaient les oiseaux pendant les opérations nous a naturellement conduits à resserrer le tournage sur leur travail, a  éliminer d’autres activités du centre. Dans la salle d’opérations, l’ambiance calme, renforcée par le silence qu’exige la concentration, avait quelque chose de sacré. Cette première partie du tournage, davantage documentaire que la seconde, a été aussi une manière pour l’équipe de s’intégrer dans le lieu et indirectement, une façon de montrer à Paul que le film ne se concentrait pas uniquement sur lui. Paul, décédé avant la fin du montage, était assez farouche et solitaire. Il était d’accord qu’on filme son travail mais refusait de partager son vécu et nous avons respecté la distance qu’il nous a imposée. Lors de la seconde partie du tournage, nous avons mis en scène la formation d’Antonin à l’animalerie, dont Paul était le responsable. Paul travaillait à 50%, seulement les matins. Ses après-midis étaient consacrés au film. Les matins, nous tournions les scènes où Antonin était seul et les scènes qui réunissaient la vétérinaire et Antonin.

 

 

Vous utilisez, parfois de manière très frappante, des images thermiques ou infra-rouges. Pourquoi ce choix ?

 

SDC: A l’origine, l’utilisation de la caméra thermique, très utilisée sur les chantiers pour identifier des problèmes d’humidité par exemple, était destinée à la réalisation d’une série de portraits, incluant les protagonistes, les oiseaux et les rats. Nous voulions que le film commence avec cette série pour signifier d’emblée qu’il s’agit de sujets d’étude équivalents. C’était important pour nous de mettre sur un pied d’égalité toutes les espèces, car cela correspond à notre vision du monde. Au tournage, nous avons abandonné l’idée des portraits et nous l’avons remplacée par la représentation de la mort d’un rat. Avec la caméra thermique, nous avons filmé en gros plan un rat qui venait d’être tué par Paul, ce qui nous a permis de capter le refroidissement de son corps, passant de couleurs chaudes à des couleurs froides pour se confondre avec le fond et finalement disparaître. C’était pour nous une manière de rendre hommage au sacrifice des rats.

 

 

Malgré le thème de la guérison, la mort est aussi très présente dans le film, et fait l’objet de gros plans appuyés. Ce thème s’est-il imposé au fur et à mesure du tournage ? À l’écriture ?


SDC:
Le rapport vie-mort est quotidien dans ce centre. Il est inhérent à son fonctionnement, en commençant par la mise à mort des rats. Mais il y aussi les oiseaux qui meurent, malgré tous les efforts entrepris pour les sauver. Nous étions conscients de tout cela à l’écriture, grâce aux  repérage, mais cette conscience s’est aiguisée au tournage, car nous étions confrontés tous les jours à la fragilité de la vie. A cette époque, à mesure que notre intérêt pour les oiseaux grandissait, nous apprenions que les espèces les plus communes disparaissent massivement et la perspective d’un environnement exempt du chant des oiseaux s’est présentée à nous pour la première fois comme quelque chose de bien réel. Aujourd’hui, la question du dérèglement climatique prend une place prépondérante dans notre quotidien, dans nos discussions. En 2013, au moment où nous découvrions le lieu, nous ne mesurions pas l’ampleur des dégâts. En regardant ces oiseaux atteints dans leur chair, nous avons eu la sensation de filmer un monde qui disparaît. La mélancolie qui nous a alors envahis a certainement contaminé le film.

 

 

Une séquence marquante sort du cadre du centre de Genthod : celle de l’aéroport. Pourriez-vous revenir dessus ? Pourquoi ce choix de décor ?

 

MK: Le centre ornithologique de Genthod a été crée il y a 40 ans par son directeur, Patrick Jacot, qui a toujours jonglé entre cette activité bénévole et son travail d’effaroucheur d’oiseaux à l’aéroport de Genève. Grâce à lui, nous avons été autorisés à tourner sur le territoire de l’aéroport et lui-même joue un petit rôle. Cette scène fait rupture. Elle arrive au moment où le bruit des avions est à son apogée et se présente comme une véritable menace, seulement entendue. Avec la scène de l’aéroport, la menace devient visible. C’est une scène qui représente un monde hostile et froid, dominé par l’activité humaine, et où la nature est chassée à coups de feu et par des sons stridents envoyés par les machines de l’effaroucheur.

 

Propos recueillis par Nathan Letoré.

 

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Fiche technique

Suisse / 2019 / Couleur / HD, Dolby Digital / 60’

Version originale : français.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Sergio da Costa, Maya Kosa.
Image : Sergio da Costa.
Montage : Sergio da Costa, Maya Kosa, Gabriel Gonzalez.
Son : Xavier Lavorel.
Avec : Antonin Ivanidze, Paul Sauteur, Emilie Bréthaut.
Production : Close Up Films (Joëlle Bertossa & Flavia Zanon).
Distribution : Close Up Films (Flavia Zanon).

ENTRETIEN AVEC LES RÉALISATEURS