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Ce n’était pas la bonne montagne, Mohammad

It wasn’t the right mountain, Mohammad : on ne saura jamais qui est Mohammad, ni quelle montagne était la bonne. On saura seulement ce qui se déroule sur cette mauvaise montagne : la croisée des chemins entre Mili, qui tente de vivre de manière intègre en prenant soin de son troupeau de béliers implacablement menacé par un monde âpre et indifférent, et Abraham, qui se verra ordonner par Dieu de remplacer au dernier moment le sacrifice de son fils par celui d’un bélier.
Premier volet d’un projet plus ample, It wasn’t the right mountain, Mohammad en pose les bases : aborder l’intime en partant de la Bible, irriguer le rapport à soi et au monde en repassant par le récit de la création. Mili Pecherer recourt pour ce faire aux images de synthèse, recréation d’un monde visiblement artificiel où la caméra, libérée des contraintes physiques, peut se faire pure motricité et mobilité. Là où l’oeil arpente un espace aux paramètres plastiques constamment reconfigurés, la voix invoque : Mili écrit à Mohammad, lui conte ses espoirs et ses échecs, ses frayeurs et ses douleurs, et ouvre ainsi la perspective que même la plus virevoltante des caméras ne peut que suggérer : celle d’une âme qui se construit en se dévoilant. (N.L.)

Comme dans votre précédent film, How glorious it is to be a human being (FID 2019), vous vous mettez en scène comme protagoniste principal. Sauf qu’ici, vous devenez un personnage d’animation. Pourquoi cette technique, et pourquoi l’associer à un récit biblique ?

Être le personnage principal est une chose que je suis strictement, en tout cas pour l’instant. Je n’en sais pas assez sur le monde pour dire une « vérité », donc c’est une recherche et cela semble avoir du sens de mener la recherche sur moi-même.

Ce film a été réalisé lors de ma participation au programme du Fresnoy. Dans la deuxième année du programme, nous sommes fortement encouragés à travailler avec des nouvelles technologies.

Je savais déjà depuis le départ que mon film pourrait avoir Dieu comme personnage, alors j’ai demandé au conseiller du Fresnoy quelle serait la meilleure nouvelle technologie pour créer un film avec Dieu qui puisse aussi préserver mon style cinématographique – d’une femme qui erre au hasard dans le monde avec une caméra. La réponse a été la 3D. Et plus tard, ce fut plus précis – un jeu vidéo. Avec l’aide du Fresnoy, de Max Simbula et d’Alexis Hallaert, j’ai créé un jeu vidéo personnalisé pour raconter cette histoire. Le tournage du film consistait à jouer les personnages tout en enregistrant l’écran. Ce jeu est né de la nécessité de traduire les aspects documentaires et l’aléatoire en une autre forme qui consiste à utiliser les nouvelles technologies.

C’était excitant mais aussi tragique, parce que je ne pouvais pas mener mon expérience comme j’en avais l’habitude. Je veux dire que je ne pouvais pas déclarer que je faisais un film et aller vers le monde et le laisser faire ce qu’il voulait avec mon film. Cette fois-ci, je devais être moi-même mais aussi en même temps le monde lui-même, car il n’existait pas encore et je devais le créer à partir de zéro.

Je suppose que c’est logique de se tourner vers la Bible quand on est confronté à un tel défi. La Bible a quand même quelques recettes pour créer un monde.

 

Dans votre version du récit biblique, le sacrifice d’Isaac devient l’épisode final d’une autre histoire, celle de Mili errant avec son troupeau dans le désert. Quelle était l’intention de ce détour ?

Oui, au commencement j’ai pensé que si ce défi m’obligeait à réexaminer tout ce que je savais sur mon savoir-faire cinématographique, pourquoi ne pas aussi éliminer mon personnage et commencer vraiment à partir de zéro.

Mon intention était de raconter l’histoire du sacrifice d’Isaac à travers les yeux du bélier qui a été sacrifié à la place du garçon. Mais plus j’étudiais cette histoire incroyable, plus je me rendais compte que je n’avais pas le courage d’adopter cette position. Donc la seule façon de le faire, qui avait un sens pour moi, était de me scanner et de devenir un avatar. J’ai essayé d’imaginer ce qui me serait arrivé si j’avais été là, sur le mont Moriah, pendant les jours mêmes du sacrifice.

C’était aussi logique d’être bergère, parce que c’est un rêve que j’ai dans la vie réelle, mais c’était aussi le métier de mes ancêtres. Je veux dire, celui de mes ancêtres bibliques.

Cela me fait penser que dans How glorious it is to be a human being, mon intention était de faire le film du point de vue de l’âne Bambu. Mais ce plan n’a pas non plus fonctionné quand il s’est heurté à la réalité.

 

Le récit se fait en partie sous forme épistolaire, par des messages adressés à Mohammad. Pourquoi ce mode de récit, et qui est ce Mohammad ?

Même si je passais des jours et des jours dans une grande obscurité, tant mentale que physique (dans une salle informatique), il y avait encore de la place pour que l’univers intervienne dans mon histoire et ma création.

Or, pendant que je construisais ma propre version de Canaan dans le nord de la France, mes parents sont allés faire leur jogging matinal sur la plage en Israël.

Ils ramassent toujours les plastiques qu’ils trouvent et les mettent à la poubelle. Mais dans l’une des bouteilles en plastique se trouvait une lettre.

C’était une lettre en arabe d’un homme nommé Mohammad.

Et il a simplement remercié Dieu dans cette lettre.

J’ai été frappée par cet acte. C’était complètement absurde. Mais j’ai déjà appris par les savants, notamment par Kierkegaard, que l’ »absurde » est la base d’un acte de foi. Dans  » Crainte et tremblement « , Abraham est le chevalier de la foi parce qu’il croit en la vertu de l’absurde. Il suit l’ordre terrible de Dieu tout en sachant que d’une manière ou d’une autre le garçon peut être sauvé.

Au début, j’ai gardé cet événement dans mon cœur et je ne l’ai utilisé que d’une manière esthétique, en plaçant de nombreuses bouteilles avec des lettres dans ma mer synthétique.

Mais au final, quand le jeu était prêt, je n’avais aucune idée de comment le rassembler pour en faire un film.

Et puis Mohammad est revenu, et j’ai décidé de lui écrire une lettre, à travers le film, car il m’a donné l’inspiration de suivre cet acte absurde de créer quelque chose que je n’avais jamais éprouvé auparavant dans ma vie, et de croire que d’une manière ou d’une autre cela aura un sens.

 

Pourquoi avoir remplacé le bélier du récit biblique par un troupeau d’antilopes, que votre personnage appelle pourtant « béliers » ?

C’était tout simplement un malheur.

Au commencement, j’ai acheté un modèle 3D d’un magnifique bélier. Il avait des cornes dorées et une fourrure royale blanche et tatillonne. Quand Alexis le programmeur et moi avons importé le bélier dans Unity, le logiciel que nous avons utilisé, il a perdu toute sa fourrure. Il n’était pas adapté à notre plateforme.

J’ai donc cherché désespérément sur le web un successeur. J’ai trouvé une entreprise qui fabrique de très beaux animaux pour les jeux vidéo et je leur ai demandé si par hasard ils avaient un bélier. Ils m’ont répondu qu’ils étaient sur le point de sortir un tel modèle ! Ils m’ont dit qu’il serait prêt dans une semaine ! Après des mois, je ne pouvais plus continuer à attendre.

Donc, le plus proche que j’ai trouvé était une antilope pas très glorieuse, et je me suis dit que ce devait être ce que le film voulait, alors j’ai arrêté de me débattre. Mais l’histoire est celle d’un bélier, alors que pouvais-je faire?

 

Vous avez cette année un projet en cours de développement au FIDLab : Pouvez-vous nous en parler et nous dire comment Ce n’était pas la bonne montagne, Mohammad s’inscrit dans ce projet plus large ?

C’est très facile :

Je travaille sur une série de films en images de synthèse, créés à partir d’une plateforme de jeu vidéo, sur les aventures de Mili Pecherer à l’intérieur des mythes bibliques.

 

Propos recueillis par Nathan Letoré

 

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Fiche technique

France / 2019 / Couleur / Images de synthèse, Dolby Digital / 29’

Version originale : hébreu.
Sous-titres : français, anglais.
Scénario : Mili Pecherer.
Image : Mili Pecherer.
Montage : Mili Pecherer, Jean Hubert.
Musique : Eliav Varda.
Son : Arno Ledoux, Médéric Corroyer.
Avec : Mili Pecherer, Abraham, Isaac, Dieu, Les Antilopes dans le rôle du Bélier.
Production : Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains (Bertrand Scalabre).
Distribution : Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains (Natalia Trebik).

 

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE