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Aubrun, l’absolue peinture

En visite chez des amis, Frédéric Pajak est saisi par un tableau accroché à leur mur. Le nom du peintre ? François Aubrun, qui s’est installé à quelques pas de là où Cézanne a peint la montagne Sainte-Victoire et a consacré sa vie à saisir le tremblement de la lumière. Des années plus tard, Pajak se voit demander d’éditer un livre sur ce peintre, désormais décédé. Aubrun, l’absolue peinture est le contrepoint cinématographique de ce travail d’édition : la tentative complémentaire de cerner une œuvre picturale par des moyens autres que ceux qui lui sont propres.
À défaut de pouvoir filmer un peintre au travail, Pajak filme donc son monde : les membres de sa famille témoignent de son rapport à son travail, ne fournissant que les détails biographiques les plus sommaires, car l’essentiel est dans le quotidien. Des images d’archives montrent Aubrun lui-même évoquant son rapport à la peinture, à la topographie qu’il s’est donnée comme décor, à son rapport au monde de l’art. Des plans montrent aussi la lente élaboration d’une exposition : la sélection des œuvres, la tentative de les agencer, ou encore le soin accordé au travail de l’édition.
Mais c’est surtout un lieu que filme Pajak, et avec ce lieu, sa lumière, objet de toutes les recherches de François Aubrun. Pajak s’attarde sur des salles vides dans lesquelles se déverse le soleil, sur des paysages dont l’oeil hésite à estimer la profondeur. Filmer la peinture d’Aubrun est impossible et Pajak le sait : c’est la tentative de filmer le même objet qu’elle qui constitue le vrai projet du film. (N.L.)

Vous dites au début du film avoir découvert l’œuvre d’Aubrun il y a longtemps, puis l’avoir suivie pendant des années sans rencontrer le peintre. Comment est né ce projet qui lui est consacré, des années après sa mort ?

Il y a quarante ans, j’ai découvert chez un ami un petit tableau de François Aubrun. Plus tard, le hasard a voulu qu’on me propose d’éditer et de réaliser un livre sur ce peintre. J’ai tout de suite pensé que le livre susciterait un film documentaire. J’ai donc engagé des chefs opérateurs pendant plusieurs années, afin de capter à la fois l’atelier, les toiles, la maison et le paysage devant la Sainte-Victoire. J’étais aussi intéressé à faire découvrir un peintre pratiquement inconnu, et qui n’a rien fait pour se faire connaître. Pendant près d’un demi-siècle, Aubrun a peint tous les jours, dimanches compris, sans jamais faillir à sa tâche, pour ne pas dire son destin. Il n’est pas impossible qu’un jour son nom figure en bonne place dans l’histoire de l’art. C’est maintenant une question de chance, ou de hasard. J’ajouterais qu’avec un peintre méconnu, le spectateur aborde la peinture sans trop de préjugés.

Aubrun, l’absolue peinture est aussi, en filigrane, un documentaire sur un livre en train de se faire, qui porte le même titre, et sur une exposition en train de se monter. Comment se sont articulées ces différentes activités ?

Le livre montre en reproductions le parcours pictural d’Aubrun, depuis ses dessins d’enfant jusqu’à ses dernières toiles noires. Le film, lui, montre en simultané et la vie et la peinture, la peinture dans ses formats, sa matière, mais aussi dans l’espace d’une exposition. Livre, film et exposition forment trois langages complémentaires que le film évoque largement.

 

Votre film articule des plans tournés par vous des toiles d’Aubrun, de son cadre de vie, de sa famille, et des images d’archives du peintre vivant. Pourquoi ce choix, et comment avez-vous pensé le montage ?

Lorsque j’ai entrepris ce film, Aubrun était déjà mort. C’est donc un film sur l’absence du peintre, ou plutôt sur sa présence invisible. Je ne pouvais pas le filmer en train de peindre, par exemple. J’ai donc travaillé avec les archives de la famille, et complété avec des entretiens et des images diverses — toiles, paysages, vues d’atelier, etc. J’ai scrupuleusement dérushé toutes les images, ce qui m’a permis, à partir des images, d’écrire un scénario détaillé, comme un prémontage. Néanmoins, nous avons dû monter deux fois le film entièrement, car je n’étais pas satisfait du premier montage, qui ne respectait pas assez les directives du scénario.

 

C’est aussi le portrait d’un lieu, la demeure d’Aubrun au sein de la campagne environnant la montagne Sainte-Victoire. Comment avez-vous abordé le travail avec la caméra, pour établir ce rapport entre peinture et image filmée ?

Lorsque j’ai connu la peinture d’Aubrun, elle passait pour une peinture abstraite, ce qui était erroné. J’ai découvert, à force de voir et de comprendre cette peinture, qu’elle était une peinture strictement naturaliste, naturalisme que j’ai voulu démontrer dans le film. Aubrun ne peignait pas les arbres ou la montagne : il peignait l’instant où la brume se dissout dans le ciel. Mais pour peindre cette chose furtive, quasiment invisible, il avait besoin de s’imprégner de la lumière, du froid ou de la chaleur, de l’environnement. C’est cela que j’ai voulu évoquer, en laissant le spectateur faire lui-même le lien avec la peinture.

On vous connaît notamment pour une série de livres, les Manifestes Incertains, où le rapport entre l’image et le texte est un élément fondamental de l’expérience de lecture. Comment avez-vous conçu le rapport entre image et voix pour cette première expérience cinématographique ?

En fait, il s’agit de mon second film, et je suis en train d’en réaliser un troisième. Je crois que mes Manifestes sont d’abord une expérience littéraire et graphique. Le film, lui, en appelle à un autre espace, ainsi qu’au son et au mouvement bien sûr, et pourtant ce film n’est pas si éloigné de mes livres. Autant j’ai mis des années avant de trouver la forme entre texte et dessin, autant il me faut davantage d’expérience cinématographique pour trouver une forme équivalente, à savoir faire cohabiter deux langages hostiles, l’image et le son. Pour l’instant, cette expérience reste embryonnaire. Je vais, dans mon troisième film, creuser cette relation. Néanmoins, je voudrais dire un mot sur le but de ce film. Avant d’être dessinateur et écrivain, j’étais peintre. J’ai donc vu la peinture d’Aubrun avec les yeux d’un peintre, et c’est précisément ce regard que j’ai cherché à établir. J’ai aussi voulu faire un film qui s’adresse aux néophytes, mais qui aborde les mystères de l’art pictural : qu’est-ce que la lumière, qu’est-ce que la matière, qu’est-ce que la couleur ? Quitte à faire un film parfois didactique. Je ne veux pas perdre le spectateur, ni lui imposer un discours restrictif. J’ai envie qu’il entre dans cette peinture exigeante en se laissant glisser comme dans un bain chaud. Beaucoup de spectateurs m’ont remercié de leur avoir fait comprendre quelque chose d’essentiel de l’art de peindre. Ils ont aussi découvert un homme, d’une sincérité et d’un engagement absolus. En faisant ce film, sans avoir connu Aubrun, je l’ai beaucoup fréquenté.

 

Propos recueillis par Nathan Letoré

 

 

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Fiche technique

France / 2019 / Couleur & Noir et blanc / Stéréo / 57’

Version originale : français.
Image : Diane Veyrat, Laurent Fénart.
Montage : Janine Waeber.
Musique : Sara Oswald, Virgil Van Ginneken.
Son : Diane Veyrat.
Production : Zadig Productions (Dominique Gibrail), Caravel Production (Caroline Velan).
Distribution : Caravel Production (Caroline Velan).

 

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR